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lundi 7 août 2023

8. 56. Vespres Siciliennes, Sicile

Vespres Siciliennes, Proverbe sur lequel est par occasion discouru de l' Estat ancien de la Sicile, & des traictemens que recevrent ceux qui la possederent.

CHAPITRE LVI.

Les fureurs qui se sont passees en cette France soubs ces mots de Huguenot & Catholic, me font souvenir de celles qui furent autresfois en Italie soubs deux autres mots partiaux de Guelphe & Gibelin, au bout desquelles furent attachees les Vespres Siciliennes, premier but, mais non seul & principal de ce chapitre. Quand par quelques sourdes pratiques advient un inopiné massacre à ceux qui pensoient estre à l' abry du vent, les doctes appellent cela les Vespres Siciliennes. Proverbe vrayement nostre, pour nous avoir esté cher vendu. Au recit duquel je vous feray voir une Sicile, jouët de la ville de Rome, amusoir des Princes estrangers aux despens de leurs ruines, & si ainsi me permettez de le dire, or de Thoulouse fatalement malheureux aux familles, qui le possederent anciennement. Je veux doncques sur le mestier de ce Proverbe tresmer un discours d' assez long fil, & vous representer les tragedies qui feurent jouees sur le Theatre d' Italie l' espace de cent ans ou environ, dans lesquelles vous verrez des jugemens esmerveillables de Dieu, & pour closture une nouvelle face d' affaires, & changement general d' Estat. Que si quelque escollier Latin me juge manquer d' entregent en ce livre, que j' avois seulement dedié à l' ancienneté de nostre Langue, & de quelques mots & proverbes François, il ne m' en chauld, moyennant que puissions nous faire sages par les follies de nos ancestres. Usez de ce chapitre, comme d' une piece hors d' œuvre, dedans laquelle je glasseray en passant ce qui regarde nos Vespres Siciliennes.

Depuis que l' Empire des Romains fut divisé en deux, l' un prenant le nom & tiltre du Levant dedans Constantinople, & l' autre du Ponant dessoubs Charlemagne, combien que ce grand guerrier eust esté faict Seigneur de l' Italie, toutesfois les affaires se passerent de telle façon, que les pays de Sicile, Poüille, & Calabre demeurerent à l' Empereur de Constantinople, & depuis pour sa neantize hereditaire, qui se transmit de l' un à l' autre, feurent une bute, tantost des Hongres, tantost des Sarrazins, chacun d' eux jouants au boutehors selon la faveur ou desfaveur de leurs armes: Les Gregeois y retenans telle part & portion qu' ils pouvoient. Apres plusieurs secousses, advient que quelques braves guerriers Normands habituez en cette France, ne voulans forligner de leurs devanciers, se resolurent par une belle saillie, de faire nouvelles conquestes. A cette fin levent troupes, voguent en pleine mer, viennent surgir à la Sicile, où par leurs proüesses ils planterent leur siege, & ayants esté longuement gouvernez par Ducs, en fin establirent une Royauté feudatrice du Sainct Siege, non tant par devotion que sagesse, pour estre leur grandeur assistee d' un grand parrein. Conseil toutesfois qui ne leur succeda pas ainsi comme ils s' estoient promis. Car les Papes se lassans par traite de temps de leur voisiné, n' eurent autre plus fort pretexte pour les supplanter que cette infeodation, dont ils firent aussi banniere, tant à l' endroit des Allemands, que François, depuis qu' ils s' engagerent dedans leurs querelles. Mais pour n' enjamber sur l' ordre des temps, Guillaume troisiesme de ce nom Roy de Sicile, estant decedé sans enfans, Tancrede Prince du sang se voulant impatroniser du Royaume, il en fut empesché par le Pape Celestin troisiesme. Lequel attire à sa cordelle Henry fils aisné de l' Empereur Federic premier. Or y avoit-il une Princesse du sang nommee Constance niepce du deffunct Roy plus proche habile à succeder, mais il y avoit un obstacle qui l' en empeschoit: estant religieuse Professe, & Abesse de Saincte Marie de Palerme. Le Pape la relaxe du vœu pleinement & absolument, & lors en faict un mariage avecques Henry, & tout d' une main les investit du Royaume, à la charge de la foy & hommage lige, & de certain tribut annuel envers le sainct Siege. Grand tiltre, mais de peu d' effect sans l' exequution de l' espee, comme aussi ne leur avoit il esté baillé que sous ce gage. Sur ces entrefaictes meurt Federic premier, & apres son decés Henry est esleu Empereur. Adoncques luy & Tancrede commencent de joüer des cousteaux, & à beau jeu, beau retour. Tancrede meurt, & par sa mort, Henry sans grand destourbier se faict Maistre & Seigneur de tout le pays. Mesmes Sibille veufve du deffunct, ses trois filles, & un sien fils se rendent à luy soubs le serment qu' il leur fist de les traiter selon leur rang & dignité. Promesse toutesfois qu' il ne leur tint: Parce que soudain qu' ils furent en sa possession, il les confine dedans une perpetuelle prison, & leur fit creuer les yeux, & par une abondance de pitié fit chastrer le masle, affin de luy oster toute esperance de regrés à la Couronne. Premier trait de tragedie qui se trouve en cette histoire, indigne non seulement d' un Chrestien, mais de toute ame felonne de quelque Religion qu' elle fust.

