jeudi 17 août 2023

Extraict du Privilege du Roy. // FIN

Recherches, France, Étienne Pasquier, 1611, 1621, Kindle



Extraict du Privilege du Roy. 

Louys par la grace de Dieu Roy de France et de Navarre: A nos amez & feaux les gens tenans les Cours de Parlement, Prevost de Paris, Baillif de Rouen, Seneschaux de Lyon, Thoulouse, Bourdeaux & Poitou, ou leurs Lieutenans, & tous nos autres Justiciers & Officiers qu' il appartiendra, Salut. Nos bien aimez LAURENS SONNIUS, & JEAN PETIT-PAS Marchands Libraires en l' Université de Paris, nous ont fait remonstrer qu' ils ont recouvert un livre intitulé, Les Recherches de la France, d' Estienne Pasquier, Conseiller & Advocat General du Roy en la Chambre des Comptes de Paris: lequel les dits LAURENS SONNIUS, & JEAN PETIT-PAS, desireroient volontiers imprimer ou faire imprimer: mais ils craignent qu' apres les avoir exposez, aucuns Imprimeurs & Libraires de cestuy nostre Royaume les voulussent semblablement imprimer, ou suscitassent les estrangers à ce faire, & par ce moyen frustrer les dits Sonnius & Petit-pas de leurs frais & mises, rendre leur peine inutile, & leur faire recevoir perte & dommage. Pour à quoy obvier, & a fin qu' ils se ressentent du fruit de leur labeur: ils nous ont tres-humblement supplié & requis leur permettre faire imprimer le dit Livre, & interdire tous autres Libraires & Imprimeurs, de l' imprimer, ou faire imprimer, & aux Estrangers d' en apporter, vendre, ny distribuer, en aucune maniere que ce soit, & à ces fins leur octroyons nos lettres necessaires. Nous a ces causes desirans l' advancement de la chose publique en cestuy nostre Royaume, & ne voulans permettre que les dits supplians soient frustrez de leurs frais, peines & labeurs: Vous mandons & enjoignons par ces presentes que vous ayez à permettre comme nous permettons aus dits Sonnius & Petit-pas d' imprimer ou faire imprimer, vendre & distribuer le dit Livre, en telle forme & caractere que bon leur semblera: faisant tres-expresses inhibitions & defences à tous autres Imprimeurs & Libraires, & autres personnes de quelque estat & condition qu' ils soient de l' imprimer ou faire imprimer, vendre ne distribuer, contrefaire ny alterer, sans le consentement exprés des dits Sonnius & Petit-pas, durant le temps & terme de dix ans apres que le dit Livre sera parachevé d' imprimer, & aux Estrangers d' en apporter, vendre ne distribuer, sinon que de ceux qu' avront fait imprimer les dits supplians, sur peine aux contrevenans de cent liures tournois d' amande pour chacun des exemplaires, applicables, moitié à nous, & l' autre moytié aus dits Supplians: Confiscations d' iceux, despens, dommages & interests. De ce faire vous donnons pouvoir & mandement special, nonobstant oppositions ou appellations quelconques, pour lesquelles & sans prejudice d' icelles ne voulons estre differé, clameur de haro, Chartre Normande & privilege de pays. Ausquels nous avons desrogé & desrogeons par ces dites presentes, & pour ce que d' icelles l' on pourra avoir affaire en plusieurs & divers lieux, nous voulons qu' au vidimus d' icelles fait par l' un de nos amez & feaux Conseiller, Notaire & Secretaire, foy soit adjoustee comme au present original: & outre que en mettant par bref le contenu du present Privilege au commencement ou à la fin du dit Livre, que cela ait forme de signification, & soit de tel effect, force & vertu, que si ces dites presentes avoient esté particulierement monstrees & signifiees: Car tel est nostre plaisir. Donné à Paris le dixiesme jour de Janvier, l' an de Grace mil six cens vingt & un, & de nostre regne le douziesme.

Par le Roy en son Conseil.

Signé, PAULMIER.

Et seellé du grand seel de cire jaune.

Pour-parler d' Alexandre.

L' ALEXANDRE. 

En ce Pour-parler, l' Autheur par forme de Paradoxe excuse tous les defaux que l' on impute au Roy Alexandre.

ALEXANDRE. RABELAIS.

Vraiement comme nous disons, ce furent de grandes merveilles, & eust esté fort mal aisé de penser qu' en un instant mon Royaume se fust eschantillonné en parcelles, ny que ce miserable Antipatre & ses complices, non assouvis de ma mort, n' eussent voulu contenir leurs mains à l' endroit de tous les Princes de mon sang: & pour un desir de regner, violer tout droit divin & humain.

RABELAIS. Il est ainsi comme je te dy, & croy que je n' ay esté le premier qui t' en ay apporté les nouvelles: & à bien dire de cette convoitise de regner tu t' en dois prendre à toy mesme, qui leur en baille le modelle.

ALEXANDRE. Tu t' abuses, car si tu fus oncques bien informé de mes faits, jamais il ne m' entra au cœur de commettre un acte lasche & meschant: ains tant que la justice, la foy, la magnanimité & courage ont peu avoir de credit en un Prince, tant l' ont elles trouvé en moy, voire jusques à exercer la vengeance, en faveur de mes ennemis, encontre ceux qui par voyes sinistres leur avoient joüé tours de lascheté. Et qu' ainsi ne soit je m' en rapporte à l' execution & supplice que je fey prendre de Bessus, qui avoit trahistreusement mis à mort son Maistre Darius, pour s' emparer des Bactriens: combien que peu apres à Porus voulant regner de bonne guerre entre les Indiens, & faisant tout devoir d' ennemy, mais toutesfois d' homme de bien pour se maintenir encontre moy en grandeur, tant s' en faut que je m' aigrisse en son endroit, qu' estant tombé à ma discretion, sans qu' il me requist pardon je le restably en tous ses Estats & honneurs, tellement que je n' eus jamais ennemy destiné quoy que je le guerroyasse, mais d' une gayeté de cœur j' entrepris de courir le monde (comme en un jeu de prix) pour faire espreuve de ma vaillance, contre celle des autres: aidé en cela d' un juste desir de vengeance des torts & outrages receus par la Grece, des anciens Roys de Perse. Au moyen dequoy mes grands ennemis furent forcez mesmes en leurs grandes infortunes favoriser ma fortune, & requerir aux puissans Dieux que s' ils avoient à les despoüiller de leurs Royaumes, ils ne permissent qu' autre que moy s' en investit. Et toutesfois apres avoir reduit en paix toutes les affaires de la Grece, apres avoir rendu tributaires une Cilicie, Carie, Lydie, Capadoce, Phrygie, Paphlagonie, Pamphilie, Pistie, Surie, Phenicie, Armenie, Perside, Aegypte, Parthie, Illiric, Bactrie, Hircanie, Scythie: & qui plus est l' Inde auparavant cogneuë seulement de son nom, apres tant de travaux & fatigues tu me contes qu' un chacun fit eschantillon de mon Empire à son profit, & que tous mes parens demeurerent non seulement en croupe, mais aussi furent miserablement meurtris, par ceux que j' avois eslevez.

RABELAIS. Ne t' en esbahis Alexandre, car toy mesme, lors de ton decés, respondis à ceux qui te demandoient lequel d' entr'eux il te plaisoit eslire pour ton successeur, Celuy, dis-tu, qui par recommandables exploits s' en rendra le plus digne: sententiant par ce moyen contre les tiens (lesquels ou par deffectuosité de sens ou d' aage, se trouverent inhabiles à soustenir si grand faix) leur faisant non seulement tort par cette sentence, mais donnant certaine ouverture de discordes & partialitez entre tes Capitaines, chacun d' eux pretendant que la Couronne par ton testament & ordonnance de derniere volonté luy devoit appartenir. Pour à laquelle faire sortir son effet, furent contraints d' en apprendre la decision par les armes, a fin qu' au plus habille d' entr'eux demeurast en fin la febue: toutesfois & trouvans égaux partirent entre eux le gasteau, demeurans les tiens supplantez.

ALEXANDRE. He! vrayement encores devoit-on avoir cognoissance de mes bien faits, & en faveur de moy tenir en quelque nombre les miens, comme ceux ausquels par droict successif appartenoit, sinon la Monarchie des Perses, pour le moins celle de Macedone.

RABELAIS. Ce que tu dis est veritable: toutesfois quand quelqu'un s' est emparé à bonnes enseignes d' un Royaume, jamais il ne defaut de tiltres, pour le moins qui soient coulourez, ou d' une infinité de tesmoins, lesquels au lieu d' une plume & ancre signeront à la pointe de leurs espees, & aux despens de leur sang, que le Royaume leur appartient. D' avantage il y a depuis ton decés une certaine reigle qui a gaigné la vogue parmy les grands. C' est qu' en matiere de Royaumes, il faut estre chiche de foy & justice à ceux qui les veulent occuper. Car cette envie de commander n' entrant jamais qu' en grand cœur (comme tu sçais trop mieux de toy mesme) si est-ce que la plus part du temps, ceux qui t' esgalerent en courage, n' eurent pas la fortune en main comme toy: Ainsi sont-ils ordinairement semonds de se servir des occasions, selon que le temps leur en presente l' avantage: ores que ce soit contre droict, asseurez qu' estans arrivez à leurs fins, ils trouveront prou de pretextes honnestes, pour donner fueilles à leurs possessions & jouyssances. Chose qui ne se trouvera avoir esté requise en toy, qui eus une proüesse accompagnee de bon heur, & un bon heur en tous tes faits guidé d' une inestimable proüesse.

ALEXANDRE. Et quant à moy j' estime que s' il pleust aux Dieux me doüer de tant de faveurs, fut pour autant que j' en estois digne. Au contraire ceux dont tu parles, encores que pour quelques temps leurs affaires leur succedent bien, si demeurent-ils assiegez d' une perpetuelle crainte de ceux lesquels ils priverent de leurs Royaumes, qui se resentent à tousjours du tort qui leur a esté faict.

RABELAIS. Voila pourquoy les plus sages, pour asseurer leurs estats, ruinent de fonds en comble, & la memoire, & la maison des Seigneurs, sur lesquels ils ont pratiqué telles voyes, a fin qu' à l' advenir il ne ressuscite aucun, sous l' adveu duquel, on leur face teste, comme je te disois maintenant estre advenu à telle famille.

ALEXANDRE. Voire mais quand toutes choses leur seroient reüssies de ce costé la à souhait, si ne se sçavroient ils toutesfois asseurer de la part du peuple, qui d' un certain instinct est tousjours plus affectionné envers son Prince naturel, que d' un autre qui se fait adopter par moyens ainsi obliques.

RABELAIS. Le peuple favorise aux Princes selon le bon traictement qu' il en reçoit, d' autant qu' il eschet quelquesfois que les subjects mal traictez de leur propre Prince, ne demandent que changement: a fin que le nouveau receu, pour captiver leur bien vueillance, les remette en leurs anciennes franchises & libertez. Et au surplus il ne faut faire estat general de la vie ou mort des Roys, parce que leurs evenemens sont divers selon les jugemens de Dieu, & non selon ce que nous estimons estre en eux de merite. Qu' ainsi ne soit, si tu estois en l' autre monde, tu pourrois veoir advenir qu' un Roy d' une ancienne souche,

favorisé de la plus grande partie de son peuple, sera ce neantmoins par un je ne sçay quel desastre ou opinion, à tort imprimee de luy, mis à mort par les siens mesmes: comme tu pourrois bien sans chercher exemple plus loing, donner tesmoignage de toy. Quelque autre fois il adviendra qu' un autre, qui contre tout droict & raison aura usurpé la Couronne, voire depossedé le peuple (avec mil meurtres & massacres) de son ancienne liberté, receura tant de faveur des corps celestes, qu' il viura en tout honneur & seureté avec ses subjects, sans que sur la fin de ses jours il reçoive autre violence que de sa mort naturelle: Quoy? ne vois tu là cest Auguste, qui a le bras encores tout ensanglanté de la mort de tant de notables personnages zelateurs du bien public, estre neantmoins diapré & revestu d' un diademe, avec une singuliere amitié & reputation de tous? Tu me diras paraventure qu' apres avoir commis tant de meurtres, il se reconcilia à son peuple, par une infinité de grands dons. Voy je te prie aupres de luy ce Jules Cesar son oncle, qui apres la guerre Civile, par tels attraicts & allechemens voulut gaigner la faveur des grands & petits, si fut il miserablement mis à mort par ceux qui luy devoient la vie mesme. Tant ne peut faillir en nous ce qui nous est determiné: Et de forger apres humainement les raisons de tels accidens, c' est le fait d' un cerveau creux, & esgaré: ains faut attribuer tels definimens au grand Dieu, qui par un mystere caché s' en reserve la cognoissance. Et au demeurant, és grandes affaires user du present, sans se soucier du futur: guidans toutesfois de telle façon nos œuvres, que selon la conduite d' un bon jugement humain il ne nous en puisse meschoir.

ALEXANDR. Je t' enten, tu veux dire que pour crainte de mort ou de vie, il ne faut laisser eschapper les Royaumes en quelque façon que ce soit, quand les occurrences y sont. Et je te dy que quand il n' y avroit que le remords de conscience qui nous liure les premiers assaults à l' article de nostre mort, & ne nous laisse jamais, ains poursuit jusques à l' autre monde, que c' est un suffisant obstacle pour divertir nos pensees de telles malheurtez tiranniques. Qu' il soit vray, avises ce mesme Auguste, quoy que par superficielle monstre il face le bon compagnon, toutesfois comme il a par le derriere, le cerveau tenaillé de son propre remords. Estimes tu qu' il en soit moins de ces paillards Antipatre & Cassandre, & leurs complices, vers lesquels si tu tournes ta veuë, tu les verras n' estre tourmentez d' autre furie que deux (d' eux) mesmes? Et quant à moy combien que mon desastre sur la fin de mes jours fust tel que par les miens mesmes me fut presenté la poison dont finalement je mouru, si est-ce que ny à ma mort, ny apres, je ne me sentis jamais combatu d' aucune sinderése de conscience, par ce qu' en mon ambition il ne m' advint jamais faire acte qui ne fust Royal. Premierement a fin que par le menu je te raconte quelques discours de mon grand cœur, sur mon advenement à la Couronne encores que je fusse en bas aage, & trouvasse toutes choses en desarroy, tant par la mort inopinee de mon pere, que pour les partialitez & revoltes qui se brassoient encontre moy, si est-ce que, contre l' opinion de tous, j' asseuray de telle façon mon Estat, que chacun commença à concevoir une incroyable esperance de moy. De maniere que par une generale Diete je fus des Ligues de la Grece esleu Capitaine general, pour entreprendre le voyage de la Perside: En quoy je me portay d' une telle braverie, que là où les autres Princes aux grands appareils & entreprises sont coustumiers de sur-charger leurs pauvres peuples d' infinies tailles & imposts, au contraire je donnay exemption aux miens de toutes charges, horsmis seulement de la guerre: Et pour le regard de mon domaine j' en fis telle part à mes principaux Capitaines, pour les animer à ma suite, qu' il ne m' en resta aucune chose. Ce qu' apercevant l' un de mes favoris Perdicas s' enquist de moy qui me demeureroit de reserve? l' esperance d' une grande conqueste, luy respondis-je: qui fut cause que luy & les autres à son exemple remettans entre mes mans les liberalitez dont j' avois usé envers eux, voulurent avoir part au mesme butin que moy. Ainsi contre ma volonté je demeuray saisi de tout mon domaine, & toutesfois en grande reputation envers les miens. Quoy? à la premiere desconfiture de Darius, de quelle courtoisie usay je envers sa femme, sa mere & ses enfans? de quel dueil parachevay-je les funerailles de sa femme, & celles mesmes de Darius, quand au piteux estat qu' il estoit me despoüillay de mon manteau Royal, pour en couvrir son corps mort? Quelle faveur pratiquay-je envers sa fille aisnee que je ne desdaignay de prendre à espouse? Tellement que peu apres mon decés je feus adverty de quelques uns qui vindrent de l' autre monde que Sigigambis mere de Darius advertie de mon infortune, & portant plus d' amertume de ma mort que de celle de son propre fils, pour les grandes obligations qu' elle avoit receuës de moy, me voulut peu apres faire compagnie. Tant y a que je composay d' une telle façon tout le cours de ma vie, qu' encores qu' esmeu d' un zele d' extreme ambition & honneur je m' acheminasse à une si grande conqueste, toutesfois ne se trouvera qu' il y eut jamais en moy tache de vilenie, ou avarice: ny mesmes que pour arriver à cette extremité de grandeur, je soüillasse ma renommee d' un tour lasche & chetif. Aussi me vois tu icy franc & libre, & non accompagné du remords, comme la pluspart de ces autres Roys, voire que mes ennemis mesmes devant la face de Minos prindrent la cause pour moy.

RABELAIS. Cestuy certainement est un heur, mais tu ne dis que peut estre tes propres amis se firent parties formelles encontre toy; avec lesquels tu te portas de plus estrange façon qu' à l' endroict des estrangers.

ALEXANDRE. Comment? ay-je laissé quelque mauvaise bouche de moy apres ma mort?

RABELAIS. Que t' en va-il de pis ou mieux pour cela à cette heure que tu es icy, & que depuis deux mil ans en ça, ou environ, tu as satisfaict au commun devoir de nature?

ALEXANDRE. Ha! ja (à) Dieu ne plaise que je m' en soucie si peu, car ores que j' eusse fourny à nature, si n' avrois je satisfaict à mon propre contentement.

RABELAIS. Ouy bien si tu estois en l' autre monde, où quelques flateurs pourroient chatoüiller tes aureilles d' un honorable recit de tes faicts: mais à present ne vois tu que pour tes paradoxes proüesses, tu n' es rien plus que nous? D' ailleurs n' as tu pas peu apprendre de ton grand maistre Aristote le peu de compte qu' il fit d' un mesdisant? Qu' il me batte en mon absence (fit-il.) Aussi de te soucier apres ta mort quel tu sois envers le commun peuple, c' est un acte de trop grande curiosité: attendu que nous autres de l' autre monde devons avoir l' esprit si fiché en considerations plus hautaines, que ne sont ces choses basses, viles & terriennes, desquelles tu te ronges la pensee.

ALEXANDRE. Ha! pour Dieu ne m' uses point de ce langage: autrement tu m' inviterois à lamenter mes travaux, ausquels je ne m' exposay jamais sinon sous une brave attente de l' immortalité, & de mon nom, & de mes faicts. Pour cette cause si j' en suis bien memoratif fis je quelquesfois responce à aucuns de mes Capitaines plus soucieux de ma santé que moy-mesme, que je mesurois ma grandeur, non point au cours de ma vie, ains de la gloire que j' esperois quelque jour en recevoir. Ainsi considere, je te prie, quel regret ce me seroit de me voir maintenant frustré d' une si longue esperance. Partant conte moy je te prie quelles nouvelles couroient de moy parmy le monde, quand tu nous vins voir en ces lieux.

RABELAIS. En bonne foy toutes vieilles, & celles que tu viens presentement de deduire; que tu fus en premier lieu un parangon de tous les Roys qui oncques nasquirent dessous la chape du Ciel, entreprenant bravement, & executant heureusement tes entreprises. Car de prudence & moins de temerité quelques uns en desirent dans toy.

ALEXANDRE. Ceux qui la desirent en moy ont eux mesmes faute de prudence, ne cognoissent que j' avois certaine & asseuree cognoissance de ma fortune. Je ne te nie pas que par fois quelques uns par ignorance, ont plus de confiance en leurs entreprises que la raison ne voudroit: & aussi par fois, pour trop se fonder en raisons, les autres sont trop tardifs à executer leurs desseins. Mais quand on cognoist sa portee, sans se soucier des traverses qui peuvent s' offrir en chemin, il ne faut faire aucunement doubte de se soubmettre hazardeusement aux dangers, d' autant qu' il n' en vint jamais qu' une heureuse resource. Mais à ceux qui sont bien nez comme je me cognoissois, il faut penser que la nature ne nous accompagne jamais de hauts & magnanimes desirs, que semblablement elle ne nous baille la fortune pour nostre escorte. Mais pour n' entrerompre ton propos.

RABELAIS. On dit aussi que tu fus Prince chaste le possible, usant d' extreme diligence, hardy de ta personne, & qui est le comble de tes loüanges, juste (comme tu as recité) & droicturier à l' endroit de tes ennemis.

ALEXANDRE. Vray Dieu quel plaisir je reçois t' escoutant tenir tels propos.

RABELAIS. Mais escoute, ceux qui t' exaltent ainsi, disent que tu obscurcis ta gloire de plusieurs autres grands vices, lesquels mis en comparaison avec tes merites, on ne sçait de quel costé balancer. ALEXANDRE. Ha! que dis tu?

RABELAIS. Je ne te mens d' un seul mot: En premier lieu ils disent que tu t' oublias grandement quand né & extraict d' une nation Gregeoise, florissante dessus toutes autres, toy qui avois reduit sous ton obeyssance la Perside, & vaincu deux ou trois fois un Darius, toutesfois oubliant tes premieres façons, chargeas sur ta teste la Tiare Perside entremeslant tes habits avec ceux de ces Barbares, te descouvrant par ce moyen en vainquant avoir esté plus vaincu qu' auparavant ta victoire.

ALEXANDRE. Et bien n' y a-il que cela?

RABELAIS. Ils adjoustent la grande faute que tu commis, quand d' une outrecuidee opinion, vilipendant le lieu dont tu estois issu, te fis appeler fils de Dieu: & non content de cela, te voulus faire adorer des tiens, lesquels ce neantmoins tu sçavois estre de condition franche & libre, c' est à dire sortis du pays de la Grece, & non de nation barbare. De là, passant ailleurs, on dit que tu estois bon coustumier de te forboire. Chose toutesfois que de ma part j' ay tousjours trouvee excusable, excepté que pendant que ton vin cuvoit, tu estois de fort difficile accés, & tel qu' à ton grand deshonneur, tu ne pardonnas mesmement à ce tien grand amy Clitus qui estoit ton oncle de laict, & frere de ta mere nourrisse. D' avantage la plus part mesme ne se veut taire de la mort de Parmenion & Philote, par le moyen desquels & toy & ton pere aviez eu tant de victoires. Tous lesquels blasmes bien digerez donnent tel obscurcissement à tes loüanges, qu' il n' y a presque homme vivant qui n' en murmure contre toy, quand il y pense. 

ALEXANDRE. Et viença vien, qui sont ceux, par le moyen desquels le monde est aujourd'huy informé de tout cecy?

RABELAIS. Deux personnages qui se sont dediez de deduire par escrit toute ta vie.

ALEXANDRE. Sont ce personnages de marque?

RABELAIS. Non pas tels que tu dirois bien, ou que tu eusses souhaité, mais en deffaut de meilleurs, ils sont approuvez de la commune.

ALEXANDRE. Je te jure le grand Pluton que je cognois ja l' encloüeure, & tu peux par là descouvrir que non sans cause je desirois que mes gestes fussent redigez par Historiographes Royaux. Car si ceux dont tu parles eussent esté de bon discours, ils eussent tout autrement donné de moy à entendre qu' ils n' ont fait. Premierement en tant que touche ce premier defaut que tu m' imputes de changement de vestemens, je te supplie dy moy, que pouvois-je moins faire pour l' avancement de moy & des miens, m' estant par longues peines impatronisé de cette Monarchie des Perses, sinon pour m' en rendre paisible possesseur, & sans renouvellement de guerre, familiariser de quelque chose avec eux? Au moyen dequoy (comme si j' eusse esté leur propre Prince & naturel) je quitay les habillemens à la Macedonienne, pour faire paroistre à ce nouveau peuple conquis, que je ne pretendois estre Roy moins debonnaire en son endroit qu' avoit esté Darius. Et si m' aiday de luy en plusieurs expeditions & entreprises, comme ayant grande confiance en luy. Voire estant Darius decedé, je m' emparay de l' ancien cachet des Roys de Perse duquel je cachetois mes lettres, lors que j' escrivois aux Persans, non que pour cela neantmoins je laissasse de suivre mon train ordinaire, escrivant à mes Macedoniens. A ton advis pouvois-je mieux tenir les cœurs de cette grande Monarchie à ma devotion, que m' entretenant en cette façon avec eux? Pour cette cause quelquesfois leur commis-je la garde de mon propre corps: En quoy je les rendis tellement miens, que sans aucune difficulté je pouvois faire estat de leur vie comme de celle de mes Grecs. Et toutesfois quelque murmure qu' en fissent les Macedoniens, tu n' ouys jamais (comme je croy) dire que j' en traitasse les miens plus mal. Au contraire la plus part d' eux las & recreus des longues guerres, m' ayans demandé congé pour retourner voir leur famille, je leur abandonné à leur poste la somme de dix mil talens pour en prendre chacun d' eux à leur conscience, & sans aucun contreroolle, jusques à la concurrence de ce qu' il penseroit devoir à ses creanciers. Ce neantmoins tu me dis qu' au moyen de certains escrits le peuple est mal embouché en cest endroit de mon fait. He! vrayement tels escrivasseurs en ont devisé à leur aise: Mais entre le faire & le dire, il y a bien grande difference, & falloit (puis que la fortune sur mon premier abord m' avoit esté tant favorable à la conqueste) pour m' entretenir en reputation que je misse toute mon estude à conserver mon acquis. Tu m' improperes que par presumption aveuglee, je me fey en Aegypte appeller fils de Jupiter. Voy je te prie comme toy, ny ce sot populaire n' entendites jamais mes desseins. Et a fin que je t' oste de cest erreur, estimes-tu que lors que ce grand Prestre de la Loy au temple de Jupiter Amon, pour me bien veigner, m' appella d' entree son fils, je fusse si hebeté que je n' entendisse fort bien de quel sens estoit proferee cette parole? Et toutesfois comme estant d' un esprit remuant, speciallement és choses qui appartenoient à ma grandeur, faisant mon profit d' une parole non pensee, je luy fermay la bouche à ce mot: disant qu' avec mil reverences j' acceptois ce titre de fils de Jupiter Amon, & que de bien bon cœur je le recognoissois pour pere. Enquoy combien que ce Prestre eust volontiers ou retracté ou expliqué plus entendiblement son dire, si le chevale-je en tous ses propos de si pres, rapportant le demeurant si pertinemment à cette premiere parole, que luy mesme, soit qu' il me voulust gratifier, ou qu' il decouvrist le fonds de mon intention, condescendit à mon vouloir avant que nous departissions, non toutesfois que je ne fusse fort bien acertené de mon estre. Mais voyant que j' avois encores à exploicter long chemin, & que desja par mes hauts faits, la renommee de moy couroit par tout l' Univers, comme d' un autre Hercule, j' estois fort content d' imprimer cette opinion de divinité és contrees desquelles j' aprehendois la victoire. Qu' il ne soit ainsi tu trouveras que mille fois depuis le voyage d' Amon, je recognu Philippes pour mon propre pere, & sous cette impression je conquestay toute la Perse. Mais lors que je voulu prendre la route des Indes, alors veritablement m' estudiay-je de reimprimer cette opinion de deité prononcee au pays d' Aegypte: Et de faict, aidé des harangues d' un Cleon, je me fey sur cette mesme saison adorer de ceux de la Perside, non pourtant des Macedoniens, ayant tousjours esgard à leur rang. Et pour autant que je voyois qu' un certain escolier Calistene pensant contrefaire le sage, m' estoit unique refractaire en chose qui m' importoit de tant pour mon entreprise, je luy pourchassay sa ruine: mais quoy? 

me sçavroit-on donner le tort de cette mort? Car comme tu peux imaginer, il n' eust fallu qu' un tel mutin pour arrester par ses folles persuasions le cours futur de mes victoires, & destourner cette opinion de divinité, laquelle m' apporta puis apres tant de profit sans coup ferir, que plusieurs petits Roitelets qui eussent peu tenir mes entreprises en bride, soubs ce faux bruit, se submirent à ma puissance, disans tous d' un commun accord, qu' apres Bacchus & Hercules, j' estois le tiers des enfans de Jupiter, qui de l' Europe avois passé jusques aux Indes. Au moyen dequoy pour l' espargne & de mon temps, & de mes gens, il fut expedient qu' un Calistene mourut, en la teste duquel il n' entroit qu' apprehensions scolastiques, & non discours dignes d' un Roy. Au demeurant tu n' ignores combien cette opinion de divinité produict entre les humains de merveilleux & incroyables effects. Cours moy de l' œil toutes ces contrees que tu vois estre en ces bas lieux, distingue les selon leurs bornes & limites, tu ne trouveras aucun personnage d' estoffe, qui pour auctoriser ses pensees n' ait voulu donner à entendre qu' il eust familiarité avecques les Dieux: Ainsi vois tu là ce Solon au canton des Atheniens leur faire accroire qu' il communique de ses secrets à Minerve, Licurge aux Lacedemoniens avec Apollon, aux Romains ce Pompilius Numa abuser du nom d' Aegerie la Nymphe, & un petit quidam de Sertorius tenir le cœur de ses soldats à l' occasion de sa Biche: Et si tu veux estendre ta veuë plus bas, ne vois-tu en cette arriere-coste, Mahommet, & non pas loing de luy ce Sophy, tous deux par ces mesmes moyens, s' estre emparez de la plus grande partie du Levant? Or furent tous ces personnages estimez de bon esprit. Moy ce nonobstant Alexandre, moy dis-je qui pour la grandeur de mes faits emportay le surnom de Grand, suis reputé lourd & goffe, pour m' estre dit fils de Jupiter: Et pense ce simple populaire, que pour une vaine vanterie, je voulusse me faire approprier ce nom ! Je meure encores un coup, Rabelais, si ceux qui m' estimerent si hebeté ne furent bien plus hebetez, d' autant qu' on a peu mesme descouvrir que, quoy que j' usasse ordinairement en mes entreprises de la superstition des Devins, si ne me rangeay-je jamais à leur volonté, sinon en tant que de leur art je pouvois tirer un rapport qui favorisast mes desseins, pour encourager soubs l' ombre de telles frivoles, le cœur de ma gendarmerie: voire & si contraignis Aristandre l' un de mes principaux Devins, voulant passer en la Scythie, de me donner response, non point suivant son advis, ains seulement suivant le mien. Qui me succeda si à poinct, que j' en rapportay telle victoire, qu' un chacun depuis peut sçavoir. Lesquelles choses te peuvent donner à entendre, que pour fin meilleure que le Vulgaire n' a estimé, j' usay à mon advantage de telles superstitions & de l' authorité de Jupiter.

Et pour le regard de l' yurongnerie que tu m' as voulu mettre à sus, quand est ce, je te supplie, que le boire m' a fait oublier mon honneur? je sçay bien que tu m' objecteras la mort de l' un de mes Gentils-hommes Clytus, mais lequel est-ce à ton advis qui s' oublia le plus de nous deux, ou luy qui d' un esprit contradictoire, se voulut formaliser contre moy, jusques à belles injures, ou moy qui les ayant longuement remaschees en mon esprit, fus contraint en fin de tourner mon ire en furie, & executer contre luy ce que la colere issuë d' une juste douleur me dicta? Car quelle sottie estoit-ce à luy de passer de la comparaison des gestes de mon pere Philippes, à ne sçay quels reproches causez sur ma sole divinité? Sur la mort de Parmenion & Philote, & autres mil propos de pique, qui me touchoient de si pres, que s' il faut entrer en comparaison de luy à moy, chacun luy en bailleroit le tort: Tellement que le plus sobre homme, voire de la plus petite condition de ce monde n' eust tant sçeu commander sur soy, ce que lors une juste ire (j' ay cuidé dire une Justice) me commanda d' exploicter. Et comme tu sçais, un subject doit sçavoir comme il parle à son Prince: singulierement des choses desquelles la memoire peut esmouvoir une indignation ou esclandre de son peuple encontre luy. Et ores qu' il soit utile ne luy celer la verité, si est-ce qu' en cecy y est la discretion requise du temps, des lieux & des personnes. De maniere que ces choses bien considerees, on trouvera que ce Clytus s' estant oublié de tout poinct, avoit envie de mourir. Et te diray d' avantage s' il est loisible se repentir d' un bien faict maintenant que je t' entends ainsi parler, je ne suis point tant marry de la mort de ce Clytus, que de la penitence que j' en fey apres avoir recueilly mes esprits. Car le peuple qui juge seulement des choses, par la superficie & escorce, estimant que toutes repentances preignent leur source d' un peché, pensa incontinent qu' il falloit qu' il y eust du deffaut en moy: non toutesfois considerant que non ma faute, ains ma debonnaire nature fut cause du dueil que j' en menay. Parquoy tu fourvoyes grandement & toy & chacun de m' imputer cette mort, estant l' injure de cest audacieux personnage commise en la personne d' un Roy, & telle qu' elle ne se pouvoit reparer, ou pour mieux dire expier, que par la mort mesme. Au surplus dy moy, je te prie, quand me veit-on par mes banquets ou delices (si ainsi tu les veux appeller) mettre en nonchaloir mes conquestes? je ne te nie pas que par fois je n' aye esté excessif. Car rien ne pouvoit porter de petit, l' esprit de ce grand Alexandre, quelque part qu' il se trouvast: mais que je me sois aneanty, tu ne l' oüis jamais dire: ains combien, & qu' en la ville de Babylone, & en celle de Persepoly je regaillardise quelque peu mes esprits, si avois-je tousjours en bute la vaillantise & vertu. Au moyen dequoy ayant tousjours en imagination de poursuivre, jusques au dernier souspir, la vengeance de mon propre ennemy Darius encontre son meurdrier Bessus, qui avoit je ne diray point reduit, ains seduit sous son obeyssance les Bactriens, je croy que tu as peu entendre de la façon que je m' y portay. Car estant tout mon ost fort empesché de bagage, & neantmoins, comme je t' ay dit, ayant ce voyage fort à cœur, & de passer de là aux Indes, je fis apporter premierement toutes mes hardes en une belle campagne, puis celles de tous mes soldats, & attendant un chacun quelle yssuë prendroit ce spectacle, apres avoir mis le feu dans les miennes, commanday qu' on bruslast les autres: Si que sans aucun murmure, oublians les bons temps que nous nous estions par quelques jours donnez, je reduisis toutes choses en leur premier train. Et à tant j' entrepris le voyage des Bactriens, & des Scythes, où je ne reciteray les neiges, les froids, les gelees, & mesmement la famine que nous eusmes à supporter, quand au lieu de chair & de froment, fusmes contraincts nous repaistre d' herbage & poisson, & finalement, en ce defaut, de la chair de nos chevaux de voiture. Ce neantmoins tu peux penser que si j' eusse eu le vin, & delices en telle recommandation comme on dit, j' avois prou de pays à mon commandement pour passer aisément, & à mon plaisir cette vie, sans prendre la volte des Scythes & Bactriens, desquels, outre l' honneur, je ne me promettois rapporter aucun gain que des cailloux. Partant tu peux par là descouvrir, que je n' asseruy oncques mon esprit dessous les plaisirs, ains que j' asseruy seulement les plaisirs dessous mon esprit, faisant comme le bon soldat, lequel par fois choisit son aise quand il se trouve de repos, sans que pourtant il pretende s' exempter d' aucun travail, quand l' occasion se presentera. Au demeurant ce n' eust point esté acte de mortel si je n' eusse assaisonné mes travaux de quelques recreations, entre lesquelles si tu trouves estrange que j' usay quelquesfois de banquets demesurement, prens t' en à ce grand Philosophe Platon precepteur de mon Aristote, de la Republique duquel j' avois appris pendant mon jeune aage, qu' il estoit bon de fois à autres faire banquets & festins entre les siens pour plusieurs causes & raisons, par luy plus amplement deduictes.

Et quant au Parmenion & Philote que tu dis nonobstant leurs merites avoir par mon commandement esté mis à mort, si tu sçavois combien la jalousie est familiere à tous Roys, mesmes au faict de leur Estat, tu ne m' en accuserois. Je receus plusieurs services de l' un & l' autre, lesquels je recogneus sans mesure tant qu' ils firent leur devoir, mais quand ils tournerent leurs robbes, descouvrant par plusieurs demonstrations, l' animosité qu' ils avoient conceue à ma ruine, je leur joüay de contreruse, & telle qu' elle fut trouvee bonne par l' advis de mon conseil estroit. Ne sçais tu pas les lettres qui furent surprises de la part de Parmenion? La confession de Philote en mourant, & autres telles presomptions si poignantes, que je ne pouvois de moins faire pour ma seurté, que de vuider le pays de deux tels personnages, qui apres moy avoient toute preeminence dessus ma gendarmerie? Et pour ce je te supplie Rabelais de digerer mieux ces affaires, & penser si de tout ce que j' ay deduit on me doit blasmer, ou si on le doit rapporter à ceux qui temerairement & contre mon ordonnance voulurent publier mes faits: t' advisant au demeurant, qu' il ne faut qu' homme du monde entrepreigne de mettre la main à la plume pour escrire une histoire, s' il n' est digne par mesme moyen de manier les affaires, autrement le plus du temps soubs umbre d' un jugement d' escolier, & seulement par ce que pour n' avoir rien veu, il luy semblera qu' ainsi il le faille faire, renversera par son beau parler les plus braves entreprises des Princes, & extollera le plus sottes: Et ce pendant un simple peuple, qui se laisse du tout manier au plaisir de ces beaux escrits, demeure à tort & sans occasion mal informé de nous autres.

RABELAIS. Tu n' es point certes, Alexandre, hors propos. Et de moy pour te dire le vray, je ne m' amusay jamais à reprendre telles petites particularitez, mesmement en ce qui appartient au vin. Car si tu aimois le meilleur, aussi tant que j' ay peu, je ne beu jamais du pire. Mais j' ay trouvé tousjours fort estrange que tu travaillasses ainsi, non point pour toy, ains pour les autres, ausquels tu donnois les charges des grandes provinces, lors que pour contr'eschange, tu te partageois seulement des grandes peines & fatigues: en ce cas, ores que tu pensasses beaucoup faire pour toy, n' estant neantmoins autre chose que serviteur de tes serviteurs, subjet de tes propres vassaux, lesquels dormoient à leur aise (bien que sous ton nom) pendant que tu veillois, rioient lors que tu te tourmentois, reposoient quand tu travaillois, lesquels actes n' estoient autres que de Royauté, & les tiens estoient plus serviles.

ALEXANDRE. J' aimerois tout autant que tu disses que l' homme fust serf de la beste, par ce qu' il advient aussi par le commun cours de nature, que la plus part de tous les autres animaux n' ont aucune aisance de viure que par l' industrie de l' homme: Et toutesfois tu sçais bien quelle prerogative a l' homme par dessus tout autre animal. Parquoy ce que l' homme est sus la beste, aussi fus-je dessus tous les miens, n' estimant aucunement mon plaisir, sinon en tant qu' il se conformoit à ma grandeur. En quoy d' autant me reputay-je plus heureux, que j' eu tousjours la fortune correspondante à mes souhaits: Voire qu' il est certain que lors que mes ennemis me penserent plus nuire, pour mettre abregement à mes jours, ce fut l' accomplissement de mon heur: Par ce qu' ayant atteint au sommet de la fortune elle eut tourné sa rouë d' autre sens, n' estant (comme il est à presumer) attachee avec cloux de diamans. Qui m' eust apporté pendant ma vie trop plus de morts, que celle à laquelle, quelque chose que je retardasse, il me falloit arriver.

RABELAIS. Et bien quel profit sens tu de cette grandeur maintenant? en és tu autre que moy?

ALEXANDRE. Je te diray, Rabelais, si entre les vanitez de ce monde il y en a aucune qui emporte quelque poinct par dessus les autres, vrayement c' est cette-cy, qui prend son addresse à l' honneur, duquel si tu fais aucun compte, tu ne mettras semblablement aucune separation entre la vertu & le vice. Tant y a qu' il me suffit pendant le cours de ma vie avoir eu assouvissement de tous mes desirs, & apres ma mort servir aux braves Capitaines de Patron en vaillantise & proüesse.

RABELAIS. Et je te dy Alexandre, quelque chose que tu penses estre de plus grand que tous tant que nous sommes en ce lieu, qu' entant qu' à moy est, je ne m' estime à present moindre ny en grandeur, ny en contentement que toy: estans toutes tes grandes conquestes esvanouïes à neant, mesmes qu' il ne t' en souvient qu' à demy, & à mesure que les derniers venus en ce lieu te les remettent en la teste. D' avantage si tu en as souvenance, le regret que tu as maintenant de te voir petit compagnon, te doit causer telle fascherie, qu' il te seroit beaucoup plus expedient qu' avec ton corps tu en eusses perdu la memoire. Joinct que cette grande divinité qui se presente maintenant devant tes yeux, te doit faire mettre en oubly & nonchaloir, toutes les vanitez de l' autre monde.


Fin du Pour-parler d' Alexandre.


TABLE DES MATIERES PLUS REMARQUABLES CONTENUES ES RECHERCHES DE LA FRANCE.

(pag. 1051 du Pdf – Omis.)

POUR PARLER DE LA LOY.

POUR PARLER DE LA LOY.

En ce Dialogue l' Autheur entend detester plusieurs esprits libertins, qui se donnent tous discours en bute, monstrant combien il est chatoüilleux de donner loy & permission à chacun de disputer de la Loy generale, sous laquelle il est appellé: Et en passant, descouvre la calamité d' un malheureux siecle, auquel le bon endure aussi bien que le mauvais, sous un pretexte mal emprunté de la Justice.


PREMIER FORÇAT. LE COMITE.

SECOND FORÇAT.


Seigneur Comite pour Dieu mercy, & ne vueille exercer en mon endroict toutes sortes d' indignitez, mais si en toy a (comme en toute personne vivante) quelque marque d' humanité, de grace que la qualité & estat de ma personne te flechisse. 

COMITE. Et qui est donc ce causeur qui publie ses qualitez?

I. FORÇAT. En premier lieu, Seigneur Comite, entens que je ne suis point né Barbare, mais extraict de cette florissante nation d' Italie, davantage que mon influence choisit pour lieu de ma nativité, cette brave ville de Rome, jadis chef de tout l' Univers, & ores Siege des SS. Peres. En toutes ces deux parties heureux certes & trop heureux, si, contant de ma premiere fortune, & guidé simplement par mes instructions maternelles, je n' eusse voulu penetrer és secrets de la Philosophie. Ainsi te peux tu bien vanter d' avoir icy à ta cadene, non seulement un Italien, mais un Romain, & encore un Romain Philosophe.

COMITE. Vray Dieu quel fantosme est-ce cy! comment se pourroit-il bien faire qu' entre tant de pendarts, j' eusse non seulement icy un Philosophe pendart? Car d' Italiens & Romains, ce ne m' est point nouveauté d' en avoir veu par leurs delicts, arriver à mesme condition que celle où tu és à present, mais oncques autre Philosophe que toy je ne vey estre exposé à la rame. Aussi avois-je tousjours entendu que cette Philosophie, laquelle je cognois seulement de nom, estoit un guidon de tout heur, sans lequel nous ne participions en rien de l' homme, fors de l' exterieur de la face. Tellement que maintesfois avec un regret du passé, je detestois ma fortune, & l' injustice de ceux qui eurent la premiere charge de moy: lesquels, comme jaloux & envieux de mon bien, me destournerent si tost des livres, à peine les ayant goustez.

I. FORÇAT. Je ne sçay pas si les livres t' eussent apporté ce bien que tu estimes: parce que tu ne fusses pas tant arrivé à ce point de Philosophie, dont tu parle par leur lecture, que par un assiduel pour-pensement & rapport en ton esprit de toutes choses, qui d' une suite & liaison se tirent de l' une à l' autre. Au reste je te prie que de cette heure, te faisant par mon malheur mieux advisé, tu n' impropere plus à tes parens l' opinion qu' ils eurent de t' entremettre à negotiation, peut estre de plus grand poids que ces vains & inutiles discours, desquels est seulement venu tout le motif de mon mal.

COMITE. Tu palieras les matieres en telle sorte que tu voudras, si ne me sçavroit-il passer devant les yeux, que de cette Philosophie, ains que plustost de ton forfaict ne soit advenu le malheur qu' il faut maintenant que tu boives.

I. FORÇAT. Seigneur Comite, tous tant de Forçats dont tu as icy le chastiment, ont delinqué chacun en leur endroit, sans aucun discours de raison, semonds seulement à mal faire d' une malignité d' esprit: mais s' il te plaist que je te file de point en point, & raconte par le menu l' occasion de mes Galeres, tu entendras que non point par un lasche cœur (ja ne plaise à celuy qui tient l' escrin de mes pensees que j' encoure jamais telle reproche) mais que par un certain jugement je suis tombé en l' erreur dont il faut que malheureusement à cette heure je souffre la punition.

COMITE. Et bien je suis tres-content, pendant qu' il ne fait temporal, & que nous sommes icy à l' anchre en ce lieu de seurté & repos, te donner audience pour quelque temps: mais premier que de t' avancer, pour quelle desconvenuë fus tu amené en ce lieu?

I. FORÇAT. Pour plusieurs occasions, qui sonnent mal envers vous, comme font meurtres, paillardises, larcins, & autres choses que selon vos loix ordinaires, vous appellez fautes & malversations.

COMITE. En bonne foy tu me payes icy en chansons, & faut bien dire que ta profession soit contrevenante à ta parole. Car qui fut oncques le Philosophe qui fit mestier & marchandise de telles denrees, fors que toy? Et si je suis bien recors, j' ay quelquesfois appris, que les plus sages, desquels tu te vantes emprunter le nom, s' esloignoient autant de femmes, argent, & autres telles piperies, qui esmeuvent nos passions, comme aujourd'huy nous y sommes enclins & subjets.

I. FORÇAT. Tu t' abuses Seigneur Comite, & ne faut point en cecy faire une generalité, d' autant que si on veit quelquesfois un Xenocrate morne & pensif, avoir eu une femme à l' abandon sans luy toucher, je luy mettray en contrecarre, un Aristipe, non moindre que luy en renom, publiant entre ses plus notables rencontres, qu' il ressembloit le Soleil, lequel sans se soüiller, esplanissoit ses rayons dans les esgousts, & escluses: & luy du semblable sans alteration de son bon sens ou esprit, alloit & frequentoit les bordeaux. Semblablement si vous eustes un Diogene folastre, vilipendant les deniers, de son mesme temps en contr' eschange ce grand personnage Platon hantoit les Cours des grands Seigneurs, sous tel espoir de profit qu' il se proposoit en tirer: Et pour te dire en peu de paroles, tous les Philosophes anciens furent hommes, consequemment attrempans, ou pour mieux dire hypocrisans & desguisans leurs passions, selon qu' ils estoient plus discrets: mais qu' ils s' en trouvassent aucuns impassibles, ce sont certes illusions & abus, dont ils s' entretenoient en credit envers le simple populaire, sous l' escorce de leur beau parler. Au demeurant quand tous ceux-là dont tu parles eussent esté tels que tu dis, ne pense point Seigneur Comite, que jamais j' asservisse mon esprit dessous les preceptes d' autruy, ains tant qu' une liberté & franchise a peu voguer dedans moy, tant me suis-je consacré à une Philosophie. Que si par fois, par une taisible rencontre de jugemens & humeurs, je me suis trouvé simbolisant en opinion avecques autres, fais moy de grace ce bien de croire, que non par une vaine authorité de mes ancestres, je me sois mis de leur party à cause de leur primauté, mais seulement pour autant que tel ou tel fut mon advis, aidé de quelques raisons qu' un long discours m' avoit apportees: Et pour ce ne me mets point sur les rangs quels ayent esté mes ancestres. Suffise toy, puis qu' il te plaist en ma faveur desrober une heure à tes plus urgentes affaires, que dés que j' eus cognoissance des choses, je projettay de n' endurer jamais injure, de n' estre jamais souffreteux, & au surplus donner la vogue à mes plaisirs comme j' avois le vent en poupe. De là, si tu le veux sçavoir, est issuë toute la source de mon mal. Et a fin que tu l' entendes tout au long, sçaches seigneur Comite que discourant sur toute cette ronde machine apres un long divorce de toutes choses en mon esprit, je resolu à la parfin un fondement perpetuel, sur lequel depuis je basty toutes mes pensees. Le fondement dont je te parle c' estoit Nature: de cette Nature, disois-je, si nous croyons aux Legistes, sont provignees toutes leurs loix, de cette mesme les Medecins prindrent naissance, lesquels pour cette occasion furent anciennement, ce me semble, en la France appellez par mot Grec Physiciens, de ceste Nature, les arts, de cette Nature, les sciences: Parquoy à cette grande Nature, faut generalement raporter toutes nos œuvres & pensemens. 

Or que me causa tout ce discours? une telle confusion que remaschant tout cecy en mon cerveau, il m' entra en teste, non du premier jour, ains petit à petit, & par quelque traicte de temps, que ce mot de larrecin avoit esté inventé par tyrans, la vengeance ostee par covards, & la copulation charnelle modifiee par personnes de petit effet, & qui mesuroient le commun devoir selon le cours de leurs puissances particulieres. Premierement je voyois que au cours de nostre premiere Nature tout estoit tellement uny, que sans aucune distinction du Mien & Tien un chacun vivoit à sa guise, mettant en communauté tout ce que lors la terre gaye produisoit de son propre instinct: de son propre instinct (dy-je) par ce que depuis ennuyee du tort que nous luy faisons, ayant donné de son creu aux uns & aux autres particuliers ce qui appartenoit au commun, retira dans ses entrailles toute sa force, deliberee de ne nous communiquer ses thresors, si elle n' estoit sollicitee d' an en an, par assidues instances & semonces de nos charrues. Ainsi devisant à par moy: Toutes choses sunt (sont) donc communes, & cestuy-cy disgratié en toutes parties, & seulement une image taillee en homme fera son propre du commun: Et moy pauvret, que nature voulut assortir d' un cœur genereux & hautain, feray hommage à cette Idole reparee, qui n' aura yeux pour considerer mes merites: ny aureilles pour les convertir à mes prieres? Plustost plustost m' envoye le Ciel tout ce desastre que souffrir vie si penible. Et en cette resolution conduisant mes discours à effect, je me mis veritablement à desrober, mais quelles choses? celles que je pensois communes: estimant que puis qu' on semoit sur le fonds auquel j' avois droict par nature, je n' en pouvois devoir au fort que les façons. Et ainsi continuay de là en avant mes larcins, me chatoüillant en cest endroict, & flattant de la commune usance des autres, lesquels je voyois (encores que par mot desguisé) toutesfois sous le nom d' une trafique generale, estre d' un mesme mestier que moy: estant loisible à un chacun de decevoir son compagnon jusques à la moitié de juste prix.

COMITE. Et viença gentil Philosophe, ne te devoit-il souvenir que par cette sotte opinion tu violois non seulement les loix humaines, mais aussi celles de Dieu, qui te commandent n' avoir rien de l' autruy?

I. FORÇAT. Je te diray, j' arrivay en fin sur ce poinct, & apres plusieurs tracassemens & destours, je m' advisay que cette mesme police de communauté se tenoit dans les Religions plus recluses & familieres de l' observance du vieux temps. Au moyen dequoy je concluois qu' il falloit par necessité que celuy seul fust larron, qui troublant l' ordre de nature voulut attribuer à son usage peculier, ce qui estoit commun à tous: Ce ne suis-je doncques point, disois je, qui doive estre appellé larron, ains celuy qui premier mist bornes aux champs, celuy qui encourtina de murs les bourgades, bref, celuy qui plein de doute & soupçon, fortifia de frontieres son pays à l' encontre de son voisin, & tous ceux generalement qui serrez dans mesme cordelle, establissent toutes leurs loix sur cette particularité d' heritages & possessions. Estant donc en cette opinion, & envelopé dans ce labyrinthe de folie, folie puis-je bien nommer, puis que l' evenement me l' apprend, de cette opinion je tournay mon pensement en un autre erreur d' aussi fascheuse digestion, peut-estre que le premier. Fortune qui sur l' entree acheminoit mes entreprises à mon souhait, pour ne manquer d' honneste pretexte, me voulut de larron faire devenir gendarme.

COMITE. Un gendarme donc Philosophe. Et vrayement tu m' en veux conter, comme s' il y avoit en France autres Philosophes que ces grands Regens, qui de tout temps se sont habituez és fameuses Universitez, comme est celle de Paris.

I. FORÇAT. La plus part de ceux dont tu parles sont maistres és Arts, & qui n' apprindrent onc autre chose que de parler congruement, avec quelques petites fleurettes & embellissemens d' histoires Grecques ou Latines, dont ils reparent leurs escrits: mais que jamais ils sonderent profondement les poincts qu' ils jugent infaillibles, je meure si tu en trouves un tout seul.

COMITE. Certainement tu me fais rire, & ne l' eusse jamais creu, mais pour ne t' esloigner de ton propos.

I. FORÇAT. Soudain que je me vey apoincté sous la charge d' un Capitaine (qui à la verité m' avoit en quelque reputation pour me veoir, contre l' ordinaire des siens, par fois sortir à mon honneur de quelque propos de merite) il m' entra en la fantaisie un certain esprit de vengeance, non point vrayement par legereté, comme tu peux apercevoir, en la plus part de ces nouveaux advanturiers, lesquels ne se voyent bransler l' espee à leur costé qu' ils n' accompagnent aussi tost leurs gestes d' un minois de mauvais garçon, avec une infinité de reniemens & blasphemes: mais conduisant toutes mes œuvres par discours, je ruminois que si par instigation de Nature nous devions bien vouloir à ceux qui nous moyennoient quelque bien, tout de la mesme raison devions nous mal vouloir aux autres qui nous pourchassoient nostre mal.

COMITE. Ouy, mais tu sçavois bien que nostre Religion t' enseignoit du tout le contraire: quand il est porté par expres de rendre le bien pour le mal. 

I. FORÇAT. Tu dis vray, mais je destournois ce passage en autre sorte que tu ne fais, le prenant à mon advantage pour article de conseil, & non de commandement. Pour cette cause conduisant ce mien propos jusques à mainmettre, je resolvois de souffrir plustost mille morts, que d' endurer une injure, opinion grandement louee entre nous autres Italiens, & davantage tant approuvee de toute memoire par la Noblesse de France, qu' il semble qu' anciennement celuy qui poursuivoit son injure ne fist tant acte de vengeance, que de deffence. A raison dequoy (si comme estranger je ne m' abuse en l' observation de vostre Langue) entre deffendre & revenger, vous autres Messieurs les François ne mettez point de difference. Tant y a que d' une mesme fonteine (fontaine), bien que les effects fussent divers, je tirois l' amitié d' un pere à un fils, l' honneur que l' on porte à la vieillesse, la compassion des desolez, la recognoissance des biens faicts, & finalement la vengeance, toutes lesquelles notions je reputois estre engravees en nous, par cette grande mere Nature par une taisible obligation: que successivement nous nous procurons l' un l' autre. Voire que si outre l' instinct de Nature on estimoit beaucoup les quatre premieres, pour l' occasion du public, cette derniere ne devoit moins estre estimee, a fin que celuy qui nous offençoit, apprit par son propre exemple à refrener ses injures, & ne faire tort à autruy: qui estoit un des premiers endoctrinemens de Justice. Que veux-tu plus? De larron je me fis brave homme, & soustenant le poinct d' honneur s' il en fut onc, sans toutesfois que pour l' exercice de l' un, je misse l' autre à nonchaloir. 

COMITE. Tu me contes icy merveilles, d' autant que malaisément ces deux qualitez s' accouplent ensemble, comme ainsi soit que l' une procede de la part d' un homme genereux & magnanime, & l' autre d' un cœur lasche & chetif. Car quant au tiers poinct concernant le plaisir des femmes, lequel tu n' as encores deduit, je ne m' en scandalise beaucoup, comme estant un peché commun, & qui nous est dés nostre jeunesse affecté par une certaine & cachee suggestion de Nature.

I. FORÇAT. La verité est telle que tu dis. Aussi faisant le foye ses distributions naturelles en nous, il envoye aux vaissaux spermatiques le sang plus espuré, comme à chaque autre de nos membres ce qui luy est plus necessaire pour l' entretenement de ce corps.

COMITE. Quand en tout ce que tu deduis il y eust eu quelque apparence, comme toutesfois il n' y a, pour une infinité de raisons que l' usage & sens commun nous a apprises, si est-ce qu' encores te falloit-il mettre frein & moyen à tes pensees. De ma part bien que je n' eusse jamais le loisir de passer tant de resveries en mon esprit, si est-ce que selon mon gros sens, il me semble que tu estois beste, & que si tu eusses esté plus sage, tu te fusses contenté de viure selon la loy de ton pays.

I. FORÇAT. Tu me rameines en une grande difficulté. Car qui sçait si j' eusse peu gaigner ce poinct sur moy, estant né pour estre quelque jour exposé en cette misere où tu me vois, & qu' il falloit que pour quelque mien meffait je fusse mis à la chiorme? Quoy que ce soit, pendant que trop ententif je conduis toutes mes actions au cours de cette brusque Philosophie, je suis tombé en l' estat où tu me vois à present. D' une chose te veux-je prier, pour toute conclusion, c' est que si en toy se loge quelque estincelle d' humanité, ainsi que ta face & façons m' en donnent certain prognostic, tu vueilles espargner envers moy la puissance que tu as de meffaire, & me traicter non selon ma presente fortune, ains selon celle de laquelle j' estois plus digne.

II. FORÇAT. Seigneur Comite, entens, je te prie, ce que j' ay à te dire, sans t' arrester si longuement aux paroles de cet Italien.

COMITE. Et qui es tu?

II. FORÇAT. Qui je suis? à peine te le puis-je dire en ces abysmes d' opinions, esquelles nous sommes maintenant plongez, voyant ces Philosophes masquez tels que celuy que tu as icy accosté, revoquer toutes choses en doute, voire celles qui sont plus claires que le jour. Car que te puis-je asseurer si je suis homme ou beste, puis que la plus part de nous tous, dessous un faux visage d' homme, couvrons des opinions bestiales? Toutesfois si tu veux sçavoir mon estre, sçaches que je suis né natif du monde.

COMITE. Tu ne nous dis rien de nouveau.

II. FORÇAT. Trop plus nouveau que cela que t' a dit ce sot Italien, quand sur le commencement de ses propos pour se magnifier envers toy, il s' est vanté estre yssu non seulement de l' Italie, mais aussi de cette grande villasse ou villegaste de Rome. Et quant à moy, encores que ceux qui eurent de moy cognoissance, pendant ma plus heureuse fortune, me publiassent de cette genereuse & brave nation de France, si n' en fey-je jamais aucun compte, ains tousjours reputay en moy cette loüange estre mal acquise, que l' on pensoit tirer d' une vaine opinion de son pays. D' autant qu' oncques nation si barbare ne se trouva qui n' enfantast de bons cerveaux: Vray que les emploites & exercices d' iceux se sont trouvez estre divers, selon la diversité des contrees, chacun accommodant son sens aux mœurs des Regions, & au cours des necessitez qu' il voyoit avoir plus de lieu és pays où ils s' estoit destiné de passager cette vie. 

COMITE. Sur mon Dieu, selon ce que j' en puis juger tu n' es point du tout hors de propos.

II. FORÇAT. Par là doncques tu peux cognoistre en cest Italien, dés l' entree de ses arraisonnemens, je ne sçay quoy de sa nation, c' est à dire d' un homme vanteur, & qui pour quelque heureux succez qui advint quelquesfois à ces vieux Romains, estime au regard de soy, le surplus de toutes nations barbare, non considerant toutesfois que tout ainsi que jadis cette Rome envahist la plus part de toute autre contree, chaque contree depuis a voulu avoir encontre elle sa revange: qui a tellement succedé, que de toute cette Italie ne luy reste que le nom. Bien est vray que pource qu' ils ouïrent dire que leurs ancestres sur toute chose eurent leur liberté en recommandation, tout ce demeurant depuis s' attachant sans plus à ce mot, imagina non pas une liberté telle que pratiquoient les Romains à la conduite de leur police, mais une certaine licence qu' eux tous rongent contre le public. De maniere que la plus part d' eux vivant sous une & autre domination, ne songe à autre chose qu' à quelques libertez mal basties, qui toutesfois luy sont bonnes, mais qu' elles tournent à son profit, quoy que peut estre elles se trouvent contrevenantes aux bonnes mœurs. De là sans chercher autre source, est venu toute l' ignorance de ce folastre Italien; de là est procedee l' imagination qu' il a de la communauté des choses. Imagination toutesfois non conceue pour autre raison, sinon pour autant que Nature dés la naissance de luy, ne fut en son endroit si prodigue de ses richesses, comme à plusieurs, d' autant que si dés son premier estre il eust rencontré la fortune plus favorable, maintenant eust-il presché tout d' autre sorte. Et tout de la mesme façon que ce gentil Philosophe a voulu approuver la communion des richesses, un autre aussi advisé, mais peut estre plus riche que luy, faisant un nez de cire à Nature, prouvera par elle mesme la separation des domaines, telle que la praticquons aujour-d'huy. Parquoy pour te dire en peu de paroles, Comite, ce n' est point Philosophie, ains plustost vraye folie, vouloir par un particulier jugement retifuer contre l' esperon de nos loix: ains me semble qu' en un seul mot tu luy as trop plus que Philosophiquement coupé la broche, quand d' un bon sens naturel sur la fin de ses propos, tu luy as dit que posé que tous ses discours fussent de quelque apparence, si les falloit-il abhorrer, pour autant que comme le bon soldat il ne vivoit point au commandement de son Capitaine. Car pour te dire le vray (outre ce que tous les poincts qu' il a eu grand peine à te faire trouver bons, sont du tout contrevenans à nostre Christianisme) certes des choses qui touchent à la loy, mais qu' elles nous soient donnees à entendre, la dispute nous en doit estre du tout retranchee: autrement si vous en levez les defenses, vous ferez d' une souche autant de branches, comme vous les avrez entees en une diversité de cerveaux, & s' entretiendra un chacun en cette loy selon le cours de ses humeurs, ou de ce qu' il verra luy estre le plus expedient & apoint, pour parvenir à son intention.

COMITE. Tu dis vray, mais viença quand je m' advise. Esclave, pour quel forfaict fus tu doncques confiné en ce lieu? Car je croy par cette foy si asseuree que tu as ton Prince, que qui ne t' y eust amené tu n' y fusses jamais venu de ton bon gré.

II. FORÇAT. En bonne foy, Comite, ce n' a esté mon delict, mais ma bonté qui m' a pourchassé cette peine.

COMITE. Seigneur Dieu voicy des merveilles.

II. FORÇAT. Patience, car s' il te plaist que tout au long je te raconte le temps passé de ma vie, croy m' en Comite, & t' en informes plus amplement si bon te semble, par ceux qui ont de moy cognoissance, oncques jour de ma vie je ne pensay de transgresser ma loy d' un seul poinct, de propos deliberé, ains tousjours me suis evertué de me conformer au cours d' icelle, & en ce faisant ne faire au prejudice d' autruy chose qui me tourneroit à desplaisir, estant attentee contre moy. Premierement tout mon dessein fut de mener une vie calme, bannie de cette grande Cour des Seigneurs, & semblablement des tumultes & chiquaneries des Cohues, non toutesfois qu' en ce projet je ne recogneusse fort bien n' estre point né pour moy seul. Au moyen dequoy je determinay aider aux necessiteux de mon bien, ou de mon conseil, selon l' exigence des cas: qui m' apporta telle faveur & applaudissement envers un simple populaire, que de ceux qui me cognoissent je fus reputé pour un Roy: Roy veritablement estois-je, par ce que sans passion je guidois toutes mes œuvres, & si je voyois quelques uns, comme zelateur du pien public s' aigrir encontre la justice, estimans par leur opinion particuliere qu' elle fust mal administree, ou murmurer contre la licence des grands, comme outrageusement entreprenans sur la liberté du commun, au contraire tousjours je pensois que tout se faisoit pour un bien, voire que les choses allans mal (ce que je ne me pouvois faire acroire) il falloit que d' un grand desordre s' engendrast à la fin finale un ordre, ainsi que de l' ancien Chaos & confusion s' escloyt la concorde universelle de toutes choses. Et au surplus je resolvois que c' estoit combatre son umbre, d' entrer en telles vanitez, desquelles le remede gisoit en la seule main du Seigneur: non de ce seigneur superficiel, qui n' est que comme une monstre de l' autre, mais de celuy qui luy seul tient le gouvernail de ce monde: partant que trop meilleur estoit sans se tourmenter vainement ny des honneurs, ny de l' heur ou malheur de nostre saison, penser qu' il n' y eut jamais homme qui se contentast de son temps. Ainsi vivois-je en ma maison reiglee pour te dire sans vanterie, comme une vraye Republique, distribuant les offices à un chacun de ma famille, & ce que chacun avoit à faire selon la grandeur & portee de son esprit: faisant à tous mes serviteurs faveur selon le poids de leurs merites: Chose trop longue à te deduire: suffise toy Seigneur Comite, qu' estant en cette tranquillité & repos de mon esprit cogneu des hommes vertueux, non toutesfois bien voulu de quelques favoris des Dieux, fortune jalouse de mon heur, ou peut estre me prenant pour un autre, me procura tout le desastre auquel tu vois que je suis.

COMITE. Et vrayement tu avois trop bonne ame pour estre envoyé aux galeres.

II. FORÇAT. Je prosperois & accroissois moyennement mon avoir, sans faire tort à autruy: mon bien pour te le faire court, a esté cause de mon mal.

I. FORÇAT. Et comment estois tu si sot, puis que comme homme de cerveau tu pouvois discerner aisément que l' origine de ton malheur provenoit de tes richesses, que tu ne les abandonnois premier que de tomber en tel accessoire?

II. FORÇAT. Il n' en a pas tenu à moy, & le Castor me donnoit enseignement de ton dire; mais il estoit necessaire, a fin qu' on ne faillist de pretexte, prendre le corps pour avoir confiscation de mes biens.

COMITE. Tu nous conte icy merveilles, comme si ceux qui tiennent la Justice en main se fussent de tant oubliez.

II. FORÇAT. Ceux dont tu parles jugent par l' examen & instruction de tesmoins, à cause dequoy est fort facile leur imposer, sans toutesfois que pourtant il leur faille rien improperer de leur office. Car leur estant la loy prefixe comment ils doivent proceder sur nostre vie ou nostre mort, que peuvent-ils faire de moins, que s' arrester en la preuve qu' ils ont tiree de l' asseurance & confrontation de quelques hommes, de la parole desquels depend le fil de nostre vie, en tel cas? Partant, ce n' est point à mes Juges à qui j' en porte maltalent, ny semblablement à celuy qui par une liberalité de mon Prince possede aujourd'huy tout mon bien, car paraventure par une mesgarde, & sous un faux donner à entendre s' est-il acheminé à la poursuite de ma ruine. Et à qui doncques? peut estre à mon Instigateur? certes nenny: pour autant que j' ay opinion que par permission divine cet homme ait esté suscité pour executer contre moy le jugement de Dieu, lequel à la longue s' il luy plaist sortira meilleur effect.

COMITE. Et je te jure mon Dieu qu' oncques telle patience je ne veis dessous cette cappe du ciel. Mais encore, as-tu point eu de regret apres la perte de tous tes biens, d' estre exposé aux bastonnades & anguillades de ces galeres?

II. FORÇAT. N' en fais doute, d' autant que je n' approuvay & n' esprouvay jamais l' indoleance tant preschee & solemnisee par quelques vieux radoteux & Philosophes de pierre, toutesfois ayant par une longue traicte recueilly en moy mes esprits, joint que c' estoit un faire le faut, duquel je ne me pouvois dispenser, je concluds de porter mon mal non sans grande douleur de mon corps, estant inacoustumé de recevoir telles caresses: mais avec telle patience que le discours des choses humaines me le pouvoit moyenner. Parquoy amassant toute cette masse de l' Univers ensemblement, je commençay à courir sur les Roys, Princes, & grands Seigneurs, puis sur les Magistrats & autre telle maniere de gens, qui tiennent le second rang entre nous, & ainsi de l' un à l' autre entretenant mes discours, je voyois que nous tous tirions unanimement à la rame, non vrayement manuellement, mais que chacun de nous estant ainsi qu' en une grande mer, agitez des flots & vagues, n' estions non plus que des pauvres galiots, jamais en repos, jusques à ce qu' eussions pris terre, receptacle de tous nos maux, quand apres avoir satisfaict au commun cours de nos miseres, en fin de jeu sommes contraincts luy sacrifier la derniere despouille de nous. Car si tu y prens garde de pres tu trouveras que combien que le populaire soit serf & vassal des grands Seigneurs, qu' eux mesmes en cette affluence de biens & faveur de toutes choses, se rendent les uns des autres esclaves, pour se maintenir en grandeur: Parce qu' un chacun plus veut il

estre grand & embrasser l' ambition, plus sent-il de fleaux & molestes dans son ame. Tellement qu' au plus grand contentement de ce monde, encores n' est-il pas content. Or est-ce une chose asseuree qu' oncques aucun de nous ne naquit, moyennant qu' il fust accompagné de quelque petit esprit, qu' il n' aspirast quant & quant à monter aux honneurs, & aux biens, sans trouver assouvissement. Ainsi sommes nous tous miserables: voire ceux qui par commune reputation des idots (idiots) sont icy tenus pour heureux. A bon droit donc Seigneur Comite, dois-je prendre consolation, puis qu' en ma grande adversité j' ay pour compagnie les grands Roys.

COMITE. Consolation peux-tu prendre en ce grand repos d' esprit, & à la mienne volonté cher amy (car ainsi te veux-je nommer) que tels Esclaves que toy gouvernassent nos Republiques, ou pour le moins que les Magistrats qui ne te ressembleroient de cerveau, tinssent le lieu que tu tiens icy. Et au surplus, tant s' en faut que j' esgale la condition de plusieurs tyrans à la felicité de la tienne, qu' au contraire je t' estime sans aucune comparaison plus heureux: attendu que sans aucune forfaicture en une tranquilité d' esprit, tu souffres quelque mal du corps, & eux en un aise du corps endurent une infinité de traverses d' esprit, & remords de conscience, avec une perpetuelle tare & infamie, qui leur demeure & leur demeurera de leurs extorsions tyranniques. Parquoy, te voyant de si bonne paste, je me delibere desormais jurer une eternelle alliance avec toy, à la charge que tu pourras faire estat de moy, comme de ta propre personne. 

II. FORÇAT. Seigneur Comite, j' accepte ta bonne volonté, en attendant qu' avec plus heureuse fortune je te puisse donner à cognoistre combien j' ay ton amitié agreable. Et toutesfois puis qu' en cette mienne adversité tu me veux faire tant de bien de me choisir des tiens, encores ne me puis je abstenir que je ne recommande cest Italien, lequel je te prie avoir en mesme degré que moy, parce qu' il n' en est indigne, & y a quelque cas en luy duquel tu dois faire compte.

COMITE. Je ne t' esconduiray pour ce coup, & ores que je sçache bien que nous autres & luy soyons grandement differens de mœurs & complexions, pour la diversité des pays, que la Nature mesme voulut separer d' un grand entreject de montagnes, pour n' avoir rien que sourdre ou partager les uns avec les autres, si le veux-je bien à ta semonce adjouster à nostre compagnie en tiers-pied, a fin que d' oresnavant par ton moyen & le sien nous puissions tromper la marine, par quelques propos d' eslite, pendant que ces autres forçats, pour toute consolation, s' amuseront de s' entretromper de bayes, & donner la mocque l' un à l' autre.

Fin du Pour-parler de la Loy.

mercredi 16 août 2023

POUR PARLER DU PRINCE.

POUR PARLER DU PRINCE.

Dés l' an mil cinq cens soixante avecques le premier Livre de mes Recherches, ce Pour-parler fut imprimé la premiere fois, dans lequel apres avoir soubs quatre divers personnages discouru trois diverses opinions, sur le soing que le Magistrat souverain doit avoir au maniement de sa Republique, en fin l' Autheur se ferme en celle du Politic, qui est l' utilité publique, à laquelle le Prince doit rapporter toutes ses pensees, & non de s' advantager en particulier, à la foule & oppression de ses subjects.

L' ESCOLIER. LE PHILOSOPHE.

LE CURIAL . LE POLITIC.

M' estant par l' advis des Medecins retiré de la ville aux champs, encore que la solitude (pour une melancholie conceüe de la longue maladie, de laquelle j' estois possedé) me fut plus agreable, que saine, toutesfois la faveur du temps fut telle, qu' avec l' aide de mes bons Seigneurs & amis je ne me trouvay gueres seul. Entre lesquels je ne puis que je ne recognoisse l' obligation que j' ay à quatre Gentils-hommes, qui par frequentes visitations me firent si bonne compagnie, que tant que l' ame fera residence en ce mien corps, je m' en sentiray leur redeuable & attenu. Et certes tout en la mesme façon qu' ils ne me failloient de leur presence; aussi ne me manquoient-ils de bons propos & devis: Tellement que le passe-temps que je prenois avec eux, m' estoit une continuelle estude sans agitation d' esprit. Vray que la diversité, ou de leurs humeurs, ou peut estre de leurs professions & estats, les rendoit assez divers de jugemens. De laquelle diversité, si tirois-je pourtant profit; parce que tout ainsi que par le heurt & attouchement violent du caillou avecques l' acier on voit ordinairement sortir quelques estincelles, lesquelles recueillies en bonne amorce, allument puis apres un grand feu, aussi leurs honnestes altercations & contredites, allument une telle ardeur en moy à la cognoissance des choses, que mal-aisement s' en amortira jamais le feu, que par le definiment de ma chaleur naturelle. Et me souvient que par eux fut quelquesfois ramenee la memoire de la difficulté debatuë anciennement par les Princes de la Perside, apres la mort de leur Roy Cambise: sçavoir quelle estoit la plus seure de toutes les Republiques, ou celle qui estoit gouvernee par l' entremise d' un seul, ou par les mains de plusieurs hommes d' estoffe, ou bien par le commun advis & deliberation de tout le peuple: Et comme leur opinion se ferma pour le soustenement d' un bon Roy, ce propos leur en pourchassa plusieurs autres concernans le faict du public, desquels bien que l' indisposition de mon corps m' ait fait entr'oublier grande partie, & mesmement les deductions & parcelles, si n' en ay-je peu mettre en oubly la generalité d' icelles. Car estans de leur Roy & Prince descendus dessus le commun effect de nos Loix, belle fut la question, en ce que les aucuns loüoient grandement Charondas le Thurrien, lors qu' il ordonna que tout homme, desireux de publier nouvelle Loy, se presentast la hard au col devant le peuple: a fin que s' il estoit esconduit de ses remonstrances, il traina avec son licol une mort honteuse & infame qui luy estoit avant son partement promise: Et les autres au contraire, approuvoient la mutation des ordres selon le changement des mœurs de ceux qu' on a de gouverner. Puis s' acheminans en plus longue estenduë de devis, rechercherent assez longuement le plus profitable au peuple: ou d' avoir un Prince hebeté & ignare, au milieu d' un Conseil traitant sagement les affaires, ou bien Conseillers depravez sous la conduite d' un sage Prince. Lequel propos se tirant file à file plus loing, les acconduisit finalement en la question de Platon, tant rechantee depuis sa mort, par plusieurs braves Capitaines, quand il dist que les Republiques seroient bien heureuses, esquelles les Roys Philosopheroient, ou bien les Philosophes trouveroient lieu de regner. Et combien que unanimement ils condescendissent tous à son opinion, si se trouverent-ils bigarrez sur l' explication de ce mot de Philosophie: un chacun d' eux le rapportant à son advantage. Et pour autant qu' en ce discours fut conclud le dernier periode de leur pourparler, (qui a esté cause que ma memoire s' y est plus aisément arrestee) je me suis deliberé le reduire en ce lieu par escrit, sous protestation toutes-fois que combien que j' aye voulu representer chaque personnage au vif, & que suivant ce mien propos j' aye fait parler mon Curial (mot qu' il m' a pleu emprunter de nos vieux Autheurs de la France) avec telle liberté, que j' ay veu par luy pratiquee, si n' entens-je toutesfois deroger à l' honneur & authorité des sages Courtisans; lesquels à mon jugement (s' ils sont tels, comme le serment de fidelité les oblige envers leur Prince) favoriseront plustost le party de mon Politic, que de celuy qui semblera avoir quelque conformité de nom avec eux. Ayans doncques ces quatre personnages continué d' une longue suite leur propos: poursuivit le Politic en cette maniere.

POLITIC. En effect vous estes tous de cet advis, qu' il faut qu' un Prince philosophe, mais vous establissez divers fondemens de cette Philosophie, l' un d' entre vous estimant philosopher n' estre autre chose que s' amuser en la lecture des livres: l' autre, au contemnement de ce monde: & le dernier, de vacquer à l' augmentation de son Estat, sans autre respect. Ainsi si vos discours tiennent lieu, rendez vostre Prince, ou Escolier, ou Hermite, ou paravanture Tyran.

ESCOLIER. Tu cuis trop mal nos propos. Et pource avant que d' en faire jugement si leger, il faudroit que chacun de nous reduisist au long ses raisons, lesquelles ne t' aggreans, auras loy (si bon te semble) de les contredire à ton aise de poinct en poinct. Autrement, de nous condamner à veuë de païs, ce seroit acte contrevenant à la profession que tu tiens: d' autant qu' ainsi que j' ay oüy dire, vous autres Messieurs, qui estes estroits observateurs des Loix, ne jugez jamais personne, sans estre premier deüement informez de tous les merites de sa cause.

POLITIC. Chacun doncques (s' il luy plaist) rapportera au bureau ses moyens, pour ce fait, en tirer celle opinion qui nous semblera la meilleure. Parquoy puis que toy, Escolier, as ouvert le pas aux devis, c' est raison que meines la danse, & que ces deux-cy te suivent: ainsi de main en main parviendrons nous à chef d' œuvre.

ESCOLIER. Tu m' imposes un lourd fardeau, me faisant parler le premier, & me semble que cette ordonnance eust esté trop mieux employee à l' endroict de ce Philosophe, qui a de long temps remasché toutes choses en son esprit: ou de ce brave Courtisan, qui par une longue usance & frequentation populaire entend mieux tout le fait du monde, que moy encores tout neuf & inhabitué en tels actes.

CURIAL. C' est à toy à qui il affiert: & si, comme en vos brigues & congregations solemnelles l' on a coustume de passer par la pluralité des voix, je te donne encore, avec le Politic, la mienne.

ESCOLIER. Ce sera donc pour vous obeïr, Messieurs. Et combien que, pour le peu d' esprit que je recognois en moy, je me deusse plustost commander un silence, que par presomption trop hardie m' acconduire en longue estenduë de propos: toutesfois estant de vous à ce semond, je ne vous esconduiray pour ce coup, non plus qu' en tous autres lieux. En quoy si dés l' entree vous trouvez que je face faute: parce qu' en la presence de toy, Politic, qui de toute ancienneté t' és dedié au maniment des affaires, ou devant cestuy Courtisan, qui a l' oreille de son maistre, je m' ingere à tenir propos de trop grande consequence pour mon regard, & concernans le faict d' un Prince: je vous prieray bien humblement, ne me l' imputer à vice, ains penser que sous le bon droict & juste occasion de ma cause, j' entre si facilement au combat. Et pour autant qu' au propos qui s' est entamé entre nous, je suis pour le party des lettres, que puis-je autre chose dire avant que passer plus outre, sinon à l' imitation des anciens reclamer la faveur des Muses, pour l' honneur & advancement desquelles j' entreprens icy la deffence: Deffence certainement si facile, que sans aucun advantage d' esprit elles trouvent assez en quoy se recommander d' elles mesmes. C' estes vous donc, sainctes Muses, c' estes vous lettres sacrees, desquelles j' implore l' aide: c' estes vous à qui j' adresse mes vœux.

O Phebus! ô vous troupeau!

Qui faictes vostre demeure

Au mont à double coupeau,

En vous ma langue s' asseure, 

En vous demeure obstinee.

Sans vous est cette mienne entreprise vaine, sans vous sont mes sens assopis, & non pas seulement mes sens, ains tout le reste qui est compris sous cette ronde machine. Vous premieres, le monde estant encore brusq', polites nos esprits, premieres nous acconduites à vertu, induites à conversation mutuelle les hommes espars ça & là, & vaguans en façon de bestes. Pour cette cause fustes par singuliere preéminence nommees lettres humaines, en recognoissance de ce qu' appellastes les hommes à une deüe humanité. Vous seules nous fistes choisir domiciles, & n' ayans sur nostre premier estre que cavernes & cachettes, esquelles nous nous blotissions, appristes à bastir maisons, à contracter l' un avec l' autre mariages, prosperer en alliances & familles, qui s' accreurent petit à petit en bourgades, & de là par vostre moyen amplifians leurs enceintes commencerent à s' enfler en villes, que sçeutes si bien policer par vos Statuts & Ordonnances, que de là en avant demeurerent tous les peuples (au precedant rudes & grossiers) en une perpetuelle union, lesquels pour cette consideration cognoissans qu' à vous seules ils devoient toute leur police, se souz-mirent eux & leur avoir entierement sous la puissance des gens plus sages & mieux versez en la cognoissance des lettres. Ainsi ces gentils Orphees & Amphions furent anciennement estimez par l' efficace de leurs doux sons, trainer & villes & forests: comme si soubs l' escorce de telles fables & feintises on nous voulust enseigner, que du temps de nostre premier estre ceux qui sçavoient mieux desployer la force de leur eloquence, se joüoient de la volonté de tout le reste du peuple, & en emportoient le dessus. Quand je vous dis eloquence, j' entends semblablement des lettres: d' autant que le bien dire, sans lettres, n' est qu' un caquet affetté: comme au contraire, les lettres non accompagnees du bien dire, sont comparables à une enfance. Et ainsi que disoit l' Orateur Romain, quand il eschet qu' un personnage, qui a de soy bon sentiment, par defaveur de nature ne peut sainement descouvrir les conceptions de son ame: il luy seroit trop meilleur d' employer son temps autre part, qu' à la poursuite des lettres. Si doncques (pour retourner au progrez de mon propos) dés l' enfance du monde, les Republiques commencerent à venir par les disciplines, si par elles, les principautez prindrent force, si sans elles toute Cité bien ordonnee vient en ruine, quel plus grand soucy doit avoir un Roy sage, qu' une continuelle frequentation des Autheurs, qui luy sont une seure addresse à la verité & vertu? Et s' il faut que plus amplement je vous deduise mon fait: qu' y a-il je vous supplie en un Royaume plus necessaire que la Loy? de laquelle les grands Seigneurs sont par maniere de dire esclaves, a fin que par ce moyen ils entretiennent en honneste liberté leurs subjects. Quelle plus grande utilité que la lecture des Histoires? desquelles, ny plus ny moins que la femme par la glace du miroüer prend conseil de sa bien-seance, quand elle se met en public, aussi estant icy un Prince, comme sur un eschaffaut, exposé à la veüe du peuple, se mirant aux exemples des autres grands personnages, apprend tout ce qu' il luy convient faire. En cette façon lisons nous que ce grand Roy Alexandre rapportoit toutes ses pensees aux faits d' Achille, & que depuis, luy mesme servit d' exemplaire & image à un Jule Cesar, à un Alexandre Severe, & infinité d' autres qui se le proposoient pour bute. Et si parmy le profit il nous plaist de considerer le plaisir: quelle plus grande volupté pourroit-on imaginer pour destourner les embusches d' oisiveté, qu' aux relasches & surseances d' affaires de plus grande importance, attremper ses travaux au cours d' une Philosophie, laquelle au rapport des plus sages, pendant l' heureux succez de nos affaires, nous entretient en grandeur, & quand on est manié de fortune, nous sert de consotion? Et à cette occasion, Denis le Tyran estant pour ses extorsions extraordinaires dechassé de tous ses Estats, pour anchre de dernier respit se mit à endoctriner les enfans. Au surplus si avecques la necessité, le plaisir, & la volupté, nous voulons joindre la bonne grace, quelle chose plus convenable se peut desirer aux Seigneurs, lesquels par profession ordinaire se trouvent aux grandes Cours & assemblees, que de deviser à propos, rendre à chacun son entregent, accomplir toutes ses gestes & mouvemens d' une honneste façon de faire, alleguer pertinemment ses raisons, & pour corroboration de son dire s' aider d' exemples à propos, favorisees de la renommee ou antiquité des Autheurs desquels elles sont extraites? Là où, si peut estre, il se trouve que ce Seigneur soit une beste, & que par folle presomption, il vueille entrer en quelque devis de merite, apres s' estre longuement alteré en deduction de propos, se trouvera en fin de compte pour le comble de ses raisons n' avoir servy à l' assistance que de nom, ou pour mieux dire, de chifre. Quel cas mieux advenant au Prince, que de respondre de soy-mesme, & non par gens interposez aux Ambassades, & accompagner ses responses d' une commodité d' Histoires, tirees à son advantage? Ou quelle chose plus brave, que voir un Prince bien emparlé, trafiquer par une elegante parole le cœur de sa gendarmerie, captiver sous un beau parler l' amitié de son ennemy, & comme Tyrtee le Poëte, ores que l' on soit inhabile au faict des armes, reduire toutesfois les expeditions en bon train, par une douce faconde, lors qu' elles sont deplorees? Bref tenir les esprits des soldats en transe, les animer, aigrir, adoucir, & ne leur faire sentir alteration de joye ou douleur, que celle qu' on leur veut departir? Et si, non content du present, pour se revanger encontre l' injure des ans, il pretend manifester à sa posterité les secrets de ses pensees, quel plus grand heur pourroit advenir au Prince, sinon mourant, laisser pour gage perpetuel de sa vie quelques œuvres bien façonnees? ainsi que nous voyons un Cesar (quasi pour eternel trophee) nous avoir laissé les memoires de ses grandes entreprises? Toutes lesquelles perfections mises ensemble, faut que vous m' accordiez se tirer de la cognoissance des livres. De cette source, les Loix, ensemble le Droict escrit, par le moyen duquel sont desveloppees les subtilitez des parties: de cette fontaine les Histoires, de cette la Philosophie, de ceste aussi l' Eloquence, & la perpetuité de nos noms prennent tout leur advancement, & generalement, sans les livres le Seigneur n' est que comme une statuë à un peuple. Ce que fort bien cognoissans nos anciens, & ceux qui furent mieux entendus à l' utilité du public, fonderent pour cette raison en leurs villes capitales, escoles publiques & Universitez, pour estre un commun abord à toutes gens de bon sçavoir, envers lesquels ils userent d' une infinité de devoirs. Je n' allegueray les franchises, libertez & immunitez, qui furent octroyees à ceux qui occuperent leur labeur à instituer la jeunesse: veu que les Loix anciennes de Rome ne sonnent dans leurs livres autre chose: mesme que pour salarier les Docteurs Regens, qui par l' espace de vingt ans, avoient dependu leur temps en si loüable exercice, les voulurent exalter en titre & dignité de Comtes. Mais que m' arresté-je aux Regens, si nous voyons qu' en cette France de toute memoire nos Roys (comme patrons des bonnes lettres) voulurent en chaque Université establir Juges speciaux & deputez tant seulement pour la conservation des privileges des Escoliers? & non point seulement pour eux, mais aussi en leur faveur voulurent que ces privileges s' estendissent aux Imprimeurs, Libraires, Relieurs, Messagers, & (pour vous dire succinctement) en tout le reste des supposts, & autres, qui pour le repos du public avoient fait serment de fidelité aux Recteurs d' icelles Universitez? A quel propos donc, tant de biens? non certes pour autres raisons, sinon pour allecher par telles prerogatives un chacun à l' estude des bonnes lettres, sans lesquelles ny plus ny moins que le corps ne fait aucune operation de ses membres, estant denué de son ame, aussi la Republique est vaine. Tellement que vous trouverez, qu' il n' y eut oncques Republique bien moriginee, en laquelle par mesme moyen n' y ait eu non seulement certains lieux pour instituer la jeunesse, mais aussi Librairies & Bibliotheques publiques. Davantage à grand peine que l' on trouve un Prince ou Capitaine de nom, qui n' ait acheté les gens doctes, ou qu' en ce defaut pour le moins n' ait assaisonné ses fatigues de la lecture des livres pleins d' erudition & doctrine: chose de longue deduction, mais que je ne veux obmettre, puis que l' occasion s' y presente. A ce propos je vous prie, representez vous ce Roy Macedonien (qui pour ses proüesses & hauts faits emporta le surnom de Grand) pour quelque affaire qui se presenta onc devant luy, laissa-il ce nonobstant la lecture de son Homere, lequel ordinairement il disoit luy servir de fidele escorte? Partant pour ne l' esloigner de sa personne, luy donnoit place joignant ses armes sous son chevet. Et ce brave Epirotien Pyrrhus ne fut-il pas perpetuellement accompagné de son Orateur Cyneas? sans le conseil duquel, comme il n' entreprit jamais chose aucune; aussi le commun bruit couroit, que par le bien parler de luy, il acqueroit trop plus de victoires, que par le moyen de ses vaillantises: lesquelles toutesfois ce gentil guerroyeur Hannibal disoit seconder celles d' Alexandre. Aussi le sage Scipion n' usa-il familierement de la privauté de Polybe? Et s' il me faut descendre plus bas, vous trouverez que cet audacieux Cesar, sous lequel la liberté de la Republique de Rome perdit son nom, avoit acquis par son bien dire, tel bruit, qu' il estoit mal-aisé de juger, lequel estoit plus excellent en luy, ou le moyen & façon de bien conduire une guerre, ou l' art de bien haranguer: Car quant à l' Empereur Auguste, la grande flotte des Poëtes qui furent en vogue sous luy, nous donne certain tesmoignage, combien il les favorisa. Voire que (pour ne particulariser un chacun, que sommairement) l' on sçait que les Empereurs Tybere, Neron, & Adrian firent plusieurs poëmes, les uns Grecs, les autres Latins: & Verus qui leur succeda, faisoit bonne compagnie aux livres d' amours d' un Ovide, & Epigrammes de Martial: & mesmement entre les nostres se lisent encore aujourd'huy les amours de Thibaud Comte de Champagne & de Brie, par lesquelles (tout ainsi que par antiquailles & ruines se descouvre l' honneur de l' ancienne ville de Rome) aussi recognoist on en luy, combien furent nos Princes anciennement zelateurs des livres & lettres. Car que vous allegueray-je en cet endroict le Comte Berenger de Provence, ou le Comte Raymond de Tholoze, tous deux Poëtes de grand renom, & autres, desquels l' envieuse & nonchalante antiquité nous a faict à demy perdre la memoire, si sans nous esloigner si loing, nous eusmes de nostre temps ce Roy de bonne memoire François, & Marguerite Royne de Navarre sa sœur, qui outre le zele & affection qu' ils porterent aux gens sçavans, se rendirent si accomplis en toutes sortes de vers, qu' il sembloit que toutes les graces de nostre Poësie fussent assemblees en eux? Je vous pourrois icy ramener en memoire, comment ce grand Alexandre, que pour l' excellence de luy je mets en jeu si souvent, envoya cinquante talens au Philosophe Xenocrate, pour la renommee de luy seulement: la faveur qu' il fit à Pindare au sac de la ville de Thebes: les bienfaits que receut Virgile en contemplation de ses vers: la restitution de Sophocle à l' entremise de ses biens, en faveur de ses Tragedies: le r'appel de ban de Thucidide, pour remuneration des guerres de Peloponesse, par luy redigees pendant son exil, par escrit, & autres infinis exemples de telle marque, dont nos livres sont refarcis, pour vous monstrer en quelle estime & reverence furent jadis les gens sçavans. Mais quel besoin est il de cela en chose si evidente, si sans aucun contredit, un chacun est de cet advis, que le principal but, auquel tout homme vivant doit terminer une partie de ses desseins, est la Sapience humaine? Or est ce cas arresté, que qui pretend avoir d' icelle certaine information, faut qu' il prenne conseil des livres, lesquels sans aucune hypocrisie descouvrent les veritez des personnes, apprennent le bien ou le mal, nous acheminent à bien faire, destournent des chatoüilleuses entreprises, & pour me resoudre en un mot, nous servent de guidon asseuré au haut & souverain bien. Parquoy que reste-il à un Prince, qui entre tant de biens & possessions veut eterniser son Empire, sinon voüer le meilleur de son temps aux sciences & bonnes lettres? Ainsi se pourchassera à jamais une tranquilité d' esprit, & sur son jugement chacun choisira argument de pratiquer le semblable. Ainsi viura en eternelle paix & concorde avec les siens, s' exemptera des desconvenuës de fortune, asseurera sa renommee sa vie durant, & qui est chose de singuliere recommandation, n' endurera qu' apres sa mort, son corps & son nom soient enclos dessous un mesme cercueil. En effect voila ce que j' avois à deduire pour la Philosophie de mon Prince. En quoy si vous, Messieurs, pensez du contraire, comme font és festins solemnels & jours à ce dediez, ceux qui s' entreveulent festoyer, je donne au Philosophe le bouquet, pour prendre apres moy la parole, & dire ce qu' il luy plaira.

CURIAL. Tu as raison, car par ce moyen nous ferons suivant la vieille fondation des Colleges, c' est à dire que des lettres humaines nous viendrons au degré de Philosophie. Or là doncques Philosophe, c' est à toy à qui il touche de parler.

PHILOS. J' ay grand peur que les propos que je tiendray en ce lieu, ne seront par vous receus avec un gracieux accueil, non seulement pour estre du tout contrevenans à la commune du peuple, mais aussi singulierement des favoris de nos princes. Si vous diray-je rondement ce que j' en pense. Ayant longuement promené toutes les choses de ce monde en mon esprit, certes je n' estimay jamais rien, ny les grands thresors de ces Roys, ny ces fronts de logis magnifiques, ny les Royaumes ou Empires, ny ces extremes voluptez, esquelles les plus grands Seigneurs se desbondent: parce que je voy que ceux qui en font estat, en affluence de tant de biens, se trouvent neantmoins en toute extremité de disette. Comme ainsi soit que la convoitise est sans frein, & comme une beste allouvie, qui tourmente non seulement son homme d' un desir insatiable de s' accroistre de plus en plus, mais d' une crainte de perdre ce qui est acquis. Parquoy j' ay tousjours creu & pensé, qu' il falloit que la Royauté print commencement de nous mesmes: non point à cause de nostre race, ou pour avoir pris nostre source de l' ancien estoc des Rois, mais balançans nostre grandeur au poids sans plus de nostre esprit, s' esloigner de toutes les passions ennemies de nostre raison. Autrement, tant s' en faut que j' aye en aucune reputation de grandeur ceux que l' on estime grands, qu' au contraire je les repute de trop pire condition que le manœuvre, le mechanique, le païsan, qui sous un vasselage de corps couvrent une franchise d' esprit, non sujette à aucun eschange, & par laquelle nous sommes grands. Pour ceste cause un Boniface, & quelques autres de tel calibre, qui par opinions extravagantes manifesterent une effrenee ambition & servitude de leurs ames, se pouvoient à juste raison intituler Serfs des Serfs. Car pour m' estendre en general, quel juste pretexte de commandement peux tu usurper sur un peuple, toy qui ne peux gaigner aucun poinct sur ton ire, refraindre ta paillardise, attremper tes desordonnez appetits, tenir ton avarice en bride, bref, qui ne te peux commander? T' auray-je en qualité de Prince, toy qui pour entretenir tes plaisirs, t' eslargis, non seulement au voyage de tes voisins, ains de tes propres subjects? J' entens bien que tu me diras, que tu amplifies tes bornes: Mais, helas! miserable, tu ne vois, que pour bien borner ton Royaume, il faut premierement que tu mettes bornes convenables à ton esperance & desir. Mais je tire, diras- tu, ma Noblesse du sang de tant d' Illustres Princes. Ignores-tu, pauvre insensé, que ce que tu appelles à ton advantage, Principauté ou Noblesse, n' est autre chose, pour ton regard, qu' une gloire ensevelie sous le tombeau de tes ancestres? Voire mais toutes ces grandeurs, dont je devance tous mes voisins & limitrophes, de quel poids doivent elles estre envers tout le reste du monde? Sur ma foy tu as raison: car tu n' eus oncques le loisir de cognoistre que tels honneurs & dignitez sont de soy vrayes piperies, qui nous aveuglent, & mots inventez à plaisir, par un pauvre peuple folastre, qui pour eluder sa malice, se voulut tromper soy-mesme, sous telles vaines imaginations. Vaines imaginations puis-je dire, si ceux, qui en sont possesseurs, outre les choses susdites, ne se garnissent d' une vertu & magnanimité d' esprit, qui doivent estre la seule compagnie des grands. Car, que te sert pour le contentement de ce corps fraisle, & perissable, voir une table plantureusement assortie de toutes sortes de vins & viandes delicieuses, te diversifier journellement en habits de singulier estat ou estofe, avoir grande suite de pages, & une centaine de Gentils-hommes acquis à ta devotion, si ton esprit demeure nud, & despourveu de choses à luy necessaires? estimes tu, homme aveuglé, que tous ces applaudissemens & eaux benistes de Cour, toutes ces obeissances & hommages, mesmement de la part de ceux, ausquels plus hardiment tu commets toute la force de ton Empire, s' adressent en faveur de toy, ou bien à cause de tes estats? Certes en la mort d' un Ephestion se perdirent tous les Philalexandres: qui fut la cause pourquoy ce grand Roy Alexandre, quasi d' un esprit prophetique & prevoyant la grande perte, qu' il avoit faicte, mena un si estrange dueil. Et de la fosse de Cratere est progeniee une pepiniere de gens qui n' aiment leurs maistres d' autre poinct, sinon à raison de leurs biens. De maniere qu' à la premiere revolte & desfaveur de fortune (si sans opinion de recousse) sera ce grand Seigneur, auparavant favorisé de mille bonnes alliances, suivy d' une infinité d' esclaves & gens de mesme condition que luy, abandonné en un instant. En telle façon se veit ce Roy Darius, dés la premiere route qu' il eut encontre le Macedonien. Et depuis ayant r'allié par quelque traicte de temps, son ost, fortune poursuivant sa pointe, & l' ayant reduit en toute extremité de fuite, ne trouva un seul escuyer de compagnie pour le servir, au moins d' eschanson, lors que surpris d' extreme alteration fut contrainct dedans le creux de sa main puiser l' eau d' une fontaine: luy l' un des puissans Roys, qui fut sur la face de la terre, luy Monarque de tout un Levant, luy qui un peu auprecedant s' estoit veu commander dessus cent mille hommes de guerre. Et du temps des Romains, un Neron (courant le desastre sur luy) à peine peut-il trouver un valet (bien qu' il ne desirast autre chose) à l' aide duquel il se peust deffaire, pour ne tomber au hazard de la puissance de son ennemy. Et de la memoire de nos bisayeuls, Charles de Charrolois, frayeur auparavant de la France, & Italie, au premier heurt, qu' il receut contre les Soüisses, ne se veit il delaissé de toutes ses intelligences, & par maniere de dire, des siens, tant que finalement destitué de tout support, il receut cette mort honteuse, qu' un chacun sçait, à la journee de Nancy? O miserable doncques condition de ces Princes, qui mettent toute leur entente sur la grandeur de leurs biens  si lors qu' ils ont le vent en poupe, ils ne peuvent faire un amy duquel ils puissent faire estat, quand ils sont agitez de la tempeste & tourmente! Parquoy en ce deffaut est requis, qu' eux mesmes se soient amis, & que remaschans souventesfois à part eux, les indignitez de ce monde, ils se forment une telle crouste & habitude dans eux, que pour mesadvanture ou heureux succez, ils ne changent ny de face ny de façons, leur Royaume gisant non point en choses exterieures & transitoires, ains en l' asseurance de leur vertu, qui ne peut recevoir aucunes algarades ou traverses. Ainsi fut vrayment Roy ce prudent Agesilaüs, lequel menant vie fort austere & penible interrogé du pourquoy: Je fais cela (dit-il) à ce que pour quelque eschange ou mutation de fortune je ne change pourtant en rien. Ainsi fut Roy de sa nature (posé que non selon l' opinion vulgaire) l' un des sept sages de Grece Bias, lequel au ravage de sa ville fuyant avec les siens (ententifs chacun endroit soy de charger le peu de bagage qu' il pouvoit exempter de la fureur de son ennemy) admonnesté d' un sien familier de vouloir faire le semblable. Aussi fay-je, respondit-il, car je porte tout avec moy. Voulant par ce Tout, donner à entendre qu' il mettoit en nombre de chiffre, tous ces biens superficiels, au regard de ceux du dedans, qui dependent de nostre fonds. Ainsi fut digne de ce titre, ce pauvre mendian Diogene, & non peut estre son contemporain Alexandre, ores que le peuple le nomme comme un parangon de tous Roys, d' autant que ce Diogene ne desiroit autre chose, que ce qu' il avoit avec luy, si desir nous pouvons fonder sur chose que nous possedons: & au contraire, Alexandre, en cette abondance de tout, ne trouvoit ce neantmoins en quoy assouvir son envie. Ce que cognoissant aussi Alexandre, esmeu d' un taisible remords de sa conscience, fut contrainct de prononcer à haute voix: que s' il n' eust esté Alexandre, il eust volontiers souhaitté d' estré Diogene. En cela se preferant veritablement à l' autre, mais (comme il est aisé à presumer) par une manifeste jalousie qu' il avoit de sa propre personne. Et pour vous dire en peu de langage, en cette maniere fut Roy ce Denis allegué par l' Escolier, si en toutes les parties de sa vie, il se fust conformé à ce dernier acte, quand degradé de tous ses honneurs & estats, il prit la fortune de telle patience, que l' Escolier à recité. Et pourquoy doncques? Pour autant qu' un long discours de la varieté des choses humaines, souvent reduictes en sa memoire, par les enhortemens de Platon, l' avoit tellement armé encontre toutes les disgraces, qu' il luy estoit aussi cher de contrefaire le Pedant quand ce luy seroit jeu forcé, comme un peu auparavant le Tyran. Je sçay bien qu' en cet endroit quelqu'un d' entre vous jugera mes propos estre purs folastres, comme du tout repugnans au sens commun de ce peuple. Aussi pour vous dire le vray, sommes nous icy en ce monde comme sur un grand eschaffaut, sur lequel ny plus ny moins qu' il y a plusieurs personnages, les aucuns seulement deputez pour representer les Monarques, les autres pour nous figurer gens qui sont de plus basse estoffe, & entre ceux-cy se rencontre que celuy qui joüe le badin, quoy qu' il serve de risee au peuple, doit estre de meilleur esprit pour bien considerer les defauts & impertinences des hommes desquels il veut sous un sot minois diversifier les façons: si que tel d' entre les assistans se rit peut-estre de luy, lequel s' il s' examinoit soigneusement, trouveroit que la mocquerie deuroit premierement tomber sur luy: Aussi nous autres Philosophes, encore qu' en niaisant apprestions à rire à un peuple, si sommes nous ceux toutesfois qui manifestons sa folie: posé que sous le masque de leurs richesses ou seigneuries, ils veulent contrefaire les Sages. Et pour ne m' esloigner de mes arrhes, tout ainsi comme en un theatre sont les personnages distincts, ce neantmoins  en ceste distinction il eschet que celuy, qui en un endroit avoit joüé quelque Roy, soudain changeant d' habillemens de parade, representera un valet, selon la volonté du Fatiste. Aussi estant ce grand Dieu si ainsi voulez que je le die, le Poëte de tous nos actes, il nous commande divers rolles, faisant ce neantmoins par fois joüer deux personnages à mesmes gens de bouviers, bergers, asniers, erigeant les aucuns en Roys; lesquels puis apres il precipite & depose, soit que par telle cheute & descente leur soit pourchassé leur profit, ou bien que tel soit son plaisir par un mystere caché. De sorte que vous trouverez quelquesfois sur l' equivoque d' un nom, un Empereur avoir fondé autresfois tout le droict de son Empire, & qu' un jour entr'autres, un certain Regilian s' esbatant avecques quelques siens compagnons soldats, Regilian vient de Roy, dit quelque bon gallant de la trouppe: Entre Roy, & Regner, poursuivit l' autre, il n' y a pas grande difference. Doncques il est digne d' administrer un Royaume, conclud un tiers, & ainsi de bouche en bouche continuans que ce nom luy avoit esté imposé par un grand mystere & divin, en fin fut proclamé Empereur de la generalité des soldats. Au contraire, il adviendra que plusieurs Roys, tirans leur souche de bien loing, seront bannis, exilez, ou confinez en recluses Religions, pour en icelles finir leurs jours. Voire que vous lirez les aucuns avoir servy de marchepied à ceux entre les mains desquels ils tomberent, comme Valerian Empereur au Roy de Perse Sapores, & semblablement Baiazeth quatriesme Roy de Turquie à Tamberlan, qui sur son premier advenement avoit gardé les vaches aux champs. Tant produit ce grand Roy des Roys, d' estranges, & inconsiderez moyens, pour conduire les choses à leur effect preordonné: De maniere que tout ainsi que si nous faisions sagement, nous ne loüerions jamais homme pendant le cours de sa vie, ores qu' il semblast par fois se rendre recommandable en quelques exploits de vertu. Et ce pour autant qu' avant sa mort, il peut commettre faute si lourde, qu' elle obscurcira tout le reste de ses grands valeurs & merites: aussi ne devons nous jamais enregistrer au Kalendrier des heureux quelque personne que ce soit, sinon lors que nous le voyons avoir attaint au dernier souspir de sa vie. Non pas que je vueille dire, comme quelques anciens mal apris, qui reputoient celuy heureux, qui oncques n' avoit esté, & son voisin, celuy qui lors de sa naissance s' estoit acheminé à la mort: mais parce qu' ordinairement il advient qu' apres que fortune nous a administré tous nos souhaits, nous serons inesperément d' heure à autre aveantis par la fortune, laquelle usant de ses droits, nous esleve au comble de toute felicité, pour puis nous abismer au gouffre de toute misere. Chose qui se trouvera averee par la plus part de ceux qui eurent pour un temps le dessus du vent, & s' en sont peu de grands Seigneurs garentis, fors & excepté seulement ceux-là, qui par singuliere prerogative & prevention de la mort en obtindrent quelque dispense. Au moyen dequoy les plus sages, pour escorner cette mesme dame Fortune, ou du tout s' abstindrent du public, ou trousserent de bonne heure bagage: & du premier temps des Romains, les plus excellens Capitaines estoient appellez de la charruë aux affaires, & des affaires s' en retournoient à leur charruë. Et Diocletian l' Empereur estant sur l' aage, se desmit de tous ses estats, comme n' agueres Charles d' Austriche, desirans & l' un & l' autre surgir à bon port, & plage de seureté. Tous lesquels propos serviront pour vous monstrer que les Roys se voyans assis entre tant de richesses, pendant leurs grandes prosperitez, doivent mettre en contrebalance la crainte & hazard des dangers, & penser qu' ils sont fils de mesme ouvrier que tout le demeurant du peuple: & tout ainsi qu' Agatocle Roy de Sicile, entre ses plus grands appareils se faisoit servir à buffet de terre, en commemoration de ce qu' il estoit fils d' un Potier: aussi faut-il qu' ils se souviennent qu' ils sont enfans d' un Potier, & non bastis d' autre matiere que nous tous: je veux dire que terre subjecte à corruption & pourriture, & autres mille accidens, comme nous. Lesquelles imaginations bien sainement digerees: ô qu' heureux seront les Royaumes, esquels tels Philosophes regneront! ô que cent & cent fois heureux les Princes accompagnez de tels discours! Par ce moyen dependra tout leur Royaume & vaillant, non de la premiere & seconde espreuve d' une guerre, ains d' eux-mesmes, n' increperont la fortune en cas de malheureux succez, retrancheront leurs desirs, composeront d' une telle façon toute la teneur de leur vie, que pour quelque evenement de bien ou mal, ne monstreront contenance d' hommes joyeux ou perplex: & quoy que par adversitez casuelles ils culbutent du haut en bas, seront tousjours semblables a eux, & tous uns, pour autant qu' ils avront preveu long temps avant la main, leur tempeste: & (qui est le meilleur que j' y voye) n' entreprendront guerres en vain, ou par legeres inductions, ains se contenans de leur peu, n' affecteront d' enjamber sur les marches de leurs voisins: consequemment n' entreront en mille involutions de pensees, ne seront à l' estroit d' argent, ne subtiliseront cent mille inventions au desadvantage du peuple, pour soustenir le defroy de leurs folies, & ne verront apres plusieurs enormes despenses (comme plusieurs grands Seigneurs d' insatiable ambition) tous leurs projets & fantasies se resoudre inopinément en fumee. Aussi est à la verité l' Estat du Prince miserable, qui (sous une opinion de mettre un temps advenir soy, & son peuple à son aise) vexe ce temps pendant infiniment ses subjects: non considerant que cet aise, sans l' aller chercher dans un labyrinthe des guerres, luy est acquis, si bon luy semble: & pendant qu' il le se pourchasse par tant de travaux & fatigues, ne trouve en fin autre repos que celuy qui luy est octroyé par la mort, laissant son peuple en ruine, & son Royaume en non valoir. Cette est donc la Philosophie que je veux apprendre à mon Prince, une asseurance d' esprit, fondee sur le contemnement de ce monde: Contemnement que je veux qu' il accompagne de ce perpetuel pensement: qui est, que s' il rapporte tout à Nature, ny luy, ny homme quelconque ne se trouvera jamais pauvre: mais si à l' opinion du monde, non seulement ceux qui sont moyennement riches, mais semblablement les Monarques ne trouveront en quoy contenter leurs esprits.

POLITIC. Vrayment tu ne t' entretailles en rien, & de ma part, si en cette deliberation je pouvois tenir quelque lieu, je te presterois en la plus grande partie ma voix. Mais que t' en semble Curial?

CURIAL. En bonne foy, je me ris de tous ces discours. Car quant à cet Escolier, pour te descouvrir librement ce que j' en pense, il me semble plus digne de commiseration, que de risee, & n' estoit quelque respect plus grand que je porte à ma courtoisie, je serois d' advis de l' exterminer de tout poinct de cette noble compagnie.

POLITIC. Donnes toy garde je te prie, qu' à tort, & sans occasion tu n' entres en termes d' aigreur.

CURIAL. En premier lieu je te prie considere de quel pied il a fait sa premiere desmarche, quànd sur l' entree de ses propos avecques une grande levee de Rhetorique, il nous a voulu faire accroire, non point par argumens necessaires, ains par un fleuretis de paroles, que sur les lettres toutes Monarchies avoyent fondé leurs principes: & de là continuant ses inepties de mal en pis, par le moyen de trois lieux communs extraits de ces vieux Harangueurs, & pies caquetoires de Rome, s' est efforcé de nous monstrer par plusieurs exemples, qu' il n' y avoit rien plus utile, plaisant, ou necessaire au Prince, que d' estre bien conduit en l' institution des lettres. De toutes lesquelles paroles si tu peux tirer une maxime bien fondee, je luy donne gain de propos. Parquoy a fin que suivant l' obligation que nous avons l' un à l' autre, je ne te desguise ce que je pense de toy, il t' eust esté trop mieux seant, amy Escolier, te taire: Car pendant que tu t' amuses à nous reciter tant d' histoires, le commun peuple & ignorant, pour ne t' entendre, ne t' escoute: & nous, qui par quelque prerogative avons les oreilles rebattuës de choses si vulgaires, n' en tenons pas trop grand conte. En cela certes te monstrant semblable a ces materiels geans, qui pour amonceler mont sur mont sans aucune bonne conduite, pensoient monter jusques aux Cieux, dont ils furent à un instant culbutez par un seul clin d' œil de Jupiter. Ainsi toy accumulant exemples dessus exemples sans aucun discours de raison, as pensé confondre le ciel & la terre, & toutesfois à la moindre response que je te mettray en avant, je m' asseure que tu verras toutes tes plus belles harangues, comme une fumee, s' esvanouir en neant. Partant pour te satisfaire en peu, à ce que comme plaisant declamateur tu nous as voulu faire entendre, que des sciences & disciplines les Royaumes prenoient leur source. Hé! vrayment il est bien à croire qu' un Cyrus, ou un Romulus, celuy-là fondateur de la Monarchie des Perses, cestuy du grand Empire des Romains, tous deux au cours de leur jeunesse nourris en Bergers & Pastres eussent pris de vos belles lettres, l' exemplaire de leur grandeur: ou que ce grand Tamberlan foudre de tout l' Univers, sur son printemps bouvier en eust (peut estre) pris le modelle. Au contraire il est certain que toutes les Republiques bien ordonnees prindrent leur premier advancement par les armes, & lors qu' elles embrasserent les lettres, commencerent à s' aneantir. Chose verifiee par tant d' exemples, qu' il me sembleroit faire coruee de te les vouloir raconter. Et pource ne me rameine point en chance le premier estre du monde, auquel il est certain que les lettres furent par un long temps incognuës, & quand ce que tu dis seroit vray, c' estoit l' enfance du monde, à laquelle il falloit bailler un joüet, tout ainsi que de nostre temps nous sommes coustumiers de tromper les jeunes gens en l' exercice des livres: mais quand ils sont promeus plus haut, selon le progrez de leur aage, nous leur faisons prendre autre ply. Aussi les Roys de nostre temps estans sortis hors d' enfance, faut qu' ils choisissent train conforme à la saison qui se presente. Au surplus quant à tous ceux-là que tu nous as proposez comme zelateurs des lettres, pauvre idiot, tu n' entens pas que tout le beau semblant qu' ils faisoient, ne fut pour une necessité qui fut adjointe à leurs Estats, ains comme gens de bon cerveau, qui faisoient leur profit de tout, caressoient ainsi les sçavans, pour acquerir plus grande reputation parmy le peuple, qui demande d' estre trompé par telles piperies & fards. Comme sçavoit fort bien dire celuy mesme Denis, que tu as mis en avant, lequel entre ses communs

propos se vantoit que la cause pour laquelle il nourrissoit tant de Sophistes, & Philosophes, n' estoit pour bien qu' il leur voulut, ou pour admiration de leur nom, ains d' autant que sous leur pretexte, il pretendoit se rendre admirable à ceux, desquels il vouloit captiver aucunement la bien-vueillance: c' estoit de la populace qui admire cet exterieur. Et toutesfois bien te diray-je une chose (digerant neantmoins les matieres d' autre façon que tu ne fais) c' est que je veux que le Prince s' adonne quelquesfois aux lettres, voire qu' en icelles il constituë le principal de sa grandeur, non pas pourtant un Prince, duquel la force & estats dependent du fait de la guerre, mais celuy qui par opinion, non par armes s' entretient envers le commun populaire. Ainsi te sera-il loisible borner pour ce regard ton parler, t' advisant quant au demeurant, que tous tes plus gentils discours n' ont esté que pures frivoles.

Et pour le regard de toy Philosophe, je ne nie pas qu' en tous tes propos tu n' ayes eu une grande austerité: ce neantmoins telles façons que tu desires en un Prince, sont tant esloignees non seulement de la licence du temps qui court, mais aussi des coustumes de nos ancestres, que les papiers qui nous en donnerent la premiere cognoissance, sont plus de dix mille ans a mangez & consommez des pites. Parquoy je te voudrois conseiller que tu commençasses par toy, executant les preceptes, desquels tu es si prodigue envers les Roys. Aussi qu' à les considerer de bien pres, on les trouvera trop plus remplis d' une pedenterie affectee, que de cette magnanimité, dont tu veux que ces grands Seigneurs s' accompagnoient. D' autant qu' alors que ces grandes mutations de fortune surviennent, je ne voy point en quoy un Prince ne choisisse plustost le mourir, qu' une vie si honteuse & penible. Car à ton advis, lequel fut plus grand Philosophe, ou ce lasche & recreu Denis, qui de Tiran devint maistre d' escole, ou cet invincible Hannibal, lequel apres avoir remué mille manieres de recousses, estant au dessous de toutes affaires, aima trop mieux se donner le morceau dont il mourut, que vivant se voir mener en triomphe? Qui fut plus grand personnage, ou ce Galien Empereur, qui avec une patience hebetee laissoit soustraire de son obeïssance à la file toutes ses provinces: ou ce constant Senateur Caton, qui pour ne tomber és mains de son ennemy, se tua volontairement, ores qu' il fut acertené, que sa grace luy fut ja enterinee en la fantasie de Cesar? Cestuy fut un dire ancien, qu' à mon jugement tous Seigneurs doivent remarquer en leurs testes: N' estant plus ce que tu as esté, il ne te reste occasion pour laquelle tu doives souhaiter d' estre. Et tout ainsi que ce dernier Roy de Macedoine suppliant Paul Aemile qui l' avoit vaincu, de ne le mener en triomphe, luy fut par ce brave Capitaine respondu, que luy seul se pouvoit exempter de cette honte: aussi devons nous sçavoir les moyens pour empescher que cette traistresse fortune ne puisse triompher de nous. Tu me diras: Doncques tu nous veux conseiller de nous mesfaire: Non, ja à Dieu ne plaise que contre ma Religion, telle pensee entre jamais en mon esprit. Mais je voudrois sans nous accroupir de paresse, & surmontans toutes difficultez, lors que fortune se monstre envers nous hagarde, que nous nous exposassions pour le bien de nostre pays volontairement aux dangers, esquels (combien que nostre vie ou nostre mort fut en balance) aussi en seroit puis apres le point d' honneur asseuré. Et à bien dire, cestuy est le vray but, où lors des afflictions se doivent descocher toutes les pensees du Prince: & non (comme tu as deduit) pendant ces grandes prosperitez repasser devant ses yeux mille considerations monastiques, sur la fragilité de ce monde & contemnement de ce siecle: Bref se rendre du tout miserable devant le temps. Car cette crainte du mal futur, soit que par un mot desguisé tu nous l' appelles prevoyance, ou autrement, est pour certain de plus fascheuse digestion, que le mal mesme. Au moyen dequoy les plus sages, sans apprehender le futur prennent le bon temps, quand ils l' ont, à la charge de le porter patiemment, quand il plaira au Seigneur l' envoyer autre. Car si soubs l' ombre des dangers, qui nous peuvent estre eminens, nous voulons ce temps pendant (quasi pour nous y endurcir) tenir nostre bon temps en espargne, j' avrois certes aussi cher estre toute ma vie malheureux, pour n' estre jamais malheureux. Je n' adjouste point qu' en ton propos avilissant ainsi la Noblesse, comme tu fais, c' est mettre la confusion aux Estats, & oster aux bons la repremiation, & induire en contr'eschange les mauvais à tirer toutes choses sur l' indifferant: Opinion de dangereuse consequence, & reprouvee en toute bonne Republique.

Et pource laissant à part tes resveries, avec les balivernes de l' Escolier (ainsi sans scandale le puis je baptizer en ce lieu de verité) il me semble que la principale Philosophie que doit avoir un Prince, est sa promotion & grandeur, sans autre contemplation. Comme ainsi soit que les Rois ne sont nez pour les peuples mais leurs peuples sont nez pour eux. Qui est la cause pour laquelle non point és Histoires profanes, ains dans les sainctes Escritures, les subjets simples & innocens se trouvent avoir esté punis de mort pour un peché de leur Prince. Et n' ouïstes jamais parler (pour le moins que j' aye memoire) que pour un delit des sujets, les Rois ayent porté la folle enchere. Laquelle proposition, s' il vous plaist entendre de fonds en comble, considerez l' Estat de toutes Monarchies du temps present, vous trouverez que les Rois s' enseigneurians d' un païs, soit qu' ils laissassent en leurs manoirs les anciens possesseurs, ou que par nouveaux transports d' hommes, ils les voulussent peupler à leur devotion, si voulurent-ils tous leurs biens dependre de leur souveraineté. Tellement qu' estans distribuees leurs terres en Fiefs & Rotures: les Fiefs ordonnez pour gens de guerre, & Nobles: les Rotures pour le menu peuple: pour recognoissance des Fiefs, inventerent les fois & hommages, quints & requints, & confiscation d' iceux le cas y escheant: pour les Rotures, les censives, lots & ventes, & generalement par là entendirent les Princes, que quasi par personnes interposees, le peuple fournit en leur faveur, au labeur, auquel d' eux mesmes ils n' eussent sceu satisfaire. Invention certes grande, & incogneüe à ces vieux Romains, toutesfois avant leur Empire, pratiquee (non en tout de la mesme façon) par une trafique generale de Joseph superintendant des finances de Pharaon, quand ayant preveu la cherté future, & fait grand amas de bleds, furent les pauvres Egyptiens contraints vendre eux & leur avoir à Pharaon pour la sustentation de leurs corps: lesquels puis apres il leur rendit, à la charge qu' ils luy feroient rente par chacun an de la cinquiesme partie de leur bien. Parquoy estans tous nos biens des appartenances du Prince, & luy au contraire ne dependant en aucune sorte de nous, est cette proposition infaillible, que nous sommes nez pour nos Rois, non eux pour nous: consequemment que leur principale consideration se doit du tout rapporter à eux seuls: & si autrement ils le font, cela leur part d' une debonnaireté trop ardente.

Toutesfois pour autant que cette grandeur ainsi prise seroit peut estre trop froide, & non assez entenduë, il me semble que la grandeur du Monarque se peut considerer, ou par les loix ou par les armes: desquelles deux parties il nous faut discourir à leur rang. A fin doncques que mon propos prenne son commencement par les loix, ne sçavez vous que par icelles on accoustume à tenir ses subjects soubs le joug, & à gaigner tousjours petit à petit quelque advantage sur eux? Et qui plus est, combien qu' il semble que les loix soient introduites pour faire viure nostre peuple en tranquillité, toutesfois plus vous establissez de loix, plus vous donnez d' ouvertures à involutions & broüilleries, & par mesme moyen vous acheminerez à bastir nouveaux Magistrats pour le soustenement de vos loix. Qui n' est pas petit avantage pour la grandeur du Prince, que nous figurons. Car outre mille commoditez qui se tirent par ce moyen à l' avantage du Roy, ne sçavez vous que tels officiers pour entretenir leur grandeur se dedient totalement à l' entretenement de la grandeur de celuy, duquel depend leur authorité & puissance? Ainsi autant de Magistrats luy sont autant de pilliers pour conserver sa Majesté encontre l' ignorance du peuple. Et a fin qu' en la pluralité des Officiers je ne fonde seulement la grandeur, à peine que vous trouviez que par plus honneste pretexte, les grands Seigneurs espuisent l' argent de leur peuple sans mutinerie ou esclandre, que soubs la couverture d' une loy. De là viennent les deffences, puis les permissions des traictes, les cris & decris des monnoyes selon l' urgente necessité des affaires: de là, les inhibitions generales soubs de grandes peines & amendes, puis les derogations à icelles, & autres tels infinis moyens, que les Princes sçavent tirer de la commodité ou incommodité de leurs necessitez. Les Clazomeniens quelquesfois estans reduits en telles angusties, qu' à leur gendarmerie estoit deüe la somme de vingt mille talens, à quoy il falloit que promptement ils satisfissent, par subtile deffaite emprunterent cette somme des plus riches marchans des leurs, laquelle puis apres ils payerent, donnant cours à autant de talens de fer. Ce que d' une mesme façon pratiqua Timothee l' Athenien, en la guerre contre les Olynthiens, quand pour soudoyer son ost, il fist monnoyer de l' airain qu' il voulut estre de bonne mise, comme s' il eust esté de bon alloy. Et depuis onze ou douze vingts ans en ça Federic deuxiesme Empereur de ce nom, estant pour ses braveries reduit en une grande disette, fit battre monnoyes de cuir, où estoit sa figure engravee, avecques un peu d' argent à l' entour, ausquelles il donna loy, comme si elles fussent forgees d' or. Quoy? que dirons nous de ce Denis le Siracusain, lequel d' une affection paternelle, par loy qu' il establit commune en son païs, prit la tutelle generalle de tous les enfans qui estoient orphelins de son Royaume, laquelle il exerça par Ministres & gens à ce par luy deputez? Que dirons nous de luy-mesme, lequel par une pieté souveraine envers les Dieux, ordonna que toutes les bagues & joyaux (paremens inutiles des femmes) seroient convertis pour bastir un Temple à la Deesse Ceres? Et pour cette cause exerçant la rigueur de cette ordonnance, premierement sur sa femme, contraignit les autres par mesme exemple à faire le semblable: & estant le tout amassé, & par quelque traicte de temps, la cholere de son peuple refroidie pour quelque divertissement d' affaires de plus grande importance, accommoda à son propre usage ces deniers, estant pour l' heure content d' avoir donné le premier devis à ce Temple: & comme est le desir des femmes inespuisable en cet endroict, depuis pour avoir nouvelle permission de porter bagues & doreures, fut dit qu' ils donneroient certaines offrandes à la Deesse Ceres. En quoy ce Prince bien advisé tira d' une mesme deffence double profit. Infinis autres tels exemples vous pourrois-je reciter, pour vous monstrer quelle puissance a la Loy pour le profit des Monarques, veu mesmement que par icelle ils se deliurent de leurs debtes. Aussi à la verité entre l' alloy & la Loy, il n' y a autre difference, sinon qu' il semble que l' alloy ou argent soit inventé pour les commerces des gens privez: & la loy (qui est generale) pour les trafiques des grands Princes, quand par icelle ils nous font trouver les choses indifferentes bonnes ou mauvaises, & par fois  celles qui de soy font mauvaises, bonnes: les indifferentes bonnes, comme de chaque enfant naissant pour son an nouveau se faire donner les estreines, ainsi que Hippias en Athenes: pour chaque contract de mariage ordonner quelque tribut, selon le plus ou le moins qu' on a receu, payer daces aux entrees & yssuës des villes pour homme & cheval, & autres telles inventions: & les mauvaises trouver bonnes, comme és Republiques, esquelles pour plusieurs considerations, furent les larcins permis. Mais que dy-je, mauvaises & bonnes? Veu qu' à prendre les choses en leur entier, il ne faut balancer le juste ou injuste, qu' au poids seulement de l' utilité qui en vient. Et qu' il soit vray, dont procede je vous prie ce grand ordre qui est entre nous de Francs & Esclaves, Nobles & Vilains, sinon de cette injustice & desordre, que les plus forts & vaillans usurperent jadis contre les plus foibles? Car si nous voulons considerer l' ordre de la premiere nature, toutes choses estoient à l' esgal, ce neantmoins soubs ces distinctions de Franchise & Noblesse tous les estats de ce monde, voire les Monarchies mesmes ont pris leur commencement. De maniere que tout ainsi que nous voyons que tous les Arrests des Cours souveraines ne semblent avoir aucune force, au moins pour sortir effect de plaine execution, sinon qu' il ait à la queuë une attache de cire: aussi fait-on de tout temps en chaque Republique, un nez de cire à la Loy, la tirant chaque Legislateur à l' advantage de luy, & de ses favoris.

Cette Loy doncques sera le premier poinct de la grandeur de nostre Prince, & de laquelle il doit faire estat, comme d' une grande miniere. Toutesfois pour autant qu' à la longue le peuple pourroit descouvrir cette Philosophie (chose dont il se faut soigneusement donner garde) qui le pourroit induire en quelques partialitez & revoltes, mesmement si ces gentilles inventions, n' estoient palliees de quelque necessité, est requis avoir son recours au second but par nous cy-dessus proposé, qui sont les armes. Par elles un Cyrus en Perse, par elles un Romule en Rome, & depuis un Jules Cesar, par elles ce brave Alexandre, par elles un Pharamond en cette Gaule, un Othoman en Turquie, par elles toutes Monarchies de ce monde, ont pris leur commencement & croissance, & par leur defaut leur defin. Parquoy elles seules doivent estre le perpetuel but & object de nostre Prince. Non point que sur une violence, je desire qu' il fonde son Estat. Ja ne permette le grand Roy que d' un Roy, je pretende bastir un tyran, aussi que les choses, qui se persuadent de douceur, sont bien de meilleure tenuë, que celles qui se font accroire par force: & mesmement qu' il eschet que ceux qui sont tenus en crainte sous les armes de leurs Seigneurs, tournent en fin leur patience en une fureur effrenee, à la ruine & desolation d' eux, & de leurs Princes: & à dire le vray, miserable est la Republique en laquelle le Seigneur, ou pour crainte qu' il a de son peuple, ou pour tenir son peuple en crainte, se fortifie encontre luy de Rocques & Citadelles. Quelle est doncques mon opinion? Certes, Messieurs, je desire que ce Roy, soit tousjours armé, pour l' accroissement de ses bornes, & seurté de ses frontieres. Quantes commoditez, je vous prie, estimez vous qu' il se pourchasse par cet exercice honorable? Premierement, il tient son peuple clos & couvert contre les courses de son ennemy: aguerrit ceux qui bon luy semble, pour l' asseurance de sa personne, & ne permet que leurs esprits s' abastardissent ou acasanent en voluptez & exercices de nonprix, & qu' à faute de guerres foraines, nous ne facions guerres civiles. Car pour vous dire le vray, il semble, que nous soyons nez sous cette condition par une necessité, qui nous est imposee des astres, que ny plus ny moins que nos corps ne sont jamais sans passion, voire que sans les passions cette vertu, que nous appellons en nous Force, ne peut trouver son subject: aussi sans guerres ne peut estre une Republique, & semblablement par icelles nous donnons certain tesmoignage, & espreuve de nostre puissance. Et davantage il semble qu' à faute de guerres estrangeres, nous nous guerroyons nous mesmes. Tant que le Romain eut, qui luy fit contrecarre, ce brave Carthaginien Hannibal, en ses plus grandes decheutes, encore restoit-il sus pieds: mais quand par heureux succez de victoire cette forte ville de Carthage fut razee rez pieds rez terre, alors commença cette Rome à s' alentir en delices, desquelles procederent les guerres civiles long temps auparavant preveües par plusieurs sages Senateurs, qui en la deliberation du ravage, furent d' avis de non saccager cette ville tout à fait, ains qu' avec espoir de resource, on luy coupast sans plus les aisles. Et en ceste nostre France par faute de plus grand ennemy, n' eusmes nous la maison de Bourgongne, vassale toutesfois de la France, & extraite du sang Royal? Estans doncques quasi necessitez à ce faire par une violence du ciel, quel autre soing ou pensement doit-il demeurer en nos Roys, sinon la puissance des armes contre les estrangers? Par là ils s' ouvrent un sentier à une gloire eternelle, par là ils sont estimez non seulement entre les leur, mais aussi par tout l' Univers: & posé que les entreprises ne sortent tel effect que leurs vaillantises meritent, si ne laissent-ils d' estre redoutez par les autres Princes & Monarques. N' agueres nous avons veu un petit Marquis de Brandbourg malheureux en la plus part de ses desseins, toutesfois avoir esté grandement recherché par les plus grands Princes de l' Europe. Je voy bien que desja vous me dites, que nourrir un Roy en perpetuelles guerres, c' est l' espuiser d' or & d' argent, & mettre tous ses thresors en desarroy: non certes, & si ainsi le pensez, vous vous abusez grandement. Au contraire tant s' en faut que la puissance d' un Roy en diminuë, que vous ne trouverez jamais qu' il se face aucune entreprise, que combien que pendant les guerres, les finances d' un Roy semblent quelque peu s' alterer, toutesfois qu' aux trefves & surseances des armes, leur espargne n' en soit de beaucoup augmentee. Parce que les necessitez nous apportent mille inventions & imposts, lesquels tant s' en faut qu' ils viennent au rabais, qu' au contraire s' accroissent de plus en plus. Et pourquoy doncques? Vrayement non pour autre chose, que pource que la continuë des guerres semond les Princes à ce faire. A cette cause pour perpetuer telles daces de plus en plus, fonde l' on Jurisdiction pour l' entretenement d' icelles. Qui ne sont pas considerations trop petites pour l' advancement d' un Prince, lequel se trouvera apres une longue poursuite de guerre avoir augmenté de la moitié plus son Espargne, que si menant une vie quoye, il fust demeuré en repos. 

Quoy? n' estimez vous rien le profit qu' en rapportent plusieurs particuliers, la creation des Estats au moyen de ces parties casuelles, la recherche de ceux qui apres les guerres se trouvent avoir pesché en eau trouble (comme faisoit Vespasian Empereur) les confiscations qui surviennent, & mille autres particularitez? lesquelles bien & deüement mises en œuvre, se peut asseurer le Prince de reluire par dessus tous autres, comme l' escarboucle entres les autres pierreries. Et si peut estre vous m' objectez la foule des subjects, je deviendray à ce coup encor plus grand Philosophe, & diray qu' autant se ressentent-ils de toutes telles oppressions (si oppressions se doivent pourtant appeller) apres leur mort, comme ceux qui durant leur vie ont vescu en perpetuelle paix. Parquoy pour me recueillir & retourner à mon but, je veux dire, ou que le Prince n' est point digne de tenir le lieu de commander: ou que s' il veut commander, il faut que (suivant Platon) il philosophe; mais que cette Philosophie se rapporte toute à sa grandeur, qui se peut maintenir par une liaison des armes avec les loix, quand sous l' honneste pretexte des guerres, l' on donne la vogue aux loix, que l' on tire à son advantage. Si autrement entendent en user les Princes, tant s' en faut qu' ils meritent usurper ce nom, qu' à peine les devons nous estimer estre sortis hors de pages.

POLITIC. A ce que je voy, nous n' avons ouvrage faict, & plus nous allons en avant, plus nous aprestons l' un à l' autre de besongne. Voyez en quantes manieres se bigarrent nos jugemens, veu que sur le subject d' un Prince (chose non inaccoustumee à nos yeux) avons tous nos opinions à part, au soustenement desquelles vous escoutant particulierement l' un apres l' autre, je suis contraint ne vous desdire sur le champ, mais ayant petit à petit recueilly mes esprits je me trouve de contraire avis à vous tous, lequel je vous reciteray presentement. En premier lieu, pour le regard de toy, Escolier, encore que tu ayes fait grand amas d' authoritez & exemples de plusieurs grands personnages qui ont eu les lettres en quelque conte, si est-ce que tous ces propos, comme à fort bien descouvert le Curial, sont sans fonds. Bien est vray que ton opinion se rend grandement populaire, toutesfois à la considerer de pres, l' on trouvera que les lettres, specialement pour le regard d' un Monarque ou grand Seigneur, ne luy servent que de passe-temps, si elles ne sont bien digerees & prises avecques un meur jugement. Comme mesmement tu m' as appris par tes exemples, la plus part desquels ont esté fondez sur les Princes, qui d' une gayeté d' esprit se sont amusez à faire jeux & comedies, & quelques chansons d' amourettes, pendant paravanture que leurs pauvres peuples vivoient en grande souffrette. Car le Tybere, le Neron, & le Verus dont tu as voulu faire banniere, ne furent meilleurs pour avoir frequenté la Grece, ains exercerent toutes sortes d' extorsions & tyrannies. Et pour avoir esté Commode tout le temps de son jeune aage entretenu aux bonnes lettres, ne laissa à devenir monstre. Au contraire son successeur Pertinax qui avoit employé tout le temps de sa jeunesse en la marchandise de bois, ne laissa d' estre nombré entre les regrettez Empereurs. Et si quelquesfois Marc Aurele Antonin, pour s' estre pendant sa vie adopté de la famille des Stoiques sous Apolloine Calcedonien, fut estimé bon Empereur, Trajan l' un de ses devanciers, à peine pouvant signer son nom, n' en fut pourtant reputé pire. Et si en commemoration des vertus du premier, sept ou huit de ses successeurs voulurent emprunter le nom d' Antonin: en contr'eschange au couronnement de tous Empereurs, le Senat par exclamation & applaudissement, luy souhaittoit qu' il fust aussi heureux qu' Auguste, & pourveu de la mesme bonté que Trajan: voire qu' estant ce dernier illetré, & homme de bien, sans reproche, on verra que cet Antoni sceut tellement assaisonner le cours de sa Philosophie d' une perpetuelle dissimulation, que plusieurs luy voulurent mettre à sus la mort de son compagnon & adjoint Aelius Verus, avec lequél il se rapportoit assez mal en complexions. Comme aussi est-il à conjecturer de la mort de sa femme Faustine, laquelle menant à son veu & sceu vie fort lubrique, il ne l' avoit voulu auparavant repudier. Mais la mort subite de tous deux, & advenuë, non point en presence du peuple Romain, ains en lieux esgarez & loingtains (c' est à sçavoir celle de Verus, en l' expedition contre les Marcomanes, celle de Faustine au pied du mont Taurus, au voyage contre Cassius) furent presomptions fort poignantes pour juger que ce Philosophe les avoit tous deux mis à mort d' une Philosophie, qui luy fut propre. Parquoy je suis presque forcé de dire (& en petille qui voudra) que les lettres, prises simplement, sont choses indifferentes: d' autant, & qu' avec elles, & sans elles, plusieurs bonnes Republiques se sont long temps entretenuës. Et si l' on veit d' autres fois la ville d' Athenes florir parmy une affluence de Philosophes: vous eustes, & la Republique de Sparte, & celle mesme de Rome par l' espace de quatre cens ans, & la Seigneurie de Venise, ne faisans grand conte des lettres, mais vrayement soucieuses d' une plus grande science. Parce que toute leur estude consistoit à induire le peuple à l' obeïssance des Magistrats, & eux à celle de la Loy: & au surplus mourir vaillamment au lict d' honneur pour son païs, quand la necessité l' exigeoit, à raison dequoy les Romains voulurent quelquesfois bannir tous ceux qui de profession s' intitulerent Philosophes, comme aneantissans les esprits de la jeunesse en une curiosité de science, la rendant par ce moyen paresseuse, & plus ententive au bien parler, qu' au bien faire. De laquelle mesme opinion semble que fut nostre fin Roy Louys unziesme, qui ne voulut oncques permettre que Charles huictiesme son fils meit son esprit és disciplines & lettres. Quant à moy, je ne voudrois pas estre en cet endroit si austere. Car comme disoit quelque sage Philosophe à un Roy d' Egypte Ptolomee, il est bon que le Prince apprenne par fois par les livres, ce que ses favoris sous crainte de l' offencer ne luy oseroierit descouvrir: mais en cette habitude de livres, il est requis user de grande discretion, & non les lire pour son plaisir comme la plus part de ceux que tu as mis en avant. Car qu' est*il, je te prie, requis à un Roy assiegé de tant d' affaires, & qui doit avoir le temps plus cher que quelque chose qui soit, tromper une partie de ses bonnes heures en la lecture d' un Ovide, Catulle, Petrarque, & de tels autres Poëtes folastres, qui ne traictent que de vanitez? Quel besoin de s' amuser en la plus part des Plaidoyez de Ciceron, & autres tels amusoirs d' esprit, desquels vous autres Messieurs les Escoliers faites mestier & marchandise? Certes si la Philosophie est l' emploite que nous faisons en tels inutiles exercices, il est bon au Prince de philosopher, mais comme disoit Pyrrhus, encore est-il meilleur de philosopher sobrement. Je ne nie pas que par la lecture d' iceux, on n' en rapporte quelque profit, mais sous ce peu de profit il y a tant d' incommoditez au Roy, qui a un milion d' autres urgentes affaires, qu' il est beaucoup plus expedient qu' il s' en abstienne & s' adonne à meilleure occupation. Et pource entre les Monarques que je voy avoir pris les livres à point, il me semble sans faire tort à personne que ce fut Alexandre Severe, lequel aux heures de relasche nous lisons avoir sans plus eu trois livres de recommandation, la Republique de Platon, les Offices de Ciceron, & le Sentencieux (de) Horace. Non que sous ces trois livres je vueille reduire & restraindre toute l' estude de mon Roy. Mais certes je desirerois que si ce loüable exercice luy venoit par fois à plaisir, ce fust en livres de poids & concernans le faict d' une Republique: comme ce sage Scipion s' estoit en toutes ses œuvres proposé l' institution du Roy Cyrus figuree par Xenophon. Car quant au Droict Civil que tu as dict, que ton Prince apprendroit pour desvelopper les subtilitez des parties: voy & recognois je te prie, comme tu ne digeras, voire ne goustas jamais cet article. Ce Droict Civil dont tu parle (parles), tant s' en faut qu' il produise cet honorable effect que tu estimes, qu' au contraire luy seul est le motif, par lequel nous entrons en un labirinte de procez: parce que n' estant basty d' une seule piece, ains recouzu de divers eschantillons, un chacun s' en fait une couverture à sa guise, & ne se trouva jamais procez qui n' eust d' une part & d' autre assez de Loix pour nous soustenir. Parquoy pour ne te desguiser ce que j' en pense, je ne sçay si nous ne ferions aussi bien de nous passer de cette curiosité des Loix Romaines, ayans les nostres au poing, sur lesquelles anciennement les Baillifs, qui furent gens de robbe courte, & illettrez, rendirent longuement droict aux parties en cette France, sans ayde de tels livres Romains. Au demeurant, entant que touche les Histoires, lesquelles toy & le peuple estime devoir servir comme de miroüer à un Roy, encore que paravanture en cecy je me rende volontiers des tiens, toutesfois si y eschet-il grand advis, & faut que le Prince use en cet endroit de grand choix. Car l' Histoire, comme tu peux entendre, est chose de soy fort chatoüilleuse. Et estant son principal sujet fondé sur la deduction du vray: ou tu raconte en icelle les choses advenues par oüir dire, ou bien que tu ayes esté present aux executions & conduites. Si par oüir dire, tu sçais combien il y a peu d' asseurance de se fier au rapport d' autruy, & comme chacun en parle à l' avantage des siens. Si pour avoir esté present, nous voyons qu' en une prise de ville, ceux qui pendant le siege furent enfermez dedans, chacun en parle diversement: car il est impossible d' assister de tous les costez, par lesquels on liure l' assaut. Outre plus parlant de ton temps, il faut que tu flattes le Prince auquel tu es plus tenu, ou duquel tu as plus de crainte. Et posé que tu n' en attendes bien ou mal, les premieres faveurs ou defaveurs des personnes qui tombent en nostre esprit ont telle puissance sur nous, qu' elles les nous font quelquesfois haut loüer, ou terrasser à tort & sans occasion. Davantage quelquesfois par faute de bon jugement excusons les mauvaises entreprises par les heureux evenemens, & les bonnes sous ombre d' un mauvais succez, les voulons faire trouver mauvaises, se pouvant toute chose tourner ou bien ou mal, selon la volonté de celuy qui entreprent de la desguiser. Qu' ainsi ne soit nous voyons Philippes de Commines entre nous, soit que telle fust son humeur, ou que les bienfaicts l' eussent induit à ce faire, avoir esté en toute son Histoire occupé en la loüange du Roy Louys XI. combien que quelquesfois il luy ait baillé quelques atteintes: Au contraire Claude Seissel l' avoir tellement avily en son Histoire du Roy Louys XII. que ceux qui le liront avront en horreur ses façons. Et sur le voyage de Naples du Roy Charles VIII. vous recognoistrez en Commines, quoy qu' il face le bon valet, je ne sçay quoy de mauvais traitement de ce Roy, que nous appellons Petit pour sa jeunesse, Grand neantmoins de magnanimité & courage. Car le mesme discours de la permission de Dieu (qui conduisoit son entreprise) laquelle il luy attribuë, se pouvoit aussi bien adapter aux faits de son predecesseur & de toute autre chose du monde. Ce que nous voyons avoir esté fort bien obmis. Au surplus qui considerera les intelligences qu' avoit Charles, les discordes & partialitez qui lors estoient en Italie, la tyrannie de Ferdinand, & autres telles menees, qui par la bonté divine tombent au sens humain, pour exploiter les choses determinees par ce haut Dieu, il trouvera qu' Alexandre n' eut plus grande occasion de traverser la mer avec une poignee de gens, pour conquerir la Monarchie de Perse, que ce gentil Charles à passer les Monts pour s' investir du Royaume de Naples & Sicile. En quoy si l' issuë ne fut comme l' entreprise estoit grande, ce ne luy fut pourtant peu de los, d' avoir fait trembler l' Italie aux frais & despens d' Italie, & avec peu de foule des siens. Et pour ne m' esloigner de mon but, ne voyez vous Paul Jove estre à qui plus luy donne, & par fois pour favoriser son païs denigrer tant la verité des choses, où nous avons eu la victoire sur l' Italie, que sa menterie, sans autre truchement se manifeste assez de soy à tout homme qui aura tant soit peu de jugement: & tantost filer, ou plus doux, ou plus rude, selon la diminution ou augmentation des salaires de ceux, desquels il estoit à gages? En cela de mauvais exemple, & non imité par Sleïdan, lequel combien que par tout ait procedé d' un mesme fil, & suivant la foy de l' Histoire, si remarquerez vous en luy je ne sçay quoy de passion, lors qu' il s' attache au fait de sa Religion. Tant est nostre esprit arresté en ses premieres fumees, & apprehensions: de maniere que mal-aisément trouverez vous Historiographe qui soit neutre, ains que chatoüillé de son particulier instinct ne loüe bien souvent quelqu'un, & encore paravanture plus pour se flatter soy mesme, & son opinion particuliere, que pour favoriser celuy auquel il adresse sa loüange. Car deslors que nous nous sommes faits accroire que quelque chose est bonne, nous trouvons puis apres prou d' argumens & pretextes pour nous y servir de fueille. Pour ces causes est-il fort difficile à celuy qui escrit une Histoire de ne falsifier la verité. Et encore en cette notion du vray y a plusieurs difficultez, qui ne sont de tous entenduës. Car d' estre quelquesfois trop ententif à deduire au long les vices, & particulariser les moyens, par lesquels quelques tyrans foulent peut estre leurs subjects (ores que ils fussent veritables) c' est faire planche aux meschans, & ressembler plusieurs Prescheurs, qui d' un bon zele, toutesfois sans discretion parlans trop advantageusement des paillardises & bordeaux, forment le plus souvent plus de mauvaises images aux esprits des jeunes filles, qu' ils ne font d' edification pour les plus anciennes & vieilles: si que le meilleur seroit en tels actes vicieux s' en taire du tout, que d' en raconter, ny par le Prescheur, ny par l' Historiographe, sur les particulieres façons des Seigneurs & autres choses indifferentes, c' est l' acte d' un vray Escolier. Mais de mettre en avant les entreprises, raconter fidelement les bonnes conduites, manifester les conseils, c' est le faict d' un homme entendu: de quelle marque, il s' en rencontre si peu, que je ne sçay presque quel conseil donner à un Prince pour cet effect. Suffise vous que ce n' est le tout de parler indifferemment des Histoires, comme la plus part de ce populaire est coustumier de faire, les extollant ordinairement, plus pour le plaisir, que pour le profit que il en reçoit. Pensez que ce sont belles Histoires, que toutes les Annales de France, esquelles vous apprenez qu' un tel, ou tel fit telle chose: mais comment, ny par quel moyen il parvint, songez-le, si bon vous semble. Et faut qu' en passant je regrette, que jusques à huy, un estranger Paule Aemile nous ait apris à bien escrire les faits & gestes de nos Roys. Et à la mienne volonté que celuy qui tient aujourd'huy la Chronique du Seigneur de Langey dans ses coffres, de laquelle j' ay veu quelques traces, ne nous la voulust envier. Je croy qu' il y avroit en cet endroict prou de choses, en quoy satisfaire par bons exemples, & bien deduites au contentement du Lecteur, comme venant d' un Seigneur, qui avoit la main, & pour escrire elegamment, & l' employer vaillamment, quand le besoin le requeroit. Je veux doncques Escolier, conclurre avecques toy, non comme a fait cestuy Curial, qui s' est du tout dedié à l' avilissement des lettres, mais que l' estude du Prince gisant, ou en la lecture des preceptes politiques, ou bien en celle des Histoires: pour le regard du premier poinct, qu' il se propose Alexandre Severe: & entant que touche le second, qu' il imite un Empereur Charles V. qui de nostre temps au desadvantage de nous se voulut aider des nostres, & que l' on dit n' avoir eu de son vivant livre en son cabinet tant recommandé que l' Histoire de Commines. Non point qu' en cas individu il doive imiter l' un & l' autre, mais quoy que soit qu' il ne s' amuse qu' en livres de bon discours, & ausquels avec le plaisir y a plus d' apparence d' instruction & profit. Qui sera pour servir de remplissage à tels propos, lesquels pour te dire le vray, m' ont semblé comme ces passages, ausquels les peintres peignent ces petits bouts d' hommes, qui de loing se monstrent plaisans à l' œil, mais plus nous en approchons, plus nous trouvons qu' il n' y a aucune figure humaine: & au demeurant n' y ayant en toutes telles façons de tableaux rien en quoy on puisse asseoir en un seul endroit la veüe. Ainsi t' oyant deviser du sçavoir, je ne te sçavrois vrayment dire combien m' a esté tout ton devis agreable: mais le considerant de plus pres, je l' ay trouvé fort esgaré, & tel qu' il n' y avoit pas en tout iceluy, chose sur laquelle je peusse asseoir grand fondement de raison.

Car au regard de toy, Philosophe, que te sçavrois-je dire autre chose, sinon que j' approuve en tout & par tout tes discours? toutesfois les remaschant à part moy, encore n' as tu attaint totalement au vray but. Qu' il soit ainsi, ce contentement dont tu parles, & sur lequel tu assis toutes tes raisons, peut tomber en l' homme meschant aussi bien qu' en l' homme de bien, voire & ne sera ton opinion moins d' efficace pour acconduire le vicieux à son vice, comme le vertueux à vertu. Car ce mespris du monde en nostre esprit nous est un asseuré rampart, non seulement contre les efforts de fortune, ains contre les assauts de la mort, & n' avoir crainte de la mort, est aussi bon acheminement à malfaire pour les mauvais, comme à bien faire pour les bons. Et de fait ce Denis dont tu as parlé, pour le peu de conte qu' il fit de sa ruine, ne laissa toutesfois pendant son credit de tyranniser ses sujets: & l' Agatocle quoy qu' il considerast sa premiere fortune en toutes ses actions, si est-ce que pour parvenir à l' envahissement de l' Estat de Sicile, fit acte tres-monstrueux & derogeant à tout droict de Dieu & des hommes.

Parquoy ce n' est point assez de se resoudre en ce contentement du monde durant son heur, ains faut dire, que si pour la seureté de soy, le Prince use de discours, à plus forte raison doit-il pour l' asseurance de son peuple entrer en plus grand soing & pensement, qui est l' utilité publique. Et ne faut point que cette imagination que tu dis, luy tombe en l' esprit à cause de sa propre personne, ains se doit composer de telle façon que s' il luy advient tel accident & desastre que tu as deduit, il le passe legerement, comme n' estant par maniere de dire que simple administrateur du public. Et tout ainsi que le tuteur, qui n' a affecté la tutelle n' est marry quand il luy convient estre deposé de sa charge: aussi sera bien plus grand Philosophe celuy qui ne sera marry d' estre deposé de son throsne, sinon d' autant qu' il estoit Prince bon & necessaire aux siens.

Qui sera en te satisfaisant, pour satisfaire à cestuy Curial, qui nous a figuré un tyran, & non un Roy. Car quand cette innovation de loix sur lesquelles toy, Curial fondes la grandeur de ton Prince, est coustumiere en un païs, c' est l' entiere desolation & ruine. Et vaudroit mieux certainement viure sous la crainte & obeïssance des anciennes loix (quoy qu' elles fussent peut estre mauvaises) que d' en tailler & decouper de jour à autre à son plaisir. Pour cette occasion plusieurs gens disputans sur les Republiques, ont soustenu qu' il estoit trop plus expedient que les grossiers & tardifs d' entendemens, administrassent le faict d' un peuple, que ceux qui sont plus aigus & desliez. D' autant que ceux-cy veulent tousjours estre plus sages que les loix, & monstrer en toutes occurrences qu' ils sçavent plus que les autres, dont sourdent plusieurs grands inconveniens & scandales, là où ceux qui ne se reposent pas tant sur leur cerveau particulier, se rapportent au sens commun de leur cité, qui est la loy dont nous parlons. Et c' est une reigle asseuree qui est requise en toute Republique bien policee, que le peuple soit sujet au Magistrat, & le Magistrat à la loy. Pour ceste cause en Ethiopie & Egypte (si nous croyons aux Histoires) estoient les Roys sujets aux anciennes Ordonnances de leurs païs, voire qu' en Egypte à leur advenement à la Couronne, & lors de la confirmation des Estats, prenans sermens de fidelité de leurs Juges, les faisoient jurer de ne porter obeïssance à leurs lettres de commandement, sinon entant que elles se conformeroient à Justice: pour laquelle les Roys ne doivent moins batailler, que pour leur propre personne: comme ainsi soit que d' icelles depende toute leur grandeur. Et à cette cause en nostre France peignans nostre Roy en son lict Royal, luy baillons à la dextre la main de Justice, & à la senestre son Sceptre. Or est ce une chose repassee par tant de siecles, qu' il n' y eschet point de debat, que toute Justice bien ordonnee doit prendre commencement par nous mesmes. Consequemment se doit porter le Roy à l' endroit de son peuple, comme il voudroit que l' on fist envers soy, s' il estoit sous la puissance d' autruy. Il ne faut doncques point qu' un Prince, comme tu as à tort soustenu, accommode toutes ses pensees à son profit particulier, ny que pour le regard de luy seul, il vueille establir ses loix s' il ne veut faire tort à la primitive Justice, c' est à dire & à soy, & à ses Estats, d' autant que la Justice, que tu desires, n' est qu' un masque & superficie. Parquoy je te conseillerois, Curial, de prendre ce conseil mesmes pour toy, lequel d' une liberté peculiere à telles personnes as voulu donner à cestuy Escolier: c' est de te taire plustost que de desborder en telles induës paroles. Car tant s' en faut que tu rendes à la grandeur d' un Monarque, qu' au contraire par les moyens que tu tiens, tu luy procures du tout son advancement. Et a fin que nous considerions plus ententivement tout ce faict, tu trouveras qu' il y a deux choses, par lesquelles les tyrans pensans entretenir leurs Estats, couvent ce neantmoins leurs ruines. L' un qui gist en violence, quand par une force ouverte on tient un peuple en servitude. Et celle là n' est de duree, parce que nature ne porte rien de violent. Car quoy que les evenemens & punitions de Dieu soient diverses, oncques esprits turbulens (hors-mis peut-estre quelques uns) ne nasquirent, qu' ils n' ayent eu mort convenable à leur vie, c' est à dire mort violente. De cette façon de viure à ce que je puis entendre, tu te veux du tout deporter. L' autre maniere pratiquee par les tyrans, & en laquelle tu t' arrestes est, quand le bien public est du tout rapporté au profit particulier d' un Seigneur, lequel toutesfois sous honnestes pretextes faict semblant d' entretenir en ses libertez & franchises ses subjects, comme nous avons veu de nostre temps avoir esté reproché à l' Empereur Charles V. par les Ducs Maurice & Marquis Albert, lesquels entre les autres occasions de la guerre qu' ils luy susciterent, luy improperoient que faisant semblant d' entretenir les Estats de l' Empire en leur liberté, il faisoit à la verité les Diettes & journees instituees de toute ancienneté, lors que l' on vouloit deliberer sur le fait commun de la Republique Germanique, toutesfois que la conclusion de tous conseils & advis dependoit de la volonté de luy seul. Qui est une tyrannie trop plus courtisanne que l' autre: car le peuple, qui se pourroit induire à revolte, & changement de puissance, ne l' oze bonnement entreprendre estant pipé sous telles hypocrisies. Et à la verité cette maniere de regner est de quelque plus grand entretenement que la premiere: toutesfois tout ainsi que le corps define par la corruption des humeurs, mesmement que celuy, qui a les parties nobles offensees, n' en donne grande apparence que par un long progrez de temps auquel finalement il meurt: aussi par les moyens que tu bailles, encores que pour quelque temps le Prince tienne son Estat, si est-ce qu' il est necessaire qu' il prenne definement. Et combien que les periodes soient divers, selon qu' il plaist au grand Seigneur nous les ordonner, si est-il certain que les braves Capitaines ne gaignent gueres les grandes Monarchies, que quand elles sont venuës à ce point: tellement que lors que les Roys pensent estre plus grands pour rapporter tout à leur personne, c' est lors qu' ils sont plus petits. A ton advis eust-il esté possible par imagination humaine à ce jeune Roy Alexandre conquester la grande Monarchie des Perses avec trente mille hommes seulement, si les subjects de Darius par une trop grande continuë, n' eussent esté las & faschez des extorsions de leurs Roys? Au contraire estimes tu, ny que cet Epirotien Pyrrhus, ny que le Chartaginien Annibal, fussent moindres de cœur & experience que l' autre? Paravanture trouveras tu que non, ains que seulement leur defaillit le subject, tant que l' un & l' autre s' aheurta à une nation Romaine, qui n' estoit encores venuë à ce souhait du profit particulier, comme elle vint puis apres. Et lors aussi tu trouveras, que ayant un long temps couvé sa ruine par la seule decision d' une bataille, fut reduite en servitude par un Cesar. De cette mesme facilité, & pour cette mesme cause fut aisé au Roy Charles huictiesme foudroyer toute l' Italie. Car quant aux armes que tu veux que ton Roy ait tousjours au poing, tant pour se fortifier encontre son ennemy, que pour tirer plusieurs daces & imposts de son peuple: tu ne consideres pas de combien il aliene par ce moyen les cœurs des siens, de sorte qu' à la premiere défaveur de fortune, ils aiment tout autant tomber és mains de l' estranger pour viure en eternelle paix, que sous ce Roy, qui sous ombre de les vouloir mettre en seureté, leur fait perpetuelle guerre. Ainsi que tu liras que l' Egypte faschee des tyrannies des Roys de Perse, & espians toutes occasions de revolte, à la premiere venuë d' Alexandre en leur païs, pour le bien-veigner luy firent de toutes parts honorables entrees, comme s' il eust esté leur vray & naturel Seigneur. Bien faut-il veritablement, que le sage Prince se tienne tousjours sur ses gardes, & qu' il ne se commette tant à l' abandon du bon temps qui se presente devant ses yeux, qu' il n' ait esgard au futur. Ce qu' il fait, ayant tousjours gens voüez & destinez au fait de guerre: comme les gens des Ordonnances establis en cette France, & encore de nostre temps les Legionnaires, & de la memoire de nos peres, les francs-Archers. Mais de chercher à credit les occasions de la guerre, pour les causes que tu as deduites, c' est ruiner de fonds en comble un Prince tendant par ce conseil plus à l' accroissement de toy seul, que de tout le demeurant du Royaume. Et cependant tu ne vois pas qu' un pauvre peuple porte la folle enchere de ton conseil. Aussi gouverne-l'on les Princes dés leur premiere enfance de celle façon, que commettans aucune faute l' on chastie en leur presence pour la faute par eux commise, leurs pages & serviteurs: les accoustumans deslors à faire les pechez, dont leurs subjects portent puis apres la penitence. Et estant ainsi ententif à l' entretenement de ta seule grandeur, Dieu sçait quelles opinions tu leur ensemences dans leurs testes, quelles apprehensions de plaisir tu leur mets en avant, quelle nonchalance de peuple, quels mensonges & deguisemens de verité tu leur imprimes au cerveau: tellement que là où anciennement on tenoit que les Princes estoient images de Dieu, certes lors qu' ils sont façonnez de telles loix, que celles que tu nous as publiees, à peine les doit on nommer autrement, que masques des hommes, comme n' ayans autre chose de l' homme, que la seule presence & escorce, leur estant toute verité incognuë. Et au surplus se peuvent quelquesfois vanter estre plus tenus à leurs propres ennemis, qu' à tels serviteurs que toy, pour autant que de vous autres, qui par allechemens extraordinaires n' estudiez à autre chose qu' à vous faire grands, il n' entendent jamais le vray, & commencent seulement à l' apprendre, quand par quelques mauvais succes ils desçouvrent leur lourderie, de laquelle leurs ennemis leur donnerent le premier advertissement. Parquoy je suis de ce costé là pour le party du Philosophe qui a esté de cest advis, que le Prince se contentast de son peu, pour le soulagement des siens. Car outre mille & mille moyens, par lesquels faisant autrement, il se consomme au lieu d' accroistre ses bornes, ne sçais tu qu' encores que tous les Estats militaires fussent bien policez & ordonnez, si est-ce que ne peut la gendarmerie ou infanterie marcher en campagne, sans grand degast du plat pays? Et certes tout ainsi que n' agueres tu estimois miserable la Republique, en laquelle le Prince pour asseurance de ses Estats dressoit Citadelles encontre ses propres subjects: aussi puis je en contr' eschange dire que miserable est le pays, auquel les villages demandent permissions & octroys de se fortifier de murailles, non pour soustenir un effort de l' ennemy, ains sans plus pour eviter le pillage & rançonnement de ceux, qui semblent estre souldoyez pour leur porter aide. Ce que toutesfois nous voyons journellement advenir en cette continuation de guerres par toy tant desiree & requise. A fin qu' avec tout cecy je n' adjouste mille autres difficultez, qui accompagnent les guerres, comme faict l' umbre le corps. Anciennement en la France n' y avoit aucunes tailles ou aydes, ains conduisoient nos vieux Roys d' une telle prudence les guerres, que leur domaine y fournissoit. Par ces tailles les affaires de France s' en sont elles mieux trouvees? J' en doute: Car auparavant nos Roys se rendoient conquerans bien avant aux pays estranges, & depuis ils se sont contentez de borner leurs conquestes par leurs limites: Bien empeschez de fois à autres de se maintenir. Parce que sous Charles cinquiesme lors regent se meut pour cette raison telle esmeute contre les grands, que deux Mareschaux de France tomberent morts en sa presence, luy par toutes subtilitez se garentissant de la fureur de son peuple. Et du temps de Charles sixiesme, furent plusieurs pays en esmoy d' aller au change: tellement que si en fin finale nous n' eussions eu ce bon Roy Louys douziesme, qui mitigua ces aydes, le Royaume estoit en grand branle de changer de main. Aussi pour cette raison un Seissel a esté si hardy de parangonner ce Louys avec tous ses devanciers l' un apres l' autre, n' ayant autre refrain de ses loüanges, sinon qu' il n' entreprit jamais guerre qu' avecques juste querelle, & sans fouler ses subjects. Qui est pour te remonstrer, Curial, pour les scandales qui en peuvent advenir, que les Roys ne doivent charger armes de telle gayeté de cœur, que tu dis. Par ce que ces deux Charles cinquiesme & sixiesme, pour les necessitez, qui assiegeoient leurs Estats de toutes parts, estoient forcez guerroyer, consequemment s' aider en leur besoin de leur peuple. Et toutesfois tu vois les dangers, qu' ils encourent pour cette cause. Aussi, & ce qu' est la maison de France, & mesmement celle d' Austriche (qui ne faict presque que de naistre) n' ont point tant esté pour les guerres, que par traictez de mariages, esquels n' y a que concorde. Et pour le regard de nous, la Bretagne, la reunion des terres que nous avons de la Bourgongne, l' annexement de l' Escosse, nous en donnent certain tesmoignage. Et entant que touche l' Austriche, l' alliance de Maximilian avec Marguerite de Flandres, luy apporta tout le bas pays de Flandres & de la Franche Comté: & le mariage de son fils Philippes avec Jeanne fille aisnee du Roy Ferdinand d' Espagne, annexa aux Estats de Charles cinquiesme leur fils, les Royaumes d' Espagne, d' Arragon, Naples, & Sicile: si que vous voyez cette maison s' estre plus accreuë  par deux mariages, que par six vies d' homme elle n' eust sceu faire avec toutes les guerres: voire que la ruine, qui est presque advenuë par deux fois en cette France, l' une à l' occasion de l' Anglois, l' autre par la maison de Bourgongne, est issuë de deux mariages mal bastis. Parquoy il y a mille autres moyens pour agrandir un Royaume, plus considerables que les armes, lesquelles le Venitien ne charge jamais qu' en toute necessité, & plustost achette les villes par intelligences ou deniers contens, qu' à force de guerres ou gendarmes. Je ne nie pas que dedans ces necessitez il n' y ayt mille considerations & prevoyances du futur: comme si l' on voit son ennemy, pour guerroyer un plus petit, se fortifier taisiblement contre toy, alors veritablement ce seroit mal aviser que tu te deportasses des armes, pour celuy duquel, posé qu' à l' advenir tu n' en esperasses rien, si est-ce que tu le fais en faveur de toy & des tiens. Ainsi que nous pratiquasmes n' a pas long temps à ce voyage d' Allemagne, auquel l' Empereur se sentit par nostre moyen forclos en un instant de cette grande esperance, qu' il avoit par plusieurs traffiques & menees embrassee de l' Allemagne. Mais d' imaginer de mener la guerre à la charge d' enfraindre les bonnes loix, & les revoquer au particulier, c' est mesler le ciel & la terre, & mettre tout sen dessus dessous. La Republique de Rome peu auparavant sa descheute, avoir (avoit) tellement amplifié ses limites, qu' un Pompee en plein Senat, au retour de son voyage de Pont (depuis appellé Trapezonde) se vanta que par ses proüesses, il avoit annexé à l' Empire neuf cens villes closes, & autant ou plus de places fortes & Chasteaux: de maniere que telle ville, qui auparavant leur estoit limitrophe du costé de Levant, estoit lors situee au fin cœur de leur pays. Et vers le Ponant, Cesar avoit subjugué vers la mesme saison les Gaules. Mais pour telles estenduës de pays cette Monarchie en fut elle de bien mieux confirmee? Vous voyez que dix ou douze ans apres elle s' en alla à vau l' eau. Et pourquoy doncques? Par ce que les ambitions des plus grands estoient montees en tel excés, que tirans tout à leur privee utilité, quoy qu' ils estendissent par force d' armes leur pays, il falloit ce neantmoins que ce grand corps ruinast, ny plus ny moins qu' une maison, quand les fondemens sont affessez & pourris: ores que l' on la pense soustenir de chevrons & autres apuis. Partant fut fort bien avisé par quelque Gentil-homme ancien, qui dist qu' il estoit plus expedient de batailler pour les bonnes loix que pour les murs d' une ville: par ce que les villes sans rampars peuvent par la vaillantise des citoyens faire front à leur ennemy, mais sans loy, elles vont soudain en ruine. Comme vous voyez estre advenu, en cette vieille Republique de Sparte, laquelle, tant qu' elle vesquit sous les sages ordonnances de Licurge entretint toute desmuree sa prerogative sur la Grece: mais deslors qu' elle fonda son asseurance plustost aux murs qu' aux bonnes mœurs, alla soudain en decadence & perdit tout le credit, que de tout temps elle avoit gaigné sur les Grecs. Quand je vous parle de la loy, j' entens, non pas (comme tu fais, Curial) cette puissance que les tyrans tirent à leur particulier avantage: mais cette reigle qui nous apprend à tenir les ordres en bon ordre, & entretenir d' une telle armonie & convenance les grands avec les petits, que aussi content & satisfait vive le petit en sa petitesse, comme le grand en sa grandeur. Laquelle chose avenant il est impossible que le Roy & son Royaume ne se perpetuent en tout heur. De sorte qu' encores que telles Monarchies ou Republiques defaillent par fois en maximes, si est-ce que les rapportans au public, il n' en vient gueres de deffaut. Et pour le verifier, par exemple tu sçais qu' il n' y a rien plus à redouter ou reprendre en toute cité bien reiglee que les seditions populaires. D' où vient ce neantmoins cela, que par l' espace de quatre cens ans dedans Rome les Tribuns susciterent mille tumultes contre les Potentats de la ville, sans que pour telles seditions s' alterast en rien cette Republique Romaine? Et toutesfois en deux guerres civiles advenuës depuis Marius & Silla, se trouva la perdition de l' Empire. Celuy vrayement seroit bien aveuglé, qui ne verroit qu' au premier cas, ils batailloient pour le public, & au second, chacun pour son estat privé. Aussi d' une maxime erronnee tiroient-ils pourtant un proffit.

Parquoy pour te dire au vray mon advis de la Philosophie de nostre Prince, cette conclusion est bonne, & qui deust estre engravee en la teste des Princes, que toutes choses sont mauvaises en un Roy, qui ne vise au bien public, aymant mieux par cette devise estre excessif au trop, qu' au peu. Car tout le but, dessein, projet, & Philosophie d' un bon Roy, ne doit estre que l' utilité de son peuple. Autrement s' il veut tout attirer à soy en façon d' une esponge, il faut comme n' agueres je disois, qu' il ruine à la parfin: d' autant que le Royaume est tout ainsi qu' un corps humain, auquel vous voyez tous les membres avoir leurs functions particulieres, entre lesquels le chef tient comme le degré d' un Roy. Pour cette cause, vous voyez que chaque membre comme luy estant dedié, s' expose en tout peril pour sauver cette partie noble: & volontairement le bras se soubsmettra au hazard de quelque coup, plustost que la teste reçoive quelque encombre: voire qu' allant la nuict en tastonnant, nature nous a apris de mettre les mains au devant, pour la sauvegarde du chef. Aussi naturellement aymons & reverons nous nostre Prince, & en faveur de luy nous prostituons nous volontairement à la mort. Et outre plus, tout ainsi que le pied, plus basse partie de nous recevant quelque grand douleur, en apporte presque les premiers messages au chef, qui pour cette cause sentira quelque alteration de fievre: semblablement doit le bon Prince se ressentir en son esprit de la foule des plus petits. Aussi ny plus ny moins que le corps define quand l' un des membres, plus mutin, prend plus de nourriture qu' il ne doit au desavantage des autres: ainsi soit que le Roy, ou ceux qui sont autour de luy rapportent tout à leur proffit particulier, ou que le peuple, par une licence trop grande, abuse de la Majesté du Roy, il est necessaire que la Republique en cette disproportion prenne son decroissement, & finalement sa ruine: Mais quand par une egale balance, le proffit du Roy & du peuple s' entretient, il faut par infaillible raison qu' elle se maintienne en grandeur. A ces causes toutes Republiques ou Monarchies bien constituees, ont fait dependre les necessitez des Estats l' un de l' autre: à fin que par la crainte des uns, ils n' enjambassent sur les autres. Nous lisons que dans Rome, apres l' extermination des Roys, les Nobles voulurent usurper toute puissance au desavantage du menu peuple, lequel, ennuyé de leurs tyranniques entreprises, fut contraint abandonner cette ville, tellement que les Nobles n' ayans plus aucun suject, sur lequel ils peussent exercer leur puissance, furent contraints se r'allier avecques le peuple. Quelle issuë doncques eut cette reconciliation? Au peuple fut ordonné le Tribun, comme conservateur de ses Privileges, pour faire teste au Senat, si que la puissance des uns estant moderee par les autres, vesquirent longuement en grandeur. Cette mesme attrempance fut en la Republique de Sparte, où la licence des Roys trouva frein par l' authorité des Ephores: comme semblablement vous voyez plus estroitement observé en la Seigneurie de Venise. Et pour ne m' estranger de nos bornes, ne voyez vous que nos Roys par une debonnaireté qui leur a esté familiere, jamais de leur puissance absoluë  n' entreprindrent rien en la France, ains qu' entretenans tousjours les trois Estats en leurs franchises & libertez, aux grandes & urgentes affaires, ont passé le plus du temps par leur avis? Ce que mesmement nous voyons avoir esté ramené en usage par nostre bon Roy Henry, que Dieu absolve. Voire que de toute ancienneté en forme d' Aristocratie conjointe avec la Monarchie, furent introduits les douze Pairs, sur lesquels nos Roys ne s' estans reservez que la souveraineté & hommage, semble que par leur conseil (comme d' un ancien Senat) se menassent les affaires. Au moyen dequoy leur fut necessaire avoir quelques Assesseurs qui leur administrassent conseil, quand sur ce en seroient requis (comme au-jourd'huy nous voyons plusieurs Maistres des Requestes, encor qu' ils ne soyent du corps du conseil privé: selon l' exigence des cas, dire neantmoins leur advis, ainsi qu' il plaist aux Seigneurs qui ont preeminence en ce lieu) toutesfois ces grands Pairs estans distribuez par leurs pays & provinces, partant ne se pouvans ordinairement trouver en ce commun Parlement d' affaires, laisserent à leurs conseillers la superintendence de la Justice, c' est à dire, que tout ainsi qu' auparavant aux assemblees, les Roys par maniere de dire, & rendoient volontairement sujects à ce qui estoit entre iceux Pairs advisé, aussi que de là en avant ce qui seroit par ces Conseillers arresté passeroit en forme de loy: tellement que toutes les lettres patentes du Roy, & specialement concernans le faict du public, passeroient par leur advis. Ainsi fut faict un corps à part (auquel toutesfois demeurerent incorporez ces Pairs de France, lequel tousjours depuis fut appellé Parlement ambulatoire sur son entree, parce qu' avant sa confirmation il estoit tousjours joignant la personne du Roy: & depuis fut trouvé bon luy donner demeure permanente en la ville capitale de France. Tant y a que par là tu vois qu' encores que les ordres se soient par succession de temps changez, toutesfois tousjours a esté temperee la puissance de nostre Prince, par les honnestes remonstrances des siens. Aussi vois tu combien est demeuree en son entier, cette Monarchie de France. Et ores que pour l' imbecillité de quelques Roys, le Royaume ayt forligné en deux familles, toutesfois ne se trouvera, que depuis unze cens ans il ayt passé en main de nation estrangere, fors quelque vingtaine d' ans sous les Anglois, lesquels encores pendant ce temps, pour entretenir leur grandeur avec nous, garderent la mesme forme de Republique, que ceux qui estoient vrais lignagers, & ausquels par droict successif, appartenoit la Couronne. Ainsi a tousjours esté redoutee parmy l' Europe cette Monarchie Françoise: d' autant que se soubmettans nos Roys sous la raison & Justice, tout le peuple, avec une douce crainte a esté induit de les aymer: & en cette affection, toutesfois & quantes que le besoing l' a requis, exposer son bien & sa vie volontairement pour la protection d' eux & de leur grandeur. Là où au contraire, s' ils se fussent accommodez, je ne diray à leurs passions, ains à leur particuliere raison, quoy qu' ils eussent esté successivement braves Roys, il eust esté fort facile leur imposer, comme estans hommes, partant sujects à mille fautes. Mais quand par une police publique leurs pensemens furent reduits à la deliberation de plusieurs, qui ne se nommoient point ny par faveur, ny par argent, ains par une election de vertu, il a esté jusques à present impossible que toutes choses n' allassent bien. Car posé le cas qu' il escheye que chacun particulierement fust peut-estre, de mauvaise vie, toutesfois en ces congregations & assemblees (où les voix sont libres & sans crainte) se radoubent si bien les fantaisies des uns par les autres, qu' encores d' une mauvaise personne en sort-il quelque bon advis: en fin se trouve que de toute cette masse, on alambique quelque chose plus expediente au public, que quand par l' entremise d' un seul cerveau les affaires prennent leur traict. Tu me diras, Curial, Doncques ce Prince qu' un chacun revere, & sur lequel tout le peuple a ses yeux fichez, n' est-il seul par dessus la loy? O aveuglee opinion de tout le monde, de penser que les Roys mesmes se pensent par dessus la loy! Mais ainsi l' ont escrit (diras tu) les loix anciennes de Rome. Je t' accorde que ces Empereurs, qui jadis par le trenchant de leurs espees firent vouër au peuple Romain une perpetuelle servitude, prindrent cette prerogative, comme leur voulurent faire acroire quelques flatereaux de Legistes. Mais aussi quels Empereurs? me dis-tu. Certes tels qu' entre toutes les Monarchies, qui furent jamais en credit, à peine que tu en trouves aucune si miserable que celle-là. Car pour bien dire, Curial, ou la Loy est raison, ou contrevenante à icelle. Si contrevenante à icelle, quoy que sous honneste pretexte les Roys pretendent en abuser, si ne merite elle nom de Loy: mais si elle se rend conforme à une equité naturelle, d' estimer que les Roys soient encores dessus la raison (au moins comme l' estend le vulgaire, pour en trancher par ou bon luy semble) ceux qui sous cette puissance leur voulurent ainsi aplaudir, au lieu de leur gratifier, dirent en un obscur langage, que les Roys n' estoient point hommes, ains Lyons, qui par le moyen de leur force s' estimoyent avoir commandement sur les hommes. Or voy je te prie, combien plus debonnairement nos Roys: Car le peuple Romain (ainsi que ont voulu dire quelques Courtisans, qui se sont meslez de la Loy) de tout temps accoustumé à viure librement, se despoüilla de son ancienne liberté pour en vestir les Empereurs, ausquels il donna tout commandement sur la Loy. Et au contraire, nos Roys, combien que le peuple de Gaule de toute memoire fust coustumier d' estre regy sous puissance Royale, toutesfois s' emparans du Royaume, despoüillans toute passion se voulurent soubmettre à la Loy, & ne faire par ce moyen chose, qui ne fust juste & raisonnable: de maniere que leurs patentes sont sujectes à la verification des Cours de Parlement, non seulement sur les obreptions, comme à Rome, ains sur la Justice ou injustice d' icelles. Et posé le cas que par fois elles soyent de leur mouvement, toutesfois fort mal-aisément passent elles en force de chose arrestee, ains se sont tousjours reservees les Cours, la liberté d' user de remonstrances au Roy, pour luy faire entendre que ses mouvemens doivent s' accorder à raison. Autrement, sous l' ombre d' une clause derobee, plusieurs favoris feroient d' une passion, une Loy. On recite que le Roy Louys XI. comme celuy qui estoit homme remuant d' esprit, & qui s' attachoit opiniastrement à ses premieres apprehensions, un jour ayant entrepris faire emologuer certain Edit qui n' estoit point de Justice, apres plusieurs iteratifs commandemens de le passer, fut la Cour de Parlement de Paris refusante de ce faire. Au moyen dequoy indigné, luy advint à la chaude de jurer son grand Pasque-Dieu, que s' ils n' obeïssoient à son vouloir, il les feroit tous mourir. Laquelle parole venuë à la cognoissance de la Vacquerie, lors premier President & homme vertueux sur tout autre, luy & tous les Conseillers, avecques leurs robbes d' escarlatte, comme s' ils fussent allez en une procession solemnelle, se presenterent devant la face du Roy, lequel esbahy de ce spectacle en temps indeu, s' informa d' eux ce qu' ils demandoient. La mort, Sire, respondit la Vacquerie pour tous les autres, laquelle il vous a pleu nous ordonner. Parce que tous tant que nous sommes, plustost sommes resolus unanimement en icelle que contre nostre conscience verifier vostre Edict. Chose qui rendit ce Roy, au demeurant tumultueux le possible, si confus, qu' avec douces paroles il les renvoya sains & sauves: sous une protestation de ne presenter de là en avant des lettres qui ne fussent de commandement Royal, c' est à dire de Justice. O apophthegme, ainçois stratageme memorable d' une Cour, qui ne merite d' estre ensevely dans les tenebres d' oubliance! Aussi si tu consideres de prés, cette grandeur, que tant tu desires en un Prince, luy est acquise par cette voye, & non par les moyens obliques que tu luy veux enseigner. Car tout Roy qui de sa nature est ordinairement magnifique, à peine, qu' il refuse aucune chose: & toutesfois remettant la cognoissance de ses dons à la discussion d' une chambre des Comptes, par une usance qui avoit esté de long temps pratiquee en France, demeure tousjours aimé de celuy auquel il a fait cet octroy, encore qu' il n' ait sorty son effect. Et outre plus, ce moyen estant observé, les subjects en demeurent plus riches, d' autant que moins le Roy s' appauvrira par une excessive largesse, & moins seront les subjects foulez. Qui est la cause pour laquelle plusieurs personnes de discours desireroient que l' on meit frein aux dons des confiscations: lesquelles estans de leur premier estre inventees pour tirer d' un excez privé, une publique utilité, s' en trouvent infinis, qui pour avoir l' oreille de leur maistre en main par impudentes importunitez les approprient à leur usage. De maniere que ce bon Empereur, qui compara le fisc à la rate, parce qu' à mesure qu' elle croissoit, prenoit diminution & decroissoit le reste du corps: aussi croissant le bien fiscal, diminuoit le bien public, oublia un poinct, à mon jugement pertinent, & devoit adjouster à sa comparaison, que ny plus ny moins qu' en la rate se nourrissoit toute l' humeur melancholique de nostre corps: aussi pendant que plusieurs usent du fisc comme du leur, faisans du dommage public leur revenu particulier, ils sont ceux qui suscitent & entretiennent la seule douleur & melancholie du peuple. Parquoy est besoin qu' il y ait en telles affaires des Medecins publics: Et pour obvier à telles liberalitez des Princes, qui ne sont presque à aucunes personnes fermees, est bon que par une police generale, y ait en une Monarchie des gens propres & deputez, comme est une chambre des Comptes pour avoir cognoissance de tels octroys, & ensemble de toutes autres choses qui pourroient contrevenir au public. Quoy advenant, les Roys en demeurent beaucoup plus aymez, & davantage chaque Conseiller à part ne peut estre mal voulu des grands Seigneurs, qui sont environ leurs personnes, d' autant que ne leur ayant gratifié, il a excuse fort prompte sur le corps total d' une Cour. A laquelle, prise en general, à peine qu' un Seigneur s' attache. De cette façon, dit on que le Roy François escorna l' impudence de quelques Italiens, lesquels importunoient à outrance pour faire enteriner quelques lettres, qui leur estoient expediees sous le grand sceau. Ce à quoy ne voulut la Cour de Parlement entendre. Parquoy le Roy mandant à soy quelques uns des principaux d' icelle, apres plusieurs remonstrances à luy faictes en la presence des importuns, sur l' incivilité des lettres, & du dommage qu' elles apportoient à luy & à son peuple, toutesfois il s' acerba grandement, & avecques paroles d' aigreur leur enjoignit tres-expressement, qu' ils eussent à proceder à la verification de ces lettres. Lesquelles paroles ainsi proferees de la cholere d' un Roy, estonnerent quelque peu les envoyez de la Cour. Ce neantmoins chacun estant sorty de la chambre, les appella à l' instant mesme, s' excusant debonnairement de son courroux, disant que ce qu' il en avoit fait, estoit pour entretenir de paroles ces estrangers (desquels il avoit lors affaire) toutesfois qu' ils ne passassent que ce qu' ils trouveroient bon. Qui fut cause, que continuant la Cour en sa premiere opinion, furent contraints ces Italiens chercher leur commodité en chose moins incommode pour la Couronne, demeurant neantmoins le Roy en bonne reputation avec eux comme celuy qui n' eust voulu pour chose quelconque, entant qu' à luy estoit, retracter sa parole: mais aussi qui avec plus de scandale eust commis beaucoup plus grand faute, si pour favoriser sa parole il eust voulu fausser les ordres de sa Republique, desquels tant que les Roys demeureront observateurs, tant demeurera leur Majesté en grandeur. Tirans par ce moyen cette commodité, que plusieurs Musiciens, lesquels ores que de leur nature n' ayent les voix douces ny convenables, les uns pour la Teneur, les autres pour la Bassecontre, Dessus, ou Contreteneur, ce neantmoins ayans gardé les accors tels que la Chanson les requiert, rendent une harmonie excusable, & qui contente assez l' oreille. Aussi posé le cas qu' il advint que paravanture les Princes pour la male habitude de leurs esprits se trouvassent mal disposez à manier les affaires, ce neantmoins encore couvriront-ils leurs deffauts, & ne trouvera-l'on en eux trop grande difformité: observans selon les merites, les proportions & égalitez des grands avec les petits, telles que les anciens ordres de toute Republique bien ordonnee nous enseignent.

En ce propos finit le Politic son discours non sans quelques petites altercations d' une part & d' autre, estant un chacun de ces quatre Gentils hommes plus ententifs (comme il advient ordinairement par une petite jalousie de nous mesmes, qui naist avec nos esprits) au soustenement de son opinion particuliere, que de s' entrepasser condemnation de ce qui approchoit plus à l' apparence du vray. 

Fin du Pour-parler du Prince.