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dimanche 13 août 2023

9. 42. Fiertre de sainct Romain de Rouen & de son ancien Privilege. // Fin du Neufiesme Livre des Recherches.

Fiertre de sainct Romain de Rouen & de son ancien Privilege.

CHAPITRE XLII.

La rencontre qu' il y a entre la Religion & les lettres, ayans l' une & l' autre pour leurs instrumens, la langue, & la plume pour les enseigner, fait qu' apres avoir discouru sur le fait des Universitez par ce livre, je vueille maintenant voüer ce dernier Chapitre à la fiertre sainct Romain de Rouen, & à son Privilege. Histoire vrayement admirable & unique en son espece, & qui pour cette cause merite d' estre recognuë de tous, mesmement en cette France.

Mandez moy je vous prie (disois-je escrivant au sieur de Tibermeuil President au Parlement de Rouen) dont procede le Privilege de vostre fiertre sainct Romain: & quelle en a esté l' ancienneté & continuation, ne me pouvant bonnement resoudre comme il se peut faire qu' un si homme de bien que luy produise un effect contraire à sa saincteté, je veux dire que sa saincteté soit comme une franchise des meurtres les plus detestables. S' il vous plaist me mander comme cela est arrivé en vostre ville, & l' ordre que vous y tenez, j' en feray un embleme en quelque endroict de mes Recherches. Mon mal-heur voulut que ce mien amy prevenu de mort ne me fit response. Mais maintenant j' en suis esclaircy. Qui fait que je vous en veux faire part.

Pendant les troubles derniers nous eusmes le Seigneur de Hallot de la maison de Montmorency, brave Cavalier le possible, & singulierement du tout voué au service du Roy, qui conserva plusieurs villes de la Normandie soubs son obeïssance. Et pour cette cause obtint de luy la qualité de Lieutenant general en ce pays, non par forme de gratification & faveur, ains pour son merite. Nous eusmes aussi lors le seigneur d' Alegre extraict d' une tres-noble & ancienne famille, qui possedoit plusieurs grands biens & seigneuries en la Normandie, & ne s' estoit distrait de l' obeissance du Roy. La fortune de guerre voulut que Hallot ayant esté grandement blecé au siege de Rouen, se retire en la ville de Vernon pour y estre pensé de ses playes, en laquelle il commandoit. D' Alegre accompagné de treize chevaux entre en la ville, & le lendemain matin faisant contenance de le vouloir visiter demande s' il luy permettoit de monter à sa Chambre. Hallot tres-malaisé de sa personne, ne le veut permettre, ains soustenu de ses potences, avecques une courtoisie admirable, descend au moins mal qu' il peut de sa Chambre, & comme il le pensoit accueillir il est salüé par d' Alegre & les siens de plusieurs coups de poignards & d' espée, dont il rendit l' ame sur le champ à Dieu. De vous dire que ce coup fut fait pour inimitié particuliere qui estoit conceuë entre eux, si ainsi eust esté, Hallot sage seigneur & accort n' eust fait si bon marché de sa personne. D' estimer aussi que ce fut en intention de s' emparer de la place, l' evenement monstra le contraire. Ceux qui pensent mieux approfondir ce fait, disent que c' estoit une jalouzie que l' autre couvroit dedans sa poitrine. Et moy je l' impute au mal heur que l' un & l' autre ne pouvoient eviter; l' un par sa mort inopinee, l' autre par sa miserable ruine, dedans laquelle il a esté depuis plongé menant une vie beaucoup plus penible que dix mille morts. Dés l' instant mesme du meurtre, d' Alegre sort de la ville & se retire en l' une de ses maisons. Mais quelques jours apres voyant que ce ne luy estoit lieu d' asseurance, il se retire vers la Ligue, où il trouva quelque respit de sa peur. Toutesfois combatu d' un remords de sa conscience, qui jour & nuit luy faisoit son procez, il s' advise d' employer à son affaire le Privilege de la fiertre de sainct Romain, mais encores avecques un conseil plain de crainte. Car il se donna bien garde d' entrer en la prison, ains fit joüer ce rollet à un jeune Gentil-homme nommé Pehu seigneur de la Mote, qui luy avoit esté Page. Cettuy leve & porte la fiertre le jour de l' Ascension 1593 par le choix que le Chapitre fait de luy entre tous les prisonniers pour l' enormitié du delit. Et par mesme moyen luy d' Alegre, & tous les complices sont par Arrest du Parlement absous de cest execrable assassinat. Deslors la Dame de Hallot & sa fille ont recours au Roy, qui par Arrest donné en son Conseil declare l' assassinat commis en la personne du sieur de Hallot, estre crime de leze Majesté, & ne pouvoir estre compris sous le Privilege de la fiertre. Arrest suivy d' un autre rendu au Parlement de Rouen seant à Caen, portant pareille declaration le dixneufiesme Janvier 1594. & le sieur d' Alegre condamné en si grandes reparations, que tous ses biens n' estoient suffisans d' y fournir, si vous en croyez la commune renommée.

Nos troubles estans depuis rappaisez, advient que les deux Dames, mere & fille, ayans eu advis que Pehu estoit en la ville de Paris (ores qu' il se pensast targer de quelques grands seigneurs) donnent si bon ordre à leur fait qu' ils le firent coffrer és prisons du grand Chastelet. La cognoissance de leur different est renvoyée par le Roy à son grand Conseil. Adoncques Pehu obtient lettres d' abolition. Et combien que devant le Chapitre de Rouen, il se fust rendu infiniment coulpable, pour se rendre plus capable du Privilege de la fiertre, toutesfois par ses nouvelles lettres, il change de note, articule faits nouveaux, & couche de minima. Ces lettres par luy presentées au Conseil, pour n' obmettre rien en sa cause qui peust servir à la conservation de sa vie, les seigneurs qui luy servoient de parreins moyennerent, que Monsieur le Cardinal de Joyeuse Archevesque de Rouen, & les Doyen, Chanoines, & Chapitre presenterent leur Requeste, affin d' estre receus parties, pour la defense de leur Privilege. Grande cause certes, qui fut diversement bien soustenuë par quatre braves Advocats. Un Cerisay pour Pehu, Monstrueil pour le Chapitre, Boutillier pour les deux Dames, & Monsieur Foulé Advocat du Roy, pour Monsieur le Procureur general. Et Dieu sçait si ce fut à beau jeu, beau retour. Cerizay pallia son faict avec plusieurs belles dexteritez d' esprit & d' exemples. Monstrueil monstra que S. Romain Archevesque de Rouen sous le regne de Clotaire second; suivy d' un prisonnier condamné à mort, ayant avecques son estole dompté un Dragon, (qui depuis fut appellé Gargoüille) sainct Ouin son successeur en commemoration de ce grand ouvrage obtint du Roy Dagobert fils de Clotaire, que les Doyen, Chanoines, & Chapitre de l' Eglise de Rouen, pourroient tous les ans elargir des prisons de la ville le plus sceleré & meschant qu' il s' y trouveroit, & apres avoir discouru tout au long l' une & l' autre ancienneté, s' armant d' une grande hardiesse: Nostre Privilege (dit-il) a pour son fondement la saincteté, pour son establissement l' Antiquité, pour son entretenement la possession tesmoignée par les arrests du Parlement de Rouen, & outre ce n' est sans exemple & sans raison. Et en un autre endroit ensuivant parlant du fait dont il s' agissoit. Je demeure d' accord que c' est un meschant acte, un assassinat, un guet à pens qu' on ne sçavroit assez blasmer. Mais aussi nostre Privilege n' est pour les fautes legeres, pour les cas remissibles, pour les delits communs; c' est un remede extraordinaire, une grace du Ciel, dont la grandeur n' esclate, sinon par l' opposition de l' enormité des crimes qui sont esteints & abolis par icelle. En somme vous apprenez par son plaidoyé, que plus le delit est damnable & irremissible, plus il trouve de recommandation & merite dedans le Privilege. Apres Monstrueil parla, Boutillier pour les deux Dames, faisant paroistre qu' il n' estoit apprenty, ains grand Maistre en sa profession d' Advocat, & avec une singuliere doctrine s' estendit en discours, pour monstrer, non que le miracle du Dragon Gargoüille, attribué à sainct Romain, n' eust peu estre fait, ny le Privilege octroyé par le Roy Dagobert: mais bien que du tout ils n' avoient esté faits, ny octroyez. En fin Monsieur l' Advocat Foulé se joignant avec luy, il seroit impossible de dire, combien en peu de paroles il dit beaucoup de belles choses. Les Advocats s' estans tous acquitez des leurs devoirs, il fut dit par arrest du vingt-deuxiesme Decembre 1607. qu' avant que faire droict sur les Requestes presentées par Pehu, & par le Chapitre, les tesmoins ouys, & examinez à la Requeste des deux Dames, seroient recolez & confrontez à Pehu, & à elles permis d' en produire d' autres dedans certain temps prefix. Le procez ayant eu toutes ses façons, s' ensuit Arrest du 16. Mars 1608. par lequel le Conseil ayant aucunement esgard aux lettres d' abolition pour les cas resultans du procez, bannit Pehu de la suite de la Cour dix lieuës à la ronde, pays de Normandie & Picardie, pour le temps & espace de neuf ans, luy enjoint de garder son ban à peine de la vie, pendant lequel temps il serviroit le Roy à ses despens en tel lieu qu' il luy plairoit. Et en outre le condamne en quinze cens liures de reparation envers les deux Dames, & quinze cens envers les pauvres, & encores en pareille somme appliquable à la discretion du Conseil, & aux despens.

Cest arrest ainsi prononcé, comme s' il eust fait quelque breche au Privilege de la fiertre, on fait sous le nom du Chapitre un livre portant sur le frontispice: Defense du Privilege de la fiertre de sainct Romain dans lequel l' autheur sans nom ne pardonne en aucune façon à la reputation de Boutillier, lequel voyant que ce n' estoit plus la cause des Dames de Hallot & de la Veronne, ains la sienne propre, aiguise sa plume & son esprit, & fait une ample & docte response. A la suite de laquelle Rigaut Advocat au Parlement de Paris, grandement nourry en l' ancienneté, expose en lumiere la vie de sainct Romain, extraite d' un vieux manuscrit Latin trouvé en la Bretagne, pour monstrer que le pretendu miracle estoit faux & supposé. Contre ces assaux d' honneur le Chapitre ne demeure muet. Car le sieur Behot grand Archidiacre escrit en langage Latin une Apologie contre Rigaut. Et un autre fait un livre contre la response de Boutillier sous le titre de refutation. N' ayant chacun d' eux en leur endroit rien laissé de reserve dedans leurs estudes, pour faire paroistre de leurs suffisances. Grande pitié certes que du miracle fait contre la Gargoüille, soit issu une nouvelle gargoüille; je veux dire un fascheux different & mauvais mesnage entre ces personnages d' honneur. Car ainsi voy-je souvent estre mis en usage ce mot de gargoüille. Je me donneray bien garde de vouloir juger de leurs coups. Et vitula tu dignus, & hic. Bien vous diray-je que si le mot de miracle en Latin est dit pour une chose qui engendre en nos ames des merveilles extraordinaires; je ne puis certes ne m' esmerveiller dont vient que Messieurs du Chapitre pretendans estre fondez en plusieurs grandes marques, pour tesmoigner l' ancienneté, tant du miracle que de leur privilege; toutesfois que ny Greg. de Tours, ny Beda, ny Isuard, ny Aimoïn, ny Adon de Vienne, ny Sigebert, ny Vincent l' Historial, ny Mathieu d' Westmonstier, ny Molanus, ny Demochares, ny le grand Cardinal Baronius, bref nul des Autheurs tant anciens que modernes, n' en ayent parlé par leurs livres, ores que les aucuns ayent fait une digne commemoration de sainct Romain, & que nul d' eux en leur general, n' ait esté avaricieux au recit des miracles des Saincts.

J' adjousteray que les Rituels mesmes de l' Eglise de Rouen, ny leur Breviaire n' en font aucune mention, dedans lequel toutesfois est fait un sommaire denombrement des miracles de S. Romain, & singulierement d' un auquel avant que de le faire luy apparut un dragon: mais nulle mention du dragon Gargoüille. Chose qui a esté le motif du different de Gargoüille qui est entre ces beaux esprits. Auquel si j' en suis creu, je dirois volontiers qu' il y a double regard: l' un du miracle, l' autre du privilege. Miracle qui a esté fait par la grace expresse de Dieu, prieres & intercession de S. Romain: privilege par l' octroy d' un Prince, par entremise de S. Oüin. Entant que touche le miracle, je seray tousjours d' avis qu' on ne doit sourciller contre la venerable ancienneté. Nous sommes enseignez par plusieurs doctes personnages Catholiques, qu' il y a beaucoup de miracles faux & supposez, ausquels il ne faut adjouster foy (ja à Dieu ne plaise que j' estime cestuy estre tel) & neantmoins pour les croire on ne l' impute à impieté, mais pour excuser ceste faute provenant de la simplicité d' une ame timoree, nos sages Theologiens disent que sans s' en informer d' avantage, il les faut pie credere; & nous autres rendans cette sentence Latine en nostre vulgaire François, avons dit, non croire piement ou pieusement; ains croire piteusement, comme si en cette creance il y avoit plus de pitié que de pieté. Mais quant au privilege qu' on dit avoir esté octroyé par nostre Roy Dagobert de le croire ou mescroire, il n' y va rien de nos consciences; sinon de tant que ne le croyant, le Chapitre de Rouen estime luy estre fait grand tort, qui a basty plusieurs ceremonies dedans son Eglise pour authoriser la foy de cette pretenduë histoire.

Or comme je suis grandement desireux de me rendre capable des anciennetez de nostre France, & recognoistre dedans mes Recherches ceux dont je les tiens en foy & hommage; aussi vous puis-je dire que de toutes ces doctes plumes j' ay recueilly l' antiquité du privilege de la Fiertre S. Romain, dont je vous veux faire part, pour m' acquiter de la promesse que j' avois faite au Seigneur de Tibermeuil, laquelle vous trouverez au 8. livre de mes lettres.

Vous entendrez doncques s' il vous plaist que les Doyen, Chanoines & Chapitre de l' Eglise de Rouen tiennent pour histoire tres-veritable, qu' ils ont apprise de main en main, de tout temps immemorial, que sous le regne de Clotaire II. il y eut un Dragon du depuis appellé Gargoüille, qui faisoit une infinité de maux és environs de la ville, aux hommes, femmes, petits enfans, ne pardonnant pas mesmes aux vaisseaux & navires qui estoient sur la riviere de Seine, lesquels il bouleversoit: Que S. Romain lors Archevesque de Rouen meu d' une charité tres-ardente, se meit en prieres & oraisons, & armé d' un surplis & estole, mais beaucoup plus de la foy & asseurance qu' il avoit en Dieu, ne doubta de s' acheminer en la caverne où cette hideuse beste faisoit son repaire: Qu' en ce grand & mysterieux exploit, avant que partir, il se fit deliurer par la Justice, un prisonnier condamné à mort, comme il estoit sur le poinct d' estre envoyé au gibet: Que là il dompta cette beste indomtable, luy meit son estole au col, & la baille à mener au prisonnier. A quoy elle devenuë douce, comme un agneau, obeït, jusques à ce que menee en laisse dedans la ville, elle fut arse & bruslee devant tout le peuple. Victoire dont Sainct Romain ne voulut rapporter autre trophee, que la pleine deliurance du prisonnier qui estoit condamné à mort, qui luy fut liberalement accordee. Mais Sainct Oüin son successeur (les Nonnains l' appellent S. Oüan) le voulant r'envier sur luy, pour immortalizer ce miracle, obtint du Roy Dagobert fils de Clotaire second, que de là en avant les Doyen, Chanoines & Chapitre pourroient tous les ans, au jour & Feste de l' Ascension faire congedier des prisons, celuy qui se trouveroit avoir commis le plus execrable crime, à la charge de lever, & porter la Fiertre & Chasse sainct Romain, en une procession solemnelle qui se feroit tous les ans. Auquel cas il obtiendroit une abolition generale, tant pour luy, que pour tous ses complices (voire pour le plus sceleré de la troupe) ores qu' ils ne fussent entrez aux prisons. Que ce privilege avoit esté continué de temps en temps jusques au regne du Roy Philippes Auguste, lequel ayant reüny à sa Couronne toute la Normandie, dont auparavant l' Anglois joüissoit, pour l' esclaircir de tout ce que dessus, decerna sa commission à Robert Archevesque de Rouen, & Guillaume de la Chappelle, Chastelain de l' Arche (c' est ce que depuis nous avons nommé Pont de l' Arche) qui firent appeller devant eux, le jour & Feste sainct Pierre & sainct Paul, en l' Eglise de sainct Oüan trois Ecclesiastiques, Henry Chantre, Raoul Archidiacre, Guillaume de Castenoy Chanoine, trois Gentils-hommes, Jean des Prez, Luc son fils, Robert de Fleches: trois Citoyens de la ville de Rouen, Jean Froissart, Laurent Turrelieu, & Jean Luce: Tous lesquels apres serment par eux fait, declarerent sur l' obscurité qui lors se presentoit, que du temps de Henry & Richard Roys d' Angleterre, & Ducs de Normandie, ils n' avoient jamais veu ce privilege revoqué en doubte: mesme que pendant l' an de la prison de Richard en Allemagne, n' ayant esté aucun prisonnier deliuré, soudain apres qu' il eut mainlevee de sa personne, on en deliura deux au Chapitre pour suppleer le defaut de la precedante annee.

L' Autheur de la refutation cotte depuis ce temps là plusieurs actes qu' il dit estre aux Archifs du Chapitre, dont il a fait estat confusement, que je vous representeray selon l' ordre des ans: Et neantmoins je tiens de luy ce que je diray. Une Chartre de l' an 1214. portant que l' an 1210. un Richard Gendarme recogneut qu' estant prisonnier és prisons de Rouen, pour un meurtre par luy commis, il en avoit esté deschargé par le Chapitre, suivant le privilege à luy octroyé de tout temps & ancienneté. Qu' en l' an 1299. le Chapitre ayant fait deffence à Maistre Pierre Simel Baillif de Rouen, & Maistre Geoffroy Avice Vicomte, de n' enlever aucun des prisonniers des prisons, ny condamner à mort aucun, auparavant l' Ascension, suivant la coustume; ce nonobstant le Baillif ne laissa de condamner à mort un nommé Robert d' Auberbo Gendarme, ensemble d' estre trainé avant que de mourir à la queuë d' un cheval. Qui donna occasion au Chapitre de se plaindre à Messieurs de l' Eschiquier, de la contravention faite à leur privilege par le Baillif: Et pour cet effect deputerent Maistres Rigaud Doyen, Philippes de Flavacour Thresorier, & plusieurs autres Chanoines. Apres la remonstrance desquels fut ordonné que le criminel seroit ramené aux prisons, qui lors estoit ja proche du gibet. Que comme l' an 1302. le mesme Simel Baillif de Rouen eut enlevé des prisons un criminel nommé Nicolas le Tonnelier, detenu pour un meurtre par luy commis, nonobstant les remonstrances à luy faites, & l' eut fait transporter aux prisons du Pont de l' Arche, & quelques prieres qu' on luy eust faites, ne le voulut restablir aux prisons de Rouen. Nonobstant ce refus le Chapitre ne laissa d' aller en procession à la vieille Tour, avec resolution de la laisser, jusques à ce que le Baillif eust ramené le prisonnier à Rouen. Tellement que la Chasse demeura là jusques au Samedy ensuivant, auquel le prisonnier fut representé. Et fut esleu ce mesme jour un nommé Guillaume de Montguerra. Actes que j' ay voulu copier, comme tres signalez. Le I. ayant sorty son effect, le prisonnier estant au gibet sur le point d' estre exposé au supplice. Le 2. pour monstrer que dés ce temps-là, soudain apres la sommation faite par le Chapitre aux Juges, il leur fermoit les mains. Comme vous voyez que le Baillif de Rouen fut contraint de reintegrer en ses prisons Nicolas Tonnelier criminel, qui ne fut toutesfois depuis esleu pour estre deliuré, ains Montguerra. Et n' est pas moindre cestuy de l' an 1327. que un nommé Pierre Dantueil apres le retour de son bannissement, ayant fait un meurtre, pour lequel il fut emprisonné au chasteau de Rouen, supposant qu' il s' appelloit Guillaume de Valles, arriva qu' interrogé par les deputez du Chapitre, il se nomma selon son vray nom: Et comme apres son eslection, les Chappelains le voulussent enlever du chasteau selon la ceremonie du jour, on leur eust fait response, qu' il n' y avoit aucun prisonnier portant le nom de Piere Dantueil. Nonobstant ce refus les Doyen, Chanoines & Chapitre ne laisserent de marcher en Procession, soustenans qu' ils n' en demandoient autre que celuy qu' ils avoient esleu, lequel leur fut en fin deliuré; auquel y avoit trois qualitez de delits concurrantes ensemble, infraction de bannissement, meurtre, & falsification de son nom: mais sur tous autres actes est cestuy tres-remarquable, par lequel on presuppose que sur la requeste presentee par le Chapitre, au Roy Charles huictiesme seant en son Eschiquier de Rouen apres Pasques, sur la manutention & entretenement de ce privilege. Apres que son Procureur general eut esté oüy, & declaré qu' il n' entendoit l' empescher, fut dit par la Cour qu' elle n' entendoit aussi le contredire, & de ce leur fut donné acte le 27. Avril 1485. pour leur servir ce que de raison. A la suite de cela le Roy Louys XII. par ses lettres patentes du mois de Novemb. 1512. narration faite de l' acte du Roy Charles VIII. cy-dessus mentionnee (non toutesfois de celuy du regne de Philippes Auguste) confirme ce privilege en tout & par tout selon sa forme & teneur. Et depuis sur les obstacles qui leur estoient faits de fois à autres par le Parlement de Rouen, encore obtindrent-ils autres lettres de confirmation de Henry II. en l' an 1537. & de Charles IX. l' an 1561. Que si j' ay quelque sentiment en cette Histoire; mon avis est que tout ainsi qu' on attribuë l' origine de ce privilege à deux grands Archevesques de Rouen, S. Romain, & S. Oüen, aussi veux-je croire que deux autres grands Archevesques luy donnerent depuis la plus grande vogue: George Cardinal d' Amboise, qui gouvernoit paisiblement le cœur & oreille de Louys XII. son Maistre, & Charles Prince du Sang, Cardinal de Bourbon, qui pendant la minorité de Charles IX. & de Henry III. son successeur, fit depuis son propre faict de ce privilege envers & contre tous. Non toutesfois sans murmure: car le docte Bodin sur le commencement du 10. livre de sa Republique ne s' en peut taire. Ce n' est pas à nous de juger des coups. Je veux avec toute humilité croire le miracle pour tres-veritable; tout ainsi que le Clergé de Rouen. Mais estant tel; le miracle n' est pas moindre que nul des anciens Autheurs ou modernes n' en ait fait aucune mention, ores que quelques uns ayent avec tout honneur solemnizé la memoire de ce grand sainct. J' adjousteray que non seulement ces Autheurs, mais qui plus est leur Rituel, & leur Breviaire, bien qu' ils discourent plusieurs miracles de luy; toutesfois ne parlent aucunement de cestuy. Chose vrayement merveilleuse: mais encore plus miraculeuse que nul n' en ayant parlé ou escrit, ce neantmoins leurs nonchalances, negligences, inadvertances, bref l' ingratitude des ans n' ayent peu ensevelir la memoire, ny du miracle, ny du privilege par luy produit, exhorbitant neantmoins du sens commun de la Justice: Parce que je puis dire, & en petille qui voudra, qu' en toute l' ancienneté vous n' en trouverez un semblable. Dispute toutesfois qui est maintenant vaine & frustratoire: D' autant que deffunct nostre grand Roy Henry IV. l' outrepasse de ses devanciers, tant au fait de guerre que de la paix, y a mis fin par son Edit fait en l' assemblee des trois Estats de Normandie l' an 1607. confirma ce privilege pour avoir lieu à perpetuité, fors toutesfois és crimes de leze Majesté divine & humaine, assassinat & guet-apen, rapt & violement de filles. Adjoustant que nul n' en peust joüyr sinon qu' il se rendist prisonnier. Et vrayment plus belle closture ne pouvoit advenir à ce grand privilege que celle de ce grand Roy. Qui me fait dire que tous les discours qui ont esté depuis faits pour & contre, sont non seulement oiseux; ains noiseux. Jamais plus belle loy ne fut que celle de l' Empereur Constantin: Consuetudinis ususve longaevi non vilis est authoritas, verum non eo valitura momento, ut legem vincat, vel rationem.

A la suite de cet Edit a esté donné un Arrest au Conseil d' Estat en l' annee 1612. au rapport du Seigneur de Chanlay Feudriac, Conseiller & Maistre des Requestes ordinaire du Roy. Il estoit advenu que le Seigneur de l' Archie assisté de quelques siens parens & amis avoit de guet-apen assassiné Messire Jacques de Vandosmois Seigneur de Valleray. Du depuis Anne de Voye Seigneur de l' Espiciere, oncle de l' Archie entre aux prisons de Rouen, & se presente devant les deputez du Chapitre, confessant avoir esté de la partie lors que l' assassinat fut commis. 

Il est esleu par le Chapitre pour lever & porter la Fiertre, & par mesme moyen est donné Arrest le douziesme de May mil six cens unze, par le Parlement, vray qu' il portoit cette particularité, pour joüyr par luy seul du privilege. Les prisons luy estant ouvertes, & la ceremonie accomplie le jour & Feste de l' Ascension, Dame Marguerite de Marescot veufve du deffunt presente sa requeste au Roy en son Conseil d' Estat contre Voye; a fin de faire casser l' Arrest, comme donné contre, & au prejudice de l' Edit du Roy Henry le Grand. A mesme instant le Chapitre pareillement presente une autre requeste le premier jour du mois d' Aoust mil six cens unze contre la veufve, aux fins de la mesme cassation, en ce que par l' Arrest on n' y avoit compris tous les complices du delict, selon leur ancien privilege. Les parties ayans produit d' une part & d' autre; en fin par Arrest la requeste de la veufve fut entherinee, & en ce faisant l' Arrest cassé, & annullé; & pour le regard de la requeste des Doyen, Chanoines, & Chapitre de Rouen, les parties mises hors de Cour & de procez sans despens. Le premier chef de l' Arrest fondé sur ce que c' estoit un guet-apen, duquel consequemment ny le meurtrier, ny ceux qui l' avoient assisté ne pouvoient estre affranchis par le benefice de la Fiertre: Et le second d' autant que les complices n' en pouvoient estre absous, sinon se rendans prisonniers. Tres-belle execution & d' un fort bel edit, qui enseignera la leçon à tous les meurtriers, de ce qu' ils ont desormais à faire.

Voila ce que je pense appartenir à l' ancienneté du privilege de la Fiertre, jusques à huy; maintenant je vous veux discourir l' ordre que l' on y practique. Le treiziesme jour avant l' Ascension, quatre Chanoines suivis de quatre Chappelains, revestus de leurs surplis & aumusses, ayans le Bedeau de leur Chapitre devant eux, vont sommer les Officiers du Roy en la grand Chambre du Parlement, puis au Bailliage, & en la Cour des Aydes, de surseoir toutes procedures extraordinaires contre les criminels qui sont detenus en leurs prisons, jusques à ce que leur privilege ait sorty effect. Sommation qui produict la surseance par eux requise. Les Lundy, Mardy, & Mercredy des Rogations, l' Archevesque & les Chanoines ont accoustumé d' envoyer deux Chanoines, accompagnez de deux Chappelains, en l' habit de l' Eglise, avecques le Notaire & Tabellion du Chapitre, tous Prestres, en toutes les prisons de Rouen, où ils examinent les prisonniers, & redigent par escrit les confessions, qui doivent estre par eux tenuës secrettes, comme si elles estoient faites Sacramentellement (portent les lettres du Roy Louys XII.) Le jour de l' Ascension sur les sept heures du matin, tous les Chanoines Prestres capitulairement assemblez, invoquans la grace du S. Esprit, par l' Hymne de Veni Creator Spiritus, & autres suffrages de devotion, font serment sous le seel de Confession de ne reveler les depositions faites par les prisonniers. Oyent les deux de leurs confreres par eux commis, lisent leurs procez verbaux, puis le tout meurement calculé & consideré, ils choisissent celuy qu' ils trouvent chargé du crime le plus detestable, pour luy estre les prisons ouvertes. Ainsi estoient ils tenus de le faire auparavant l' Edit du Roy Henry le Grand, s' ils ne vouloient contrevenir à leur privilege; qui leur eust esté un grand forfait, voire une forme d' assassinat contre leur ancien institut. Cette eslection ainsi faite, le nom du prisonnier est escrit dedans un cartel bien cacheté du seel du Chapitre, & tout d' une main envoyé par un Prestre Chappelain avec son surplis & aumusse, à Messieurs du Parlement, qui l' attendent en la grand Chambre du Palais, revestus de leurs robbes d' escarlate. Le cartel par eux ouvert, adoncques sur la nomination qui a esté faite du prisonnier, ils ordonnent à l' instant, par leur Arrest, que les prisons luy seront ouvertes, & tous ses complices deschargez. Clause derniere ainsi apposee, auparavant le mesme Edit. Au retour du Chappelain, le Chapitre brusle sur l' Autel toutes les confessions des criminels, pour en ensevelir la memoire. Environ les deux ou trois heures apres midy, le prisonnier sort des prisons, passe par les ruës pleines de monde, la teste nuë, les fers aux pieds, jusques au mesme lieu où est la Chasse qu' il leve, apres avoir faict une confession auriculaire de ses fautes, & lors luy sont les fers ostez. Soudain apres la Procession commence à marcher, le prisonnier porte le bout da premier branquart de la Chasse, accompagné de sept autres, qui depuis les derniers sept ans ont joüy du mesme benefice, tenans tous en leurs mains des torches ardantes; & en cette procession la Gargoüille est levee au bout d' une perche sous les pieds de S. Romain, representation & image du grand miracle par luy fait contre le Dragon. La Procession arrivee en la grande Eglise, la Messe y est chantee, quelquesfois à cinq heures du soir. Pendant laquelle le prisonnier va à chacun des Chanoines demander pardon à genoux. Le service divin celebré, il est conduit en la maison du maistre de la Confrairie S. Romain, ou de quelque qualité & condition qu' il soit, voire tresbasse, il est treshonorablement traicté jusques au lendemain matin, qu' il se presente au Chapitre, où estant agenoüillé, l' un des Chanoines à ce delegué, luy fait une ample remonstrance sur la faute par luy commise, l' admonnestant d' amender sa vie, & de n' y recidiver plus. Entr'autres choses il jure pour conclusion qu' il ne sera jamais larron ny meurtrier.

En ce dernier acte gist la catastrophe & accomplissement de cette ceremonie: en laquelle (sans entrer au fonds de la conscience d' autruy) je ne voy rien que choses sainctes, & pleines de pieté, depuis le commencement jusques à la fin; non toutes-fois exemptes de calomnie. D' autant que les malignes langues & venimeuses, disent que cecy est un jeu couvert, revestu du masque de devotion, & que de tous ceux qui estoient annuellement esleus par le Chapitre, il n' y avoit celuy qui n' eust un Prince ou grand Seigneur pour parrein, & en ce deffaut qu' on mettoit de l' argent au jeu. Tellement que cette abolition s' octroyoit à l' enquant, au plus offrant & dernier encherisseur, & à peu dire, que c' estoit le S. Esprit qui operoit en cette ceremonie. Ce que les mesdisans veulent prouver par une demonstration qu' ils estiment infaillible: parce que nul n' entra jamais aux prisons pour cet effect, qu' il ne fust asseuré d' en sortir avant l' invocation du S. Esprit. Quant à moy je veux croire que cette mesdisance est une vraye imposture, & calomnie: mais parce que tout personnage d' honneur a non seulement interest d' estre franc & exempt de la coulpe, ains pareillement du soupçon, pour en estancher le venin, je souhaite en cette affaire deux choses. L' une, que ce privilege ne s' estende qu' en faveur des delits, qui de leur nature sont remissibles: L' autre, qu' il n' ait lieu que pour les crimes commis dedans la province de Normandie, & pour les prisonniers justiciables, soit en premiere ou seconde instance du Parlement de Rouen, qui se trouveront, ou casuellement, ou par dessein, és prisons de la ville de Rouen. J' estime qu' en ce faisant ce sera fermer la bouche à tous ceux qui en mesdisent, & par mesme moyen que Messieurs du Chapitre gens d' honneur, ne prendront de mauvaise part mon souhait.


Fin du Neufiesme Livre des Recherches.

dimanche 23 juillet 2023

6. 36. Preuve miraculeuse advenuë tant au Parlement de Rouen, que de Paris, pour deux crimes dont la preuve estoit incogneuë aux Juges.

Preuve miraculeuse advenuë tant au Parlement de Rouen, que de Paris, pour deux crimes dont la preuve estoit incogneuë aux Juges.

CHAPITRE XXXVI.

Je veux sauter de la ville de Tholose, à celle de Rouen, & de Rouen à Paris. Maistre Emery Bigot Advocat du Roy au Parlement de Rouen, personnage de singuliere recommandation, qui exerça dignement l' espace de cinquante ans cest estat, me raconta autresfois une histoire de mesme subject. Il me dist les noms & surnoms des personnes, que j' ay oubliez, me souvenant seulement de la substance du fait. Il y avoit un marchand Luquois, qui s' estoit habitué dés long temps dans l' Angleterre, auquel ayant pris envie d' aller mourir avec ses parens, il les pria par lettres de luy apprester une maison, se deliberant de les aller voir dedans six mois pour le plus tard, & finir avec eux ses jours. Vers ce mesme temps il part d' Angleterre, suivy d' un sien serviteur François, avec tous ses papiers, & obligations, & descend en la ville de Rouen, où apres avoir fait quelque sejour, il prend la route de Paris: mais comme il est sur la montagne pres d' Argentueil, il est tué par son valet, favorisé de la pluye, & du mauvais temps qui lors estoit, & lors jette le corps dans les vignes. Comme cela se faisoit, passe par là un aveugle, conduit de son chien, lequel ayant entendu une voix qui se dueilloit, il demanda que c' estoit: à quoy le meurdrier respond que c' estoit un malade qui alloit à ses affaires. L' aveugle passe outre, & le Valet chargé des deniers, & papiers de son maistre se fit payer dans Paris comme porteur des obligations, & scedules. On attendit dans Luques un an entier ce marchand, & voyant qu' il ne venoit, on despesche homme expres pour en avoir des nouvelles, lequel entendit dedans Londres le temps de son partement, & qu' il avoit fait voile à Rouen: Où pareillement luy fut dit en l' une des hostelleries, qu' il y avoit environ six mois qu' un marchand Luquois y avoit logé, & estoit allé à Paris. Depuis quelque perquisition qu' il fist il se trouva en defaut, & ne peut avoir vent ny voye de ce qu' il cherchoit. Il en fait sa plainte à la Cour de Parlement de Rouen, laquelle commence d' embrasser cette affaire, commandant au Lieutenant Criminel d' en faire diligente recherche par la ville, & à Monsieur Bigot au dehors. La premiere chose que fit le Lieutenant, fut de commander à l' un de ses Sergens de s' informer par toute la ville s' il y avoit point quelque homme, qui depuis sept ou huit mois en là eust levé une nouvelle boutique. Le mouchard ne faut au commandement, & rapporte au Juge qu' il en avoit trouvé un, duquel ayant sceu le nom, le Lieutenant fait supposer une obligation, par laquelle ce nouveau marchand s' obligeoit corps & biens de payer la somme de deux cens escus dans certain temps, & en vertu d' icelle commandement luy estant fait de payer, il respond que l' obligation devoit estre fausse, & qu' il ne sçavoit que c' estoit. Le Sergent prenant cette response pour refus, le constituë prisonnier: & comme ils alloient de compagnie, il advint au marchand de luy dire qu' il se sçavroit bien deffendre contre cette procedure. Mais n' y a il point autre chose? adjousta il: Le Sergent dresse son exploict, & rapporta au Lieutenant Criminel comme le tout s' estoit passé, lequel s' attachant à ces paroles, s' il n' y avoit point autre chose: dés lors commanda qu' on luy amenast le prisonnier, & arrivé devant luy, il fait retirer un chacun, & d' une douce parole luy dist qu' il avoit fait retirer tous les autres, voulant traiter doucement cette affaire avecques luy: Qu' à la verité il l' avoit fait mettre en prison sous une obligation supposee, mais qu' il y avoit bien autre anguille sous roche: Car il sçavoit pour certain que le meurdre du Luquois avoit esté par luy commis: Que de cela il n' en avoit certaine preuve: Toutesfois desiroit manier cette affaire avec toute douceur. Que le deffunct estoit estranger, despourveu de tout support: Partant il estoit fort aisé de faire passer toutes choses par oubliance, moyennant que le prisonnier voulust de son costé s' aider. Cela se disoit de telle façon, comme si le Juge l' eust voulu sonder pour tirer argent de luy, à quoy il n' avoit veine qui tendist. A cette parole le prisonnier sollicité d' un costé d' un remords de sa conscience, d' un autre estimant que l' argent luy serviroit en cecy de garend, respondit au Juge qu' il voyoit bien qu' il y avoit en cecy de l' œuvre de Dieu: puis que où il n' y avoit autre tesmoin que luy, cela estoit venu à cognoissance, & que sur la promesse qui luy estoit faite, il recognoistroit franchement ce qui estoit de la verité. A cette parole le Juge estimant estre arrivé à chef de son intention, mande querir le Greffier: mais le prisonnier ce pendant voyant qu' il avoit fait un pas de sot, apres que le Juge luy eut fait lever la main pour dire la verité, commence de joüer autre roolle, & de soustenir que toute cette procedure estoit pleine de calomnie & fausseté. Le Juge se voyant aucunement frustré de son opinion, renvoya le marchand aux prisons, en attendant plus ample preuve. Mais luy apres avoir pris langue des autres prisonniers (qui sont maistres en telles affaires) appelle de son emprisonnement, & prend à parties tant le Sergent que le Lieutenant Criminel. Je vous laisse à penser si la cause estoit sans apparence de raison. Il s' inscrit en faux contre l' obligation. Il n' y falloit pas grande preuve, parce que les parties en estoient d' accord: Et de fait le Lieutenant vint par expres au Parlement, où il discourut tout au long comme les choses s' estoient passees. La Cour qui cognoissoit la preud' hommie de cest honneste homme, suspendit le cours de cette poursuitte jusques à quelque temps. Pendant lequel, elle donna charge à Monsieur Bigot de s' informer sur tout le chemin de Rouen à Paris s' il en pourroit sçavoir nouvelles. Ce qu' il fit avec toutes les diligences à ce requises. En fin passant par Argentueil, le Bailly luy dist que depuis quelques mois on avoit trouvé un cadaver dans les vignes my-mangé des chiens, & corbeaux, dont il avoit fait son procés verbal, duquel le sieur Bigot prit la copie. Sur ces entrefaites survint l' aveugle demandant l' aumosne en l' hostellerie où il estoit logé, lequel entendant la perplexité en laquelle ils estoient, leur discourut amplement ce qu' il avoit vers le mesme temps entendu sur la montagne: Bigot luy demande s' il recognoistroit bien la voix, l' autre respond qu' il estimoit qu' ouy. Sur cela il le fait mettre en trousse sur un cheval, & l' ameine en la ville de Rouen. Jamais trait n' avoit esté plus hardy en Justice que celuy du Lieutenant Criminel, toutesfois grandement subject à calomnie. Celuy que je reciteray maintenant ne sera de moindre effect. Le sieur Bigot estant de retour, apres avoir rendu raison de sa commission, on se delibere d' ouyr cest aveugle, & en apres le confronter au prisonnier: Luy doncques ayant tout au long discouru ce qu' il avoit entendu sur la montagne, & ce qu' on luy avoit respondu, interrogé s' il recognoistroit bien la voix, respond qu' ouy. On le confronte de loing au prisonnier sans le faire parler. Et apres que l' aveugle se fut retiré, on demande à l' autre s' il avoit moyens de proposer reproches contre luy. Dieu sçait s' il fut lors en beau champ. Car il remonstra que jamais on n' avoit practiqué tant d' artifices pour calomnier l' innocence d' un homme de bien, comme l' on avoit fait contre luy: Que premierement le Lieutenant Criminel en vertu d' une fausse obligation l' avoit fait constituer prisonnier, puis luy avoit voulu faire accroire avoir fait teste à teste une cognoissance particuliere de ce qui n' estoit point: & au bout de cela, de luy representer maintenant un aveugle pour tesmoin, c' estoit outrepasser toutes les regles de sens commun. Nonobstant cela, la Cour voyant qu' il ne disoit autre chose, on fait parler une vingtaine d' hommes les uns apres les autres, & à mesure qu' ils se teurent, on demanda à l' aveugle s' il recognoissoit leurs voix. A quoy il fit response que ce n' estoit aucun d' eux. En fin le prisonnier ayant parlé, l' aveugle dit que c' estoit la voix de celuy qui luy avoit respondu sur la montagne pres d' Argentueil. Ce mesme broüillement de voix ayant esté deux & trois fois reïteré, l' aveugle tomba tousjours sur un mesme poinct sans varier. Prenez separément toutes les rencontres de ce procés, vous y en trouverez beaucoup qui font pour l' absolution: Mais quand vous avrez meurement consideré le contraire, il y a une infinité de circonstances qui vont à la mort: Un nouveau citoyen qui avoit dressé nouvelle boutique quelque temps apres la disparition du Luquois, la preud'hommie du Lieutenant Criminel cogneuë de tous, la deposition par luy faite, assistee de celle du Sergent: Mais sur tout la miraculeuse rencontre de l' aveugle, qui se trouva tant à la mort du Luquois, que depuis en l' hostellerie où estoit Bigot: & finalement que sans artifice il avoit recogneu la voix du meurtrier au milieu de plusieurs autres. Toutes ces considerations mises en la balance, firent condamner ce pauvre malheureux à estre roüé, & auparavant estant mis sur le mestier, il confessa le tout à la descharge de la conscience de ses Juges, & fut le jour mesme executé à mort. 

Je vous en raconteray un autre non moins miraculeux que cestuy. En l' an 1551. la nuict de Noël un homme nommé Moustier du village de Sainct Leup pres de Montmorency assomma d' un marteau pres de l' Eglise de saincte Oportune dans Paris, une jeune femme allant à la Messe de minuict, & luy osta ses bagues. Ce marteau avoit esté desrobé le mesme soir à un pauvre Mareschal voisin qui se nommoit Adrian Douë, lequel pour cette cause soupçonné d' avoir fait ce meurdre, fut tres-rudement traité par la Justice: Car pour en tirer quelque preuve, on l' exposa à une torture extraordinaire pour les presomptions violentes qui couroient encontre luy. De maniere qu' on le rendit estropié, luy ostant le moyen de gagner sa vie: & mourut ainsi miserable, apres avoir esté reduit en une grande pauvreté. On demeure pres de vingt ans sans recognoistre le malfaicteur: & sembloit que la memoire de cest assassin eust esté ensevelie dans la fosse de cette pauvre femme. Or entendez comme cela vint en fin à cognoissance, mais à vray dire, bien tard.

Jean le Flameng, Sergent des tailles de Paris, qui depuis fut premier Huissier en la Cour des Generaux des Aides, estant au village de Sainct Leup, pour executer une commission des Esleuz, un jour d' Esté pendant son souper, en presence de quelques habitans du lieu racontoit en quel estat il avoit laissé sa maison: Que sa femme y estoit malade, assistee seulement d' un jeune garçon: il y avoit lors ce vieillard, & un sien gendre, lesquels sur cette parole, partent la nuict, portans chacun d' eux un coffin plein de cerises, & un oison, & arrivent sur les dix heures du matin à la maison du Flameng: là ils buquent: La femme se met aux fenestres pour sçavoir qui c' estoit, ils luy respondent qu' ils avoient charge de son mary de luy apporter cet oison, & des cerises. A cette parole la porte leur estant ouverte, par le jeune gars, ils la referment sur luy, & à l' instant mesme luy coupent la gorge: Ce pauvre enfant se debatant, la femme oyant ce debat, se met en une gallerie, qui respondoit sur sa chambre, pour voir que c' estoit, elle apperceut un flux de sang dans sa cour, l' un d' eux luy dist que c' estoit du sang de l' oison: Ce pendant l' autre montoit de vistesse pour penser la surprendre: Elle se doutant de la verité du fait regagne promptement sa chambre: ferme sa porte au verroüil, & commence de s' escrier par la fenestre qu' on la vint secourir, & qu' il y avoit des voleurs dedans la maison. Ces deux malheureux voyans qu' ils avoient failly à leur entreprise, veulent sortir avant que la rumeur fust plus grande. La porte s' ouvroit & fermoit à clef par dedans. Dieu veut que la voulant ouvrir, la clef se rompt dedans la serrure. Se voyans pris, comme le rat dedans la ratiere, toute leur esperance fut d' avoir recours aux cachettes. Le plus jeune se musse au sommet d' une cheminee, le vieillard au profond d' une cave, & se descend dans le puis par un souspirail qui y regardoit: Le tumulte se fait grand par tout le voisinage. Plusieurs y accourent avecques armes, la porte enfoncee dedans, on trouve le corps du jeune garçon estendu sur la place. On court par toute la maison: Celuy qui estoit dans la cheminee fut le premier pris, & apres une longue recherche, l' autre qui ne monstroit que la teste au profond du puis. Ils sont menez au Chastelet, le procés leur est fait & parfait du jour au lendemain, condamnez à estre roüez, & en trois cens liures de reparation envers le Flameng: Appel: la sentence confirmee par arrest: ils sont menez aux Halles pour estre executez. Comme ils estoient sur l'  escharfaut, le vieillard requiert qu' on luy amenast la veufve du Mareschal, dont j' ay n' agueres parlé. Venuë qu' elle est, il luy demande pardon, dit qu' il ne veut mourir sa conscience chargee de cest autre meurdre. Que c' estoit luy qui avoit tué la jeune femme pres saincte Oportune. Le Greffier redige tout au long par escrit sa confession. Ce fait, ils sont roüez. Je vous ay jusques icy discouru comme ces miserables furent pris par un exprés miracle de Dieu, & qu' en fin ce meschant vieillard s' accusa du malheureux meurdre par luy commis, il y avoit vingt ans passez. Ce que je diray maintenant paravanture merite bien de vous estre representé. La veufve du Mareschal demande pardevant le Prevost de Paris, reparation sur les biens du vieillard. Qui luy est par sentence adjugee, jusques à la somme de quatre cens liures. De là sourd une autre question, d' autant que cette veufve soustenoit devoir estre payee devant les trois cens liures du Flameng, & ainsi fut jugé pour elle, dont le Fiameng ayant appellé, sa cause fut par moy plaidee contre Maistre Jean Chipart, Advocat de la veufve, pour laquelle il disoit que le delict avoit esté commis vingt ans passez, & puis que son mary innocent en avoit porté la tare, la raison vouloit bien aussi que l' amende de quatre cens liures fust la premiere payee, embellissant de plusieurs autres belles raisons sa cause: Au contraire je soustenois qu' il ne falloit aisément adjouster foy à la deposition du vieillard, au prejudice du Flameng: Car lors il estoit une personne morte civilement, joinct que mourant sur la poursuitre qu' en avoit fait le Flameng, ce meschant homme pouvoit avoir esté induit à faire cette deposition pour se venger de luy. Qu' en matiere de delicts, il n' y avoit point d' hypotheque: & finalement que sans la poursuitte faite par le Flameng, jamais le vieillard ne fust venu à recognoissance. Que tout ainsi que celuy qui fait des impenses necessaires pour la conservation d' une maison, est payé auparavant tous autres creanciers hypothequaires, ores qu' il leur soit subsequent de date: Aussi devoit-il estre le semblable au cas present en faveur du Flameng. Sur cela les parties appoinctees au Conseil, en fin s' ensuivit arrest, par lequel il fut ordonné qu' elles seroient payees par desconfiture, c' est à dire aux souls la liure sur les biens de ce vieillard.

jeudi 27 juillet 2023

7. 11. Que nos Poëtes François, imitans les Latins, les ont souvent esgalez, & quelques-fois surmontez.

Que nos Poëtes François, imitans les Latins, les ont souvent esgalez, & quelques-fois surmontez.

CHAPITRE XI.

Il n' est pas que de fois à autres, nos Poëtes n' ayent en mesmes sujets esgalé les Latins, & quelques-fois surpassé. Je vous prie de considerer ces beaux vers de Catulle en ses Argonautes, où il introduit les trois Parques filandieres, joüans de leurs quenoüilles & fuzeaux.

At roseo niveae residebant vertice vittae,

Aeternumque manus carpebant rite laborem,

Laeva colum molli lana retinebat amictam,

Dextera tum leviter deducens fila supinis

Formabat digitis: tum prono in pollice torquens

Libratum tereti formabat turbine fusum,

Atque ita decerpens aequabat semper opus dens,

Laneaque acidulis haerebant morsa labellis,

Quae prius in laevi fuerant extantia filo.

Il est impossible de mieux faire, & toutes-fois nostre Ronsard ne luy a cedé en rien, quand en l' Hymne de l' Automne, il represente sa nourrice qui filoit.

Un jour que sa nourrice estoit toute amusee 

A tourner au Soleil les plis de sa fuzee, 

Et qu' ores de la dent, & qu' ores de la main, 

Esgalloit le filet pendu prés de son sein, 

Pinçant des premiers doigts la filace soüillee

De la gluante main de sa leure moüillee: 

Puis en piroüettant, allongeant, & virant, 

Et en racourcissant, reserrant & tirant

Du fuzeau bien enflé les courses vagabondes, 

Arangeoit les filets, & les mettoit par ondes.

Voyons la description du vieux Chaos dans Ovide, & la conferons avec celle de nostre du Bertas.

Unus erat toto naturae vultus in orbe, 

Quem dixere Chaos, rudis indigestáque moles, 

Nec quicquam nisi pondus iners, congestáque eodem

Non bene iunctarum discordia semina rerum. 

Nullus adhuc mundo praebebat lumina Titan, 

Nec nova crescendo reparabat cornua Phoebe, 

Nec circumfuso pendebat in aëre tellus 

Ponderibus librata suis, nec brachia longo 

Margine terrarum porrexerat Amphitrite. 

Quaque erat & tellus, illic & pontus, & aër,

Sic erat instabilis tellus, innabilis unda, 

Lucis egens aër, nulli sua forma manebat,

Obstabatque alijs aliud, quia corpore in uno

Frigida pugnabant calidis, humentia siccis, 

Mollia cum duris, sine pondere habentia pondus. 

Du Bertas au premier jour de sa premiere sepmaine. 

Ce premier monde estoit une forme sans forme, 

Une pile confuse, un meslange difforme,

D' abismes un abisme, un corps mal compassé, 

Un chaos de Chaos, un tas mal entassé, 

Où tous les elemens se logeoient pesle mesle, 

Où le liquide avoit avec le sec querelle, 

Le rond avec l' aigu, le froid avec le chaud, 

Le dur avec le mol, le bas avec le haut, 

L' amer avec le doux: brief durant cette guerre, 

La terre estoit au ciel, & le ciel en la terre, 

Le feu, la terre, l' air se tenoient dans la mer, 

La mer, le feu, la terre estoient logez en l' air, 

L' air, la mer & le feu dans la terre, & la terre

Chez l' air, le feu, la mer. Car l' archer du tonnerre

Grand Mareschal du camp n' avoit encor donné

Quartier à chacun d' eux, le ciel n' estoit orné

De grands touffes de feux, les plaines esmaillees

N' espandoient leurs odeurs, les bandes escaillees 

N' entrefendoient les flots, des oiseaux les souspirs

N' estoient encor portez sur l' aisle des Zephirs. 

Je veux que les plus hardis Aristarques interposent icy leur arrest, pour juger lequel des deux Poëtes a rapporté l' honneur de cette description. Car encore que Bertas ait voulu en quelques vers imiter Ovide, si s' est-il rendu inimitable en ces quatre.

Le feu, la terre, l' air se tenoient dans la mer,

La mer, le feu, la terre estoient logez dans l' air,

L' air, la mer, & le feu dans la terre, & la terre

Chez l' air, le feu, la mer.

Ja Dieu ne plaise que je mette facilement nostre Ronsard au parangon du grand Virgile: Car ce seroit blasphemer (si ainsi voulez que je le die) contre l' ancienneté, toutes-fois je vous prie ne trouver mauvais si je vous apporte icy des pieces de l' un & de l' autre sur mesmes sujets, par lesquelles vous verrez que s' il emprunta quelques belles inventions de Virgile, il les luy paya sur le champ à si haut interest, qu' il semble que Virgile luy doive de retour. L' aube du jour dedans Virgile.

Roseis Aurora quadrigis 

Iam medium aethereo cursu confecerat orbem, 

Et iam prima novo spargebat lumine terras 

Titoni croceum linquens Aurora cubile. 

Ronsard au premier livre de la Franciade.

Incontinent que l' Aube aux doigts de roses 

Eut du grand Ciel les barrieres descloses. 

Et au quatriesme livre.

Quand le Soleil perruqué de lumiere 

Eut de Tethys sa vieille nourriciere, 

En se levant abandonné les eaux, 

Et fait grimper contremont ses chevaux, 

Et que l' Aurore à la main saffranée 

Eut annoncé la clarté retournee.

Voyons la nuict representee par Virgile.

Nox erat, & placidum carpebant feßa soporem 

Corpora per terras, sylvaeque, & saeva quierant 

Aequora, cum medio voluuntur sydera cursu, 

Cum tacet omnis ager, pecudes, pictaeque volucres, 

Quaeque laecus latè liquidos, quaeque aspera dumis 

Rura tenent, somno positae sic nocte silenti, 

Lenibant curas, & corda oblita laborum.

Et certes je ne pense point qu' en tous les Poëmes de Virgile, il y ait pour ce subject, une plus belle marquetterie que cette-cy, qui a esté imitee par Ronsard de cette façon.

Il estoit nuict, & le charme du somme 

Silloit par tout les paupieres de l' homme, 

Qui demy mort par le repos lié 

Avoit du jour le travail oublié: 

Tous animaux, ceux qui dans l' air se pendent, 

Ceux qui la mer à coup d' eschine fendent, 

Ceux qui les monts & les bois enfermoient 

Pris du sommeil à chefs baissez dormoient.

Les sept vers de Virgile sont beaux, les huit de Ronsard ne sont laids. Repassons sur l' embarquement d' Aenee & de sa suite.

Inde ubi prima fides pelago, placatáque venti 

Dant maria, & lenis crepitans vocat Auster in altum, 

Deducunt socij naveis, & littora complent: 

Prouchimur portu, terraeque, urbesque recedunt.

Peu apres. 

Idem omnes simul ardor habet, rapiuntque ruuntque, 

Littora deservere, latet sub classibus aequor, 

Annixi torquent spumas, & littora verrunt.

Postquam altum tenuere rates, nec iam amplius ullae 

Apparent terrae, coelum undique, & undique coelum, 

Certatim socij feriunt mare, & aequora verrunt.

Nullum maris aequor arandum.

Il semble n' y avoir rien de plus beau que les Metaphores icy rapportees à l' usage des Nautonniers. Ronsard n' y est pas voulu demeurer court, ains en imitant Virgile y a apporté je ne sçay quelle grace merveilleusement agreable: voire il semble l' avoir voulu r'envier sur luy.

A tant Francus s' embarque en son Navire,

Les avirons à double rang on tire,

Le vent pouppier qui fortement soufla

Dedans la voile à plein ventre l' enfla, 

Faisant siffler antennes & cordage:

La nef bien loing s' escarte du rivage,

L' eau souz la pouppe aboyant fait un bruit

Qu' un train d' escume en tournoyant poursuit.

Qui vit jamais la brigade à la danse

Frapper des pieds la terre à la cadance, 

D' un ordre esgal, d' un pas juste & compté

Sans point faillir d' un ny d' autre costé,

Quand la jeunesse aux danses bien apprise

De quelque Dieu la feste solemnise, 

Il a peu voir les avirons égaux

Frapper d' accord la campagne des eaux.

Cette Navire également tiree

S' alloit trainant deßus l' onde azuree

A dos rompu, ainsi que par les bois, 

Sur le printemps au retour des beaux mois, 

Va la chenille errante à toute force

Avec cent pieds sur le plis d' une escorce: 

Ainsi qu' on voit la trouppe des Chevreaux

A petits bonds suivre les pastoureaux, 

Devers le soir au son de la Musette:

Ainsi les Nefs d' une assez longue traite

Suivoient la nef de Francus, qui devant

Coupoit la mer souz la faveur du vent

A large voile à my cercle entonnee,

Ayant de fleurs la poupe couronnee.

L' eau se blanchit sous les coups d' avirons, 

L' onde tortuë ondoye aux environs 

De la carene, & autour de la proüe 

Maint tourbillon en escumant se roüe, 

La terre fuit, seulement à leurs yeux 

Paroist la mer, & la voute des Cieux.

Ce bel esprit pouvoit en cet embarquement se contenter des huit premiers vers, avec les six derniers, toutes-fois il se voulut lascher la voile, & les accompagner de ces trois belles comparaisons de la danse, de la chenille, & des chevreaux, qu' il enfila tout d' une liaison. Et sur le commencement du second livre, où il rend les Dieux spectateurs de cette navigation.

Ils contemployent la Troyenne jeunesse 

Fendre la mer d' une prompte allegresse:

Flot dessus flot la Navire voloit, 

Un trac d' escume à boüillons se rouloit 

Sous l' aviron qui les vagues entame, 

L' eau fait un bruit luitant contre la rame. 

Tempeste & orage sur mer.

Una Eurusque, Nothusque ruunt, crebérque procellis 

Africus, & vastos voluunt ad littora fluctus: 

Insequitur clamorque virum, stridorque rudentum, 

Eripiunt subito nubes coelumque, diemque 

Teucrorum ex oculis, ponto nox incubat atra, 

Intonuere poli, & crebris micat ignibus Aether, 

Praesentemque viris intentant omnia mortem.

Ne desrobons rien à ce grand Poëte.

Tum mihi caeruleus supra caput adstitit imber,

Noctem, hyememque ferens, & inhorruit unda tenebris:

Continuo venti voluunt mare, magnaque surgunt

Aequora, diversi iactamur gurgite vasto:

Involvere diem nimbi, & nox humida coelum

Abstulit, ingeminant abruptis nubibus ignes,

Excutimur cursu, & caecis erramus in undis,

Ipse diem, noctemque negat discernere coelo.

Nec meminisse viae, media Palinurus in unda.

Vix haec ediderat, cum effusis imbribus atra 

Tempestas sine more ruit, tonitruque tremescunt 

Ardua terrarum & campi, ruit aethere toto 

Turbidus imber aqua, densisque nigerrimus Austris, 

Impleturque super puppes, semiusta madescunt Robora. 

Jettons l' œil sur pareil sujet de nostre Ronsard.

Tandis les vents avoient gaigné la mer 

Qu' à gros boüillons ils faisoient escumer, 

La renversant du fonds jusques au feste. 

Une importune outrageuse tempeste

Sifflant, bruyant, grondant, & s' eslevant

A monts bossus sous le souffler du vent,

Bransle sur bransle, & onde dessus onde,

Entr'ouvroit l' eau d' une abisme profonde, 

Tantost enflee aux astres escumoit.

Tantost baissee, aux enfers abismoit,

Et forcenant d' une escumeuse rage,

De flots armez couvroit tout le rivage:

Un sifflement de cordes, & un bruit

D' hommes s' esleve, une effroyable nuit

Cachant la mer d' une poisseuse robbe,

Et jour & mer aux matelots desrobbe.

L' air se creua de foudres & d' esclairs

A longue pointe estincelans & clairs,

Drus & menus, & les pluyes tortuës

Par cent pertuis se creuerent des nuës,

Maint gros tonnerre ensouffré s' esclatoit,

De tous costez la mort se presentoit. 

Et quelques vers apres.

Des vieux patrons la parole espanduë

Sans estre oüye, en l' air estoit perduë,

L' un court icy, l' autre court d' autre part,

Mais pour neant: le mal surmonte l' art

Si estonnez qu' ils n' ont pour toutes armes,

Que les sanglots, les souspirs, & les larmes,

Les tristes vœux, extreme reconfort

Des mal-heureux attendus de la mort.

L' une des plus belles pieces esquelles Virgile s' est pleu: c' est lors qu' il fait travailler les Cyclopes forgerons des Tonnerres de Jupiter en la grotte de Vulcain.

Ferrum exercebant vasto Cyclopes in antro, 

Brontesque, Steropesque, & nudus membra Pyracmon. 

His informatum manibus iam parte polita 

Fulmen erat, toto genitor quae plurima coelo

Deijcit in terras, pars imperfecta manebat. 

Treis imbris torti radios, treis nubis aquosae

Addiderant, rutili tres ignis, & alitis Austri. 

Fulgores nunc terrificos, sonitumque, metumque

Miscebant operi, flammisque sequacibus iras. 

Parte alia Marti, currumque, rotasque volucres 

Instabant, quibus ille viros, quibus excitat urbes:

Aegidaque horrificam, turbatae Palladis arma 

Certatim squamis serpentum, auroque polibant:

Connexosque angues, ipsamque in pectore Divae

Gorgona deserto vertentem lumina collo.

Tollite cuncta (inquit) coeptosque auferte labores, 

Aetnaei Cyclopes, & huc advertite mentem:

Arma acri facienda viro, nunc viribus usus,

Nunc manibus rapidis, omni nunc arte magistra,

Praecipitate moras, nec plura effatus. At illi

Ocyus incubuere omnes, pariterque laborem

Sortiti, fluit aes rivis, aurique metallum:

Vulnificusque chalybs vasta fornace liquescit.

Ingentem clypeum informant, unum omnia contra

Tela Latinorum, septenosque orbibus orbes

Impediunt, alij ventosis follibus auras

Accipiunt, redduntque: alij stridentia tingunt

Aera lacu, gemit impositis incudibus antrum.

Illi inter sese multa vi brachia tollunt

In numerum, versantque tenaci forcipe massam.

Je vous ay dit que cette piece estoit l' une des plus belles qui soit en Virgile, & le disant je n' en veux autre tesmoignage que de luy, lequel au quatriesme de ses Georgiques, avoit inseré les cinq derniers vers qu' il reprend icy mot pour mot au huictiesme de son Aeneide. Je vous veux mettre maintenant sur la monstre les bucherons, charpentiers, & matelots embesongnez pour les navires de Francus lors qu' il se preparoit de faire voile à sa fortune.

Incontinent par toute Chaonie

Se respandit une troupe infinie

De bucherons, pour renverser à bas

Maint chesne vieil touffu à large bras.

Par les forests s' esquarte cette bande, 

Qui ore un Pin, ore un Sapin demande,

Guignant de l' œil les arbres les plus beaux,

Et plus duisants à tourner en vaisseaux.

Contre le tronc sonne mainte congnee,

D' un bras nerveux à l' œuvre embesongnee,

Qui mainte playe, & mainte redoublant,

Coup dessus coup contre l' arbre tremblant,

A chef branlé, d' une longue traverse

Le fait tomber tout plat à la renverse

Avec grand bruict. Le bois estant bronché

Fut par le fer artisan detranché,

Fer bien denté, bien aigu, qui par force

A grands esclats fit enlever l' escorce

Du tronc du Pin sur la terre estendu,

En longs carreaux, & en poutres fendu.

Pleine de bois la charrette attelee, 

Va haut & bas par mont & par vallee: 

Qui gemissant enroüé souz l' effort 

Du pesant faix le versoit sur le bord.

Le manouvrier ayant matiere preste, 

Or' son compas, ores sa ligne apreste, 

Soigneux de l' œuvre, & congnant à grands coups 

Dedans les aiz, une suitte de clouz, 

D' un art maistrier les vieux Sapins transforme,

Et de vaisseaux leur fait prendre la forme 

Au ventre creux, & d' artifice pront 

D' un bec de fer leur aiguise le front. 

L' un allongeant le chanure à toute force 

Ply dessus ply, entorce sur entorce,

Menant la main ores haut, ores bas,

Fait l' atelage, & l' autre pend au mas 

A double rang des aisles bien venteuses, 

Pour mieux voguer sur les vagues douteuses, 

Et pour passer sur l' eschine de l' eau 

Plus tost que l' air n' est coupé d' un oiseau. 

Incontinent qu' accomply fut l' ouvrage, 

Devant la prouë on beche le rivage 

Comme un fossé large & creux pour passer 

Les nefs qu' on veut dans le haure pousser.

Là maints rouleaux à la course glissante,

Joints l' un a l' autre, au milieu de la sente 

Sont estendus, affin qu' en se suivant 

Les grands vaisseaux glissassent en avant 

Dessus le bord, qui craquetant se vire 

En rond chargé du faix de la navire. 

Les matelots à la peine indomptez,

D' eçà, delà rangez des deux costez, 

En trepignant du pied contre la place, 

De mains, de bras, d' espaules, & de face

Poussoient les nefs pour les faire rouler:

Une sueur ne cesse de couler 

Du front moiteux, une pantoise haleine 

Bat leurs poulmons, tant ils avoient de peine,

A toute force en heurtant d' esbranler 

Ces gros fardeaux paresseux à couler: 

Mais à la fin les navires poissees 

Dedans la mer tomberent eslancees: 

La mer son ventre en s' ouvrant leur presta, 

Puis l' anchre croche au bord les arresta.

Je ne veux pas dire que cette piece vienne au parangon de l' autre, si n' est elle point à rejetter, qui voudra balancer toutes les particularitez d' icelle. Mais si en contr'eschange j' ozois franchir le pas, & vous dire que nostre Poëte a eu quelquesfois le dessus du Romain, m' estimeriez-vous heretique? Jupiter courroucé qu' Enée aneanty par les delices de Cartage, oublioit les advantages que le destin luy promettoit, & à sa posterité dedans l' Italie, luy envoya Mercure son Ambassadeur ordinaire, pour le tanser aigrement de sa part, & luy faire retrouver ses premieres brisees.

Dixerat: ille patris magni parere parabat

Imperio, & primum pedibus talaria nectit

Aurea, quae sublimem alis, sive aequora supra,

Seu terram, rapido pariter cum flumine portant.

Tum virgam capit: hac animas ille evocat Orco

Pallentes, alias sub tristia tartara mitit,

Dat somnos, adimitque, & lumina morte resignat:

Illa fretus agit ventos, & turbida tranat

Nubila. Iamque volans apicem, & latera ardua cernis

Atlantis duri, coelum qui vertice fulcit,

Atlantis cinctum assiduè cui nubibus atris

Piniferum caput, & vento pulsatur, & imbri:

Nix humeros infusa tegit, tum flumina mento

Praecipitant senis, & glacie riget horrida barba.

Hic primum paribus nitens Cyllenius alis 

Constitit, hinc toto praceps se corpore ad undas 

Misit, aui similis quae circum littora, circum

Piscosos scopulos, humilis volat aequora iuxta:

Haud aliter terras inter coelumque volabat, 

Littus arenosum Libiae, ventosque secabat, 

Materno veniens ab auo Cyllenia proles.

Marguerite Royne de Navarre ayant toute sa vie combatu par sa vertu les venimeuses morsures de la chair, estant sur le point de mourir, Ronsard au cinquiesme livre de ses Odes introduit l' Ange qui par le commandement de nostre Seigneur Jesus Christ descend en la terre pour enlever au Ciel l' ame de cette sage & vertueuse Princesse. En quoy il voulut en tout imiter le passage de Virgile par moy cy-dessus recité, & encores comme il estoit homme qui faisoit sagement son profit de tout ce qu' il lisoit, representant l' Ange habillé comme le Mercure de Virgile, il emprunta les mots de Talonnier, Capeline, & Verge, de Maistre Jean le Maire de Belges, qui affectoit de Poëtiser dans sa prose, introduisant Mercure pour juger de la pomme d' or entre les trois Deesses. Oyons doncques maintenant Ronsard.

L' ange adonques s' est lié, 

Pour mieux haster sa carriere, 

A l' un & à l' autre pié, 

L' une & l' autre talonniere, 

Dont il est porté souvent 

Egal aux souspirs du vent, 

Soit sur la terre, ou sur l' onde, 

Quand sa roideur vagabonde 

L' avalle outre l' air bien loing, 

Puis sa perruque divine 

Coiffa d' une capeline 

Prenant sa verge en son poing.

De celle il est defermant 

L' œil de l' homme qui sommeille, 

De celle il est endormant 

Les yeux de l' homme qui veille.

De celle en l' air soustenu 

Nagea tant qu' il est venu 

S' aprocher sur la montagne 

Qui defend la France & l' Espagne,

Mont que l' orage cruel 

Bat tousjours de sa tempeste, 

Tousjours en glaçant sa teste

D' un frimas perpetuel. 

Delà se laissant pancher

A corps elancé grand erre

Fondoit en bas pour trencher

Le vent qui raze la terre,

Deçà & delà vaguant,

A basses rames voguant,

Ores coup sur coup mobiles,

Ores quoyes & tranquiles,

Comme l' oiseau qui pend bas,

Et l' aisle au vent il ne plie, 

Quand pres des eaux il espie

Le hazard de ses appas.

Je vous prie ne soyons vous & moy preoccupez, vous d' un respect que par fois avec trop de superstition nous portons l' ancienneté: Moy d' un amour extraordinaire que chacun porte naturellement à sa patrie: Que si vous me permettez d' en dire ce que j' en juge, Ronsard en ces trois couplets voulut representer, par le premier ce que Virgile avoit attribué à Mercure, par le second soubs la description du mont Pirené, celle de la montagne d' Atlas, & par le troisiesme l' oiseau qui voltige dessus les eaux: & en ces trois couplets, si j' en suis creu, je diray qu' entant que touche le premier, Ronsard va de pair & compagnon avecques Virgile: par le second il luy cede: mais quant au troisiesme, il passe d' un grand vol le vol de Virgile. J' adjousteray que l' oiseau de proye ne sçavroit mieux jouër de ses aisles en l' air, quand il aguette les poissons, que Ronsard a fait de sa plume pour figurer & mettre devant les yeux cest aguet. Vous me direz que Virgile en a esté l' inventeur, & Ronsard l' imitateur, & qu' il est aisé en adjoustant aux inventions de les rehausser. J' en suis d' accord, mais si j' ay cette recognoissance de vous, je demeure satisfaict & content. Parce qu' en ce faisant il faut tout d' une suite recognoistre que nostre langage François ne manque de rien, non plus que le Latin, pour exprimer les belles conceptions, quand il tombe en bonne plume. C' est une chose familiere aux meilleurs Poëtes d' imiter ceux qui les ont devancez: Ainsi le fit Virgile à l' endroit d' Homere, ainsi l' a fait Ronsard à l' endroit du mesme Virgile: & cela mesme fut cause, que Macrobe anciennement ne douta de faire comparaison des vers de Virgile avecques ceux d' Homere les tenant diversement en balance. Et de nostre temps Jules Scaliger en son Critique, livre non à autre fin composé, que pour contrecarrer la Poësie de Virgile, non seulement aux autres Poëtes, mais aussi à celle d' Homere: Et toutesfois ne pensez que sans user de Virgile pour patron, nous ne trouvions une infinité de belles pieces en Ronsard dont je me contenteray d' en reciter une ou deux pour toutes, & encores crain-je qu' en les recitant je n' attedie le Lecteur par la longueur de ce chapitre. Au chant Pastoral qu' il fit sur le partement de Madame Marguerite sœur du Roy Henry deuxiesme, lors nouvellement mariée au Duc de Savoye, il depeint le Printemps, & la posture d' un pastre joüant de sa musette.

Au mois de May que l' Aube retournee 

Avoit esclose une belle journee, 

Et que les voix d' un million d' oiseaux, 

Comme à l' envy du murmure des eaux, 

Qui haut, qui bas contoient leurs amourettes

A la rozee, aux vents, & aux fleurettes:

Lors que le ciel au Printemps se sourit, 

Quand toute plante en jeunesse fleurit, 

Quand tout sent bon, & que la riche terre 

Ses riches biens de son ventre desserre, 

Toute joyeuse en son enfantement.

Errant tout seul, tout solitairement, 

J' entre en un pré, du pré en un bocage, 

Et du bocage en un desert sauvage, 

Où j' advisay un pasteur qui portoit 

Dessus le dos un habit qui estoit

De la couleur des plumes d' une grue,

Sa panetiere à son costé penduë, 

Estoit d' un loup, & l' effroyable peau 

D' un Ours pelu luy servoit de chappeau. 

Lors appuyant un pied sur la houlette, 

De son bissac aveint une musette, 

La met en bouche, & ses leures enfla, 

Puis coup sur coup en haletant soufla 

Et resoufla d' une forte halenee, 

Par les poulmons reprise & redonnée. 

Ouvrant les yeux, & dressant le sourcy. 

Mais quand par tout le ventre fut grossi 

De la Chevrette, & qu' elle fut egale 

A la rondeur d' une moyenne bale,

A coups de coulde en repousse la voix,

Puis ça, puis là, faisant saillir ses doigts 

Sur le pertuis de la musette pleine, 

Comme saisi d' une angoisseuse peine, 

Pasle & pensif avec le trister son

De sa musette ourdit cette chanson. 

Je deffie toute l' ancienneté de nous faire part d' une piece mieux relevee, & de plus belle estoffe que cette cy. Entre tous les Poëmes de nostre Poëte je fais grand compte de ses Hymnes, & entre elles de celles des quatre saisons de l' annee, & encores de celle de l' Or, & en cette cy de ce placard qui m' a semblé tres-beau.

On dit que Jupiter pour vanter sa puissance

Monstroit un jour sa foudre, & Mars monstroit sa lance,

Saturne sa grand faux, Neptune ses grands eaux,

Apollon son bel arc, Amour ses traits jumeaux,

Bacchus son beau vignoble, & Ceres ses campagnes,

Flora ses belles fleurs, le Dieu Pan ses montagnes,

Hercule sa massue, & brief les autres Dieux

L' un sur l' autre vantoient leurs biens à qui mieux mieux.

Toutesfois ils donnoient par une voix commune

L' honneur de ce debat au grand Prince Neptune,

Quand la terre leur mere espointe de douleur

Qu' un autre par sur elle emportoit cest honneur, 

Ouvrit son large sein, & au travers des fentes 

De sa peau leur monstra les mines d' or luisantes, 

Qui rayonnent ainsi que l' esclair du Soleil 

Quand il luit au midy, lors que son beau resueil 

N' est point environné de l' espais d' un nuage, 

Ou comme l' on voit luire au soir le beau visage 

De Vesper la Cyprine, allumant les beaux crins 

De son chef bien lavé dedans les flots marins.

Incontinent les Dieux eschauffez confesserent 

Qu' elle estoit la plus riche, & flattans la presserent 

De leur donner un peu de cela radieux 

Que son ventre cachoit pour en orner les cieux.

Ils ne le nommoient point: car ainsi qu' il est ores 

L' or pour n' estre cognu ne se nommoit encores.

Ce que la terre fit, & prodigue honora

De son Or, ses enfans, & leurs cieux en dora. 

Adoncques Jupiter en fit jaunir son throne, 

Son sceptre, sa couronne, & Junon la matrone

Ainsi que son espoux son beau throne en forma,

Et dedans ses patins par rayons l' enferma.

Le Soleil en crespa sa chevelure blonde, 

Et en dora son char qui donne jour au monde:

Mercure en fit orner sa verge qui n' estoit

Auparavant que l' If: & Phoebus qui portoit

L' arc de bois, & la harpe, en fit soudain reluire

Les deux bouts de son arc, & les flancs de sa lyre:

Amour en fit son traict, & Pallas qui n' a point

La richesse en grand soin, en eut le cœur espoint, 

Si bien qu' elle en dora le groin de sa Gorgonne,

Et tout le Corcelet qui son corps environne:

Mars en fit engraver sa Hache, & son Bouclier.

Les Graces en ont faict leurs demiceints boucler,

Et pour l' honneur de luy, Venus la Cytherée

Tousjours depuis s' est faite appeller la doree:

Et mesmes la Justice a l' œil si refrongné,

Non plus que Jupiter ne l' a pas desdaigné:

Mais soudain cognoissant de cest or l' excellence

En fit broder sa robbe, & faire sa balance.

Je laisse une infinité d' autres beaux traicts qui se trouvent espandus par ses œuvres, lesquels font contrecarre à l' antiquité. Mais à quel propos tout ce que dessus? Pour vous dire que nostre langue, graces à Dieu, n' est non plus souffreteuse que la Latine en tous les subjects qui se peuvent offrir: & au surplus que si nous avions beaucoup de Ronsards nostre Poësie Françoise ne cederoit en rien à l' ancienne des Romains: veu que luy seul s' est diversifié en autant de genres de Poësie qu' il luy a pleu par un privilege special non commun à tous les autres Poëtes: En tous lesquels il s' est rendu admirable, & si je l' ose dire l' outrepasse de tous les autres. Pour cette cause dix ans auparavant son decés, je fis pour luy cest eloge qui est dedans le premier livre de mes Epigrammes Latins. 

Ad Petrum Ronsardum.

Seu tibi numeri Maroniani, 

Seu placent Veneres Catullianae, 

Sive tu lepidum velis Petrarcham, 

Sive Pindaricos modos referre, 

Ronsardus numeros Maronianos, 

Ronsardus Veneres Catullianas, 

Nec non Italicum refert Petrarcham, 

Nec non Pindaricum refert leporem: 

Quin & tam bene Pindarum aemulatur, 

Quin & tam variè exprimit Petrarcham, 

Atque Virgilium, & meum Catullum, 

Hunc ipsum ut magis aemulentur illi. 

Rursus tam graviter refert Maronem, 

Ut nullus putet hunc Catullianum: 

Rursus tam lepide refert Catullum,

Ut nullus putet hunc Maronianum. 

Et cum fit Maro, totus & Catullus, 

Totus Pindarus, & Petrarcha totus, 

Ronsardus tamen est sibi perennis. 

Quod si nunc redivivus extet unus 

Catullus, Maro, Pindarus, Petrarcha, 

Et quotquot veteres fuere vates, 

Ronsardum nequeant simul referre 

Unus qui reliquos refert Poëtas.

Et encores luy fis je present de son Epitaphe quatre ans devant qu' il decedast.

Has tibi viventi, magne ô Ronsarde, sacramus,

Quas nos defunctis solvimus inferias. 

Haud aliter poteras donari hoc munere, ut in quem, 

Invida mors nullum vendicat imperium.

Inventions dont je suis tres-aise de vous faire part, combien qu' elles soient ailleurs enchassees. Il nasquit le 11. Septembre 1524. mourut le 27. Decembre 1585. en son Prioré de Sainct Cosme pres de Tours, où il fut enterré à costé senestre de l' autel, si vous entrez dedans l' Eglise, sans qu' il y ait aucune remarque de tombeau, fors une vingtaine de carreaux neufs de brique, au millieu de plusieurs autres vieux. Qui fut cause qu' un jour Sainct Marc mil cinq cens octante neuf, oyant vespres en ce lieu, poussé de son influence, ou bien d' un juste despit de voir ce grand personnage en une sepulture si pauvre, je luy fey sur le champ cest autre Epitaphe, qui ne peut estre approprié qu' à luy.

Si Latiis mundus, Graijs qui *Kosmos habetur,

Atque tuus toto floret in orbe labor,

Dignius hoc, nullum poteras sperare sepulchrum, 

In Cosmi sancta qui requiescis humo. 

Et à l' instant mesme le traduisy en cette façon. 

Si Cosme en Grec denote l' univers, 

Et que ton nom embelly par tes vers, 

Passe bien loin les bornes du Royaume, 

Tu ne pouvois choisir manoir plus beau,

Pour te servir, mon Ronsard de tombeau,

Que ce Sainct lieu, ainçois que ce Sainct Cosme.

Je devois cela, & à sa memoire, & à l' amitié que nous nous portions l' un à l' autre: Encores ne me veux je estancher en luy. De toute cette grande compagnie qui mist la main à la plume sous le Roy Henry II. ils en restoient quatre, Theodore de Beze, Pontus de Tiard, Louys le Charond & moy, si toutesfois je merite d' estre enrollé en ce catalogue. De ces quatre les deux premiers sont de fraische memoire decedez, & les deux derniers pleins de vie. Et par ce que les deux premiers eurent quelques conformitez de rencontres, toutesfois sous diverses Religions, je ne douteray de donner icy à chacun d' eux son Eloge. 

Beze pendant sa jeunesse fit divers Poëmes François & Latins, qui furent tres-favorablement embrassez par toute la France: Et singulierement ses Epigrammes Latins dedans lesquels il celebroit sa maistresse sous le nom de Candide. Et l' an 1548. changeant de Religion il fit contenance de les mespriser, & s' habitua à Lozanne où pour trouver moyen de viure il enseigna la langue Grecque & lettres humaines aux gages de la ville. Quelques annees apres appellé au Ministeriat de Geneve, il fut employé aux principales charges, tant de la ville, que de leur Religion, & de fait lors qu' elle commença d' estre preschee à face ouverte en cette France, ce fut luy qui ouvrit le pas au grand Colloque de Poissy, devant le Roy Charles neufiesme. Depuis retiré à Geneve il composa plusieurs livres à sa guize sur la Saincte Escriture. Et encores eut cest honneur de baiser les mains de nostre Grand Roy Henry IIII. de ce nom lors de la demolition du fort de Saincte Catherine, fascheuse bride aux habitans de Geneve. En fin mourut aagé de quatre vingts six ans, le 13. Octobre mil six cens six, lendemain de la grande Eclipse du Soleil. Quant à nostre Pontus de Tiard il composa en sa jeunesse ses Erreurs amoureuses, se joüant sur ce mot d' erreurs, à cause de son nom de Pontus. Et sous ce gage acquit tel credit entre les Poëtes que Ronsard luy donnoit l' honneur d' avoir esté le premier introducteur des Sonnets en cette France: & moy mesme au second livre de mon Monophile l' agregeay en tiers pied avec Ronsard & Bellay: Toutesfois depuis il quitta la Poësie, & en son lieu embrassa, tant la Philosophie, que Mathematiques. Et sur cette opinion traduisit en nostre langue les Dialogues de Leon Hebrieu de l' Amour. Livre qui sous les discours de l' amour comprend toute la Philosophie: Et pareillement composa son Solitaire, ou de l' Univers, plein de tresgrande erudition & doctrine. Continuant ses estudes de cette façon, il fut fait Evesque de Chalon sur Saone en l' an 1571. & de là en avant adonna tout son esprit à nostre Theologie, sur laquelle il fit quelques livres que j' ay eu autresfois en ma possession, entre lesquels est l' Homilie tres-belle sur la Patenostre. Employé en toutes les affaires du Clergé de la Province de Bourgongne, où son Evesché estoit assise. Et sur tout il me souvient qu' estant le premier des Deputez du Clergé de sa Province en l' assemblee des Estats qui fut tenuë dedans la ville de Blois l' an 1588. luy seul se roidit pour le service du Roy, contre le demeurant du Clergé, lequel en ses communes deliberations ne respiroit que rebellion, & avilissement de la Majesté de nos Roys. J' en puis parler comme celuy qui le voyois lors de deux ou trois jours l' vn (an). Et parce qu' il voyoit une tempeste generale à laquelle nous estions de nous mesmes par nostre malheur portez, il estima, comme le sage nautonnier, devoir caller la voile en l' ancienneté de son aage: Partant sous le bon plaisir du Roy Henry III. il se demist de son Evesché entre les mains de Messire Cesar de Tiard son nepueu, personnage de singuliere recommandation & merite. Menant de là en avant une vie quoye & tranquille au milieu des troubles. En fin mourut aagé de quatre vingts trois ans au mois de Septembre en l' annee mesme que Beze: Ayant gaigné le devant sur luy en l' autre monde, d' un mois. Theodore de Beze pour le grand rang qu' il tenoit entre les siens, n' a point manqué de paranymphes apres sa mort, mesmes Antoine Faye l' un de ses compagnons au Ministeriat, à escrire amplement sa vie en beau Latin, au bout de laquelle il y a plusieurs Epitaphes en langues Hebraïque, Grecque & Latine. Et vrayement je serois ingrat si je ne rendois pareil devoir à nostre Ponthus de Tiard, qui m' aimoit & que j' honorois. C' est pourquoy je luy ay voulu dresser ce Tombeau, tant en vers François que Latins, avec l' anagramme de son nom.

Apres avoir chanté d' un doux utile vers 

De ton jeune Printemps les Erreurs amoureuses, 

De là sur ton esté par œuvres plantureuses 

Representé au vif tout ce grand univers:

Depuis creé Prelat, changeant de ton divers, 

Tu combatis hardy par armes genereuses, 

De ce siecle maudit les erreurs malheureuses, 

Grand Hercule meurtrier de nos Monstres pervers.

Orateur non pareil, admirable Poëte,

Divin Prelat tu fis sur ton Hyver retraitte, 

Choisissant successeur l' honneur de nostre tans.

Voila comment Ponthus tu menas vie calme, 

Et comme des Prelats tu emportas la Palme, 

Ayant heureux vescu quatre vingts & trois ans.

Je pense avoir par ce Sonnet discouru tout au long le cours de sa vie: 

Ce quatrain Latin en fera autant, mais en moins de paroles.

Ponthus Tïardeus. 

Tu Dei pastor unus.

Mellito iuvenis versu qui lusit amores, 

Inde Mathematicis artibus emicuit, 

Idem etiam sanctis excelluit ordine libris:

Hospes nil mirum est, omnia Ponthus erat. 

Je ne pouvois graver dans un marbre plus seur & fidelle que cestuy l' honneur que je porte à sa memoire.