Constance aagee de 51. ou de 52. ans accoucha d' un fils, auquel fut donné le nom de l' Empereur Federic son ayeul. L' enfant estant encore à la mammelle, il fut declaré Roy des Romains par les Princes de l' Empire, & comme tel luy rendirent le serment de fidelité, l' an 1197. Le tout à la solicitation, priere & requeste du Pere, qui deceda quelques mois apres, laissant son fils au gouvernement de la mere, laquelle le fist couronner Roy de Sicile en l' aage de trois ans seulement.

Elle quitte ce monde l' an 1199. mais avant que de le quitter, supplia par son testament le Pape Innocent III. d' en vouloir prendre la tutelle, ce qu' il fit. Sagesse admirable d' une mere, mettant son enfant en la protection de celuy, qui à la conduite de sa Papauté monstra que ses predecesseurs avoient esté escoliers, au regard de luy.

Jamais Prince ne receut tant d' heurs dés son enfance, dy tant de heurts de fortune sur son moyen aage, jusques à la mort, que cestuy. Proclamé Roy des Romains dés le bers, couronné Roy de Sicile à trois ans, estre demeuré Orphelin de pere & de mere sur les quatre: Adjoustez que sa nativité pouvoit estre revoquee en doute, comme d' une part supposé, la mere estant accouchee au cinquante deuxiesme an de son aage, temps incapable aux femmes pour tel effect, selon la regle commune des Medecins. D' ailleurs une Royauté nouvelle bastie sur une dispence extraordinaire. Et neantmoins sa couronne luy fut conservee en ce bas aage, non vrayement sans quelques traverses. Car Gautier Comte de Brienne, mary de l' une des Princesses aveuglees, esbrecha son Estat pour quelques annees, & l' Empereur Othon cinquiesme prist quelques villes de la Poüille sur luy: Mais tous ces desseins s' esvanoüirent finalement en fumee: Ceux du premier par Dielpod ancien serviteur de Henry, & du second soubs l' authorité du Pape Innocent. J' adjousteray que non seulement elle luy fut conservee, mais l' an 1210. en son absence, luy ne le sçachant, ny poursuyvant, n' ayant atteint que l' aage de seize ans pour le plus, fut au prejudice de l' Empereur, esleu par les eslecteurs se remettans devant les yeux l' ancien serment de fidelité qu' ils luy avoient faict. Et depuis reduisit Othon à telle extremité, qu' il le contraignit de sonner une retraicte à sa fortune, & d' espouser une vie privee. Chasse tout à faict ce qui restoit des Sarrazins dedans la Sicile: nettoye son Royaume des mutins, d' un Thomas & Matthieu, freres Comtes d' Anagni, qui avoient pendant son absence voulu remuer son Estat, & annexe à sa couronne tous leurs biens, pour le crime de leze Majesté par eux commis. Fut il jamais une chesne de plus belles fortunes que celle là? qui dura dés & depuis sa nativité, jusques en l' an 1221.

Toutesfois lors qu' il estoit au comble de ses souhaits, & pensoit avoir cloüé sa bonne fortune à clouz de diamant, elle luy tourne tout à coup visage, & voicy comment. Les deux freres Comtes d' Anagny proches parens du Pape Innocent, ont recours vers le Pape Honoré IV. qui lors siegeoit, & combien que auparavant il eust fait profession d' amitié avec Federic, toutesfois il prit l' affliction de ces deux Seigneurs au point d' honneur, & avec une impatience admirable, fit de leur querelle la sienne, a recours aux remedes ordinaires des siens, qui sont les fulminations: Nouveaux troubles, nouveau mesnage entre eux. Federic en ce boüillon de jeunesse, auquel il estoit, au lieu de reblandir le Pape par honnestes soubmissions, ainsi qu' il devoit, donne ordre de rappeller les Sarrazins par luy chassez, & les logea en la ville de Lucerie, depuis nommee Nocere la Sarrazine, pour luy servir de blocus contre les avenues de Rome: faute du tout inexcusable, & pour laquelle je veux croire que Dieu le permist depuis estre comblé d' une infinité d' afflictions, dont les Papes furent les outils. Car Honoré estant decedé, Gregoire IX. son successeur se fit son ennemy sans respit, & dés son avenement proceda par autres censures & excommunications irreconciliables contre luy. 

L' Empereur pour se mettre en sa grace entreprit sur son commandement, le voyage d' outremer, où les affaires luy succederent si à propos qu' à la barbe du Soudan d' Egypte, il remist soubs l' obeyssance des Chrestiens, toute la Palestine, & fut Couronné Roy de Hierusalem. Il pensoit par ce bon succez se reconcilier avec le Pape, & obtenir de luy sentence d' absolution. Il despesche Ambassades pour cet effect: mais en vain, voire que le Pape excommunie tous ceux, qui le vouloient suivre, donnant ordre que les havres leur fussent fermez. Medecine paraventure plus dure & fascheuse que la maladie, d' autant que le deny de cette absolution estoit fondé seulement sur ce que l' Empereur à son partement n' avoit receu sa benediction, faute qui avoit peu estre compensee par les heureux succés de l' Empereur au profit de la Chrestienté: qui eussent bien poussé plus outre, mais voyant de quelle façon il estoir (estoit) traitté, & craignant que ses affaires n' allassent de mal en pis de deçà, il fut contrainct de rebrousser chemin, & laissa imparfaict le bel ouvrage qu' il avoit encommencé. Voila comment les affaires des Infidelles commencerent à se restablir, & celles des Chrestiens à s' affoiblir tant au Levant, que Ponant, pour mesler je ne sçay quoy de l' homme dedans nostre Religion. L' Empereur à son retour trouve ses affaires embarrassees dedans un chaos, tant en Allemagne qu' Italie: dedans l' Allemagne prou de Princes & grands Seigneurs le guerroyer: dedans l' Italie prou de villes se dispenser de leurs consciences contre luy: Le tout fondé sur les excommunications & censures. Et pour consommation de ces procedures, Gregoire estant decedé, eut pour successeur Innocent IV. auparavant fort familier de l' Empereur, dont ses principaux favoris s' esjoüirent, estimant que cette nouvelle promotion mettroit fin à leurs differents, mais luy plein d' entendement leur dist. Vous vous abusez, Cardinal il m' estoit amy, Pape il me sera ennemy. Monstrant par cela qu' il estoit un grand homme d' estat, car tout ainsi qu' il l' avoit predit, il advint: Dautant que ce nouveau Pape r'enviant sur les opinions de son devancier, non seulement excommunia l' Empereur, mais fit assembler un Concil general dans Lyon, par lequel en confirmant toutes les fulminations precedantes, il fut privé, & de son Empire, & de ses Royaumes, & declaré incapable d' en tenir. Qui ne fut pas un petit coup pour sa ruine: Parce que combien que dextrement il parast aux coups, n' estant aprenty à ce mestier, toutesfois estant ores dedans, ores dehors, il estoit plus souvent dehors que dedans. Si de toutes ces querelles vous parlez à l' Abbé d' Urspergence qui en vit une partie, il donne le tort à Gregoire IX. Si à tous les autres autheurs, ils le donnent à Federic, & le nomment Persecuteur de l' Eglise Romaine. Si j' en fuis creu Federic ne se peut excuser du remplacement qu' il fit des Sarrazins dedans la Sicile, ny Gregoire de luy avoir denié l' absolution lors qu' il besongnoit si heureusement au Levant. Et si vous me permettez de passer outre je diray qu' avec tout ce que dessus, l' Empereur n' avoit un plus grand ennemy, que sa grandeur, ne voulant ny Gregoire, ny Innocent IV. un si grand voisin que luy pres d' eux. Leçon qui lors estoit ordinaire à Rome, & que la domination Espagnole luy a fait depuis oublier par la longueur du temps.

Federic second en fin mourut de sa belle mort l' an 1150 (1250). n' ayant trouvé aucun repos que lors depuis l' an 1121 (1221). Il laissa plusieurs enfans legitimes de 3. licts, & plusieurs bastards: Mais tous aboutirent en deux, l' un legitime, qui fut Conrad, l' autre bastard qui fust Mainfroy. Conrad est empoisonné par Mainfroy, d' un poison lent & mesuré: Et ne sçachant ce pauvre Prince de quelle main luy estoit procuree cette mort, il l' institua tuteur, & curateur de Conradin fils unique de Henry fils aisné de Federic qui estoit mort du vivant du pere. Mais Mainfroy ne suyvant la voye du grand Innocent, au lieu de conserver l' Estat à son pupille, l' empiete sur luy, & prend le titre de Roy. Et pour estayer cette induë usurpation donne en mariage une sienne fille unique Constance à Pierre fils de Jacques Roy d' Arragon. Ses deportemens desplaisoient, non sans cause, au Pape Urbain IV. successeur d' Innocent, il l' excommunie, & affranchit tous ses subjects de l' obeyssance qu' ils luy avoient vouée. Et pour faire sortir effect actuel au plomb, semond Charles Comte d' Anjou, & de Provence, frere de nostre S. Louys, à cette entreprise: Lequel s' y achemine d' un franc pied, avec une puissante armee. Escarmouches diverses, il estoit sur l' offensive, l' ennemy sur la deffensive, clos & couvert dedans ses villes & forteresses: La guerre prend quelque trait, toutesfois apres avoir marchandé longuement d' une part & d' autre chacun estimant avoit (avoir) le vent à propos, la bataille se donne. Charles obtient pleine victoire, Mainfroy occis, son armee mise en route, les villes ouvertes aux victorieux, & luy couronné Roy de Sicile par le Pape. Et pour surcroist de grandeur le fait Vicaire general de l' Empire dedans l' Italie.

Estat nouveau, & non auparavant cognu, partant il ne sera hors de propos d' en discourir le subject. Auparavant tous ces troubles, l' Italie ne recognoissoit toutes ces principautez particulieres, que nous y avons depuis veuës, l' Empereur en estoit general possesseur, fors de la ville de Rome, & du Patrimoine de S. Pierre, & de ce dont la Seigneurie de Venise jouyssoit, & s' il y avoit quelque Seigneur souverain particulier, il estoit fort rare: l' Empereur envoyoit par les villes ses Juges & Podestats, pour juger les procez comme celles qu' il possedoit en plein Domaine. Puissance qui esclairoit de bien pres, non la spirituelle de Rome, ains la temporelle, dont les Papes s' estoient faits Maistres par une longue & sage opiniastreté. Et pour cette cause le principal but où ils visoient, estoit de bannir & esloigner cette puissance Imperiale, le plus loing qu' ils pourroient d' Italie. Les grandes & longues guerres qui furent entre le Pape Alexandre troisiesme, & l' Empereur Federic premier enseignerent à plusieurs villes de mescognoistre leur Empereur. Comme de fait vous lisez que pour s' y estre la ville de Milan aheurtee, il la ruina rez pied, rez terre, & lors plusieurs autres villes balancerent entre l' obeïssance & rebellion. L' excommunication faicte par le Pape contre Federic portoit quant & soy absolution du serment de fidelité aux subjets, & en cas de ne s' en dispenser, suspension de l' administration du service divin dedans les villes & plat pays. Que pouvoit moins faire une ville pour se garentir de ce haut mal, que de quitter l' obeïssance de son Prince, qu' il n' appelloit rebellion, ains reduction au droict commun, obeïssant à l' authorité & mandement du sainct Siege? En fin se voyant Federic premier tant pressé par la force spirituelle que temporelle du Pape, qui estoit assisté de Guillaume troisiesme Roy du nom de Sicile, il fut contraint de condescendre à la paix, que le Pape & luy jurerent dans Venise, ville neutre, & non subjecte aux dominations temporelles de l' un ny de l' autre Seigneur. Et lors fut l' accomplissement du malheur. Parce que la commune des Historiographes demeure d' accord que Federic s' estant mis à genoux pour baiser les pieds du S. Pere, il le petilla avec cette outrageuse parole, Super aspidem & basiliscum ambulabis, & conculcabis Leonem & Draconem: Particularité sagement passee sous silence par Platine Italien, & l' Abbé d' Urspergense Alleman dedans leurs Histoires pour couvrir la pudeur tant de celuy qui fit le coup, que de l' autre qui le receut. Mais tant y a que cet acte en paix faisant porta plus grand coup contre l' Empire, que toutes les guerres passees, auquel ce grand Empereur Federic para seulement de ces quatre mots, Non tibi, sed Petro: De maniere qu' il fut de là en avant fort aisé aux villes d' Italie de secoüer d' elles le joug de l' Empire. Comme de fait les affaires s' y acheminerent depuis en flotte: Car apres le decez de Henry sixiesme fils aisné de Federic, Philippes son puisné ayant esté appellé à l' Empire par les Princes Electeurs, & empesché par Innocent troisiesme, qui luy opposa un Othon avec ses fulminations, ce fut un nouveau seminaire des guerres civiles entre le Pape & l' Empereur, pendant lesquelles les villes d' Italie mettoient fort aisément en nonchaloir l' obeïssance qu' elles devoient rendre à l' Empire. Et pour accomplissement de ce malheur advindrent les grandes guerres de la Papauté, & l' Empire du temps de Federic second, pendant lesquelles se logerent les partialitez des Guelphes & Gibelins, les unes se faisans toutes Guelphes, les autres toutes Gibelins: Et quelquesfois dedans une mesme ville se trouvant confusion de l' un & de l' autre party. Les Guelphes favorisans le party des Papes Gregoire, & Innocent, & les Gibelins celuy de l' Empereur Federic. Et comme l' Italie estoit en ces alteres, apres la mort de Federic, & de Conrad son fils, il y eut une forme d' interregne d' Empire l' espace de vingt ans dedans l' Allemagne, qui fut par eschantillons possedee, & trois divers portans le titre, mais non l' effect d' Empereurs. Et de ce grand chaos s' escloït la diversité des Ducs, Marquis & Comtes, & par mesme moyen des Republiques souveraines d' Italie, chacun prenant son lopin non seulement au prejudice de l' Empire, ains des Papes mesmes, selon que la necessité de leurs affaires le portoit. Chacun d' eux s' approprians souverainement du domaine des villes, & neantmoins avec une recognoissance de foy & hommage, qui envers l' Empire, qui envers la Papauté. Et depuis ce temps on ne recogneut plus dedans l' Italie cette grande puissance & authorité qui estoit de tout temps & ancienneté deuë aux Empereurs. Et par ce moyen obtindrent les Papes ce qu' ils avoient si long temps desiré. Or tout ainsi que la ruine des affaires y avoit produit ce nouvel ordre particulierement sur unes & autres villes, aussi les Papes pour le fait general de l' Italie, introduisirent un Vicaire de l' Empire qui n' estoit pas un Empereur, car il faisoit son sejour dedans l' Allemagne, mais un Procureur absolu, qui pouvoit disposer des biens qui restoient de l' Empire. Et c' est l' Estat dont Charles d' Anjou fut gratifié par Urbain quatriesme apres qu' il eut occis Mainfroy & toute sa suite en bataille rangee. Restoit encores Conradin de la posterité de Federic deuxiesme, lequel croissant d' aage, creut par mesme moyen de cœur, & voulut entrer en l' heritage qu' il estimoit loyaument luy appartenir, trouve argent, leve gens, prend pour compagnon Federic d' Austriche sien parent. La decision de ce grand procez despendoit d' une bataille. Pour le faire court: la victoire demeure par devers Charles, & quant aux deux Princes ils se garentissent par la fuitte, & desguisez se rendent en la maison d' un meusnier, où ils furent nourris 8. jours durans à petit bruit, tant qu' ils eurent argent en bourse, mais leur defaillant ils furent contraints mettre une bague de cinq cens escus entre les mains de leur hoste, pour la vendre, lequel recogneut par cela que ce n' estoient simples soldats, & en donne advis au Roy Charles, qui se saisit de leurs personnes. Selon le droit commun de la guerre ils en devoient estre quites par leurs rançons. Et de faict telle estoit l' opinion de sa Noblesse Françoise: toutesfois le Roy en voulut estre esclaircy par le Pape, qui en peu de mots luy manda que la vie de Conradin estoit la mort de Charles. Le Roy gouste fort aisément cet advis, & neantmoins pour y apporter quelque fueille, fit juger cette cause par neuf ou dix Jurisconsultes Italiens, lesquels sçachans où enclinoit le Roy, firent aussi passer la loy par son opinion: ces deux pauvres Princes sont exposez au supplice en pleine place sur un eschaffaut, où ils eurent les testes tranchees, & à l' instant mesme, on en fait autant au bourreau, a fin qu' à l' advenir il ne se glorifiast de les avoir executez. O que la Justice eust esté plus belle si on y eust aussi compris tous ces Jurisconsultes flateurs! Car quant à celle du Roy elle fust reservee à un plus grand Roy. L' Histoire porte que Conradin avant que de s' agenoüiller, jetta un de ses gands au milieu du peuple, comme un gage de bataille contre le Roy Charles, priant la compagnie de le relever, & porter à l' un des siens, pour vanger l' injure ignominieuse qui luy estoit faite & à son cousin. Gand qui fut relevé par l' un de sa troupe, & porté au Roy d' Arragon, avec la sommation du jeune Prince.

Le sacrifice ainsi fait de ces deux ames innocentes, Charles d' une sanglante main poursuit sa route, faisant passer la plus grande part des Seigneurs Siciliens, & Napolitains au fil de l' espee, & bannissant les autres qui avoient favorisé le party de Conradin, & demolissant leurs Chasteaux. En recognoissance dequoy le Pape Urbain luy fait donner l' Estat de Senateur de Rome par la voix du peuple. C' estoit un Estat que les Citoyens avoient mis sus pour reigler toute la Police seculiere au prejudice du Pape, de l' authorité duquel ils pretendoient estre exempts en cet affaire ainsi que j' ay touché ailleurs. Ce Senateur representoit ceux qui sur le declin de l' Empire occuperent dedans Rome sous le nom de Patrices, sur la dignité Imperiale qui estoit à Constantinople. Et combien que ces dignitez de Senateur dedans Rome, & de Vicaire de l' Empire dedans l' Italie, tombans en une main commune fussent seulement images des vrayes, toutesfois estans tombees entre les mains de celuy, qui sous le titre de Roy de Sicile, commandoit à la Sicile, la Poüille, & la Calabre, mesmes qui avoit obtenu deux grandes victoires contre Mainfroy & Conradin, croyez qu' elles luy apporterent grande puissance & authorité par tout le pays: Car lors il s' en voulut faire accroire absolument, mesmes dedans la ville de Rome. Auparavant la grandeur de Federic estoit suspecte aux Papes pour estre trop proche de leur ville, & lors il y avoit plus de subject de redouter celle de Charles qui estoit nourrie dedans le sein de la ville: Baudoüin son beau pere avoit esté chassé de Constantinople par Michel Paleologue usurpateur de son Estat. Le gendre veut armer en faveur du beau pere, estimant qu' en restablissant il s' establiroit. Toutes choses luy avoient ry jusques en ce temps, mais lors la fortune commença de se mocquer, & rire de luy.

Jean Prochite grand Seigneur Sicilien avoit couru mesme traictement que les autres Seigneurs, en son bien, mais s' estoit garanty de la vie par une bonne & prompte fuite: ne respirant en son ame qu' une vangeance, par le moyen de laquelle il se promettoit d' estre reintegré en ses biens. Il visite Pierre Roy d' Arragon gendre de Mainfroy, luy met devant les yeux, & sa femme, & le gand à luy envoyé, cartel de defy, luy promet tous bons & fideles services. Pour le faire court on entreprend contre Charles une tragedie qui fut joüee à trois personnages, dont Prochite estoit sous la custode, le Protecole, uns Pierre Roy d' Arragon, Michel Paleologue Empereur de Constantinople, le Pape Nicolas troisiesme. Pierre leve une grande armee, faisant contenance de vouloir s' acheminer au Levant pour secourir les Chrestiens, Paleologue fournit aux frais: Il n' est pas que Philippes troisiesme de ce nom Roy de France, nepueu de Charles ne contribuast au defroy de cette guerre, estimant que ce fust pour guerroyer les Infideles. (Voyez comme quand Dieu nous delaisse nous sommes traictez.) Le Pape Innocent se voyant ainsi appuyé ne doute de luy rongner les aisles à l' ouvert, le debusquant & de l' Estat de Senateur, & du Vicariat de l' Empire. Qui n' estoit pas un petit coup d' Estat, & ne fust-ce que pour ravaller sa reputation, par laquelle ordinairement les Grands maintiennent leurs grandeurs: Et depuis ce temps Charles alla tousjours au deschet. D' un costé l' Arragonnois fait voile avecques ses trouppes, d' un autre Prochite sous l' habit de Cordelier practique la rebellion de ville en ville par toute la Sicile. Quoy plus? cette tresme est ourdie de telle façon, qu' à point nommé le jour de Pasques selon le rapport de quelques Historiens, ou de l' Annonciade, ainsi que disent les autres, le premier son des Cloches de Vespres, par toutes les villes, bours & bourgades, servit de toxin general, sur lequel tout le peuple Sicilien se desbanda d' une telle furie contre les François qu' ils les massacrerent tous, sans acception, & exception de personnes, de sexe, ny d' aage, ne pardonnans pas mesmes aux femmes Italiennes qu' ils estimoient estre enceintes du fait des François. L' Arragonnois estoit anchré sur mer & aux escoutes, pour sonder quelle issuë avroit la practique de Prochite, & adverty de ce qui s' estoit passé, y accourt à toute voile, le bien venu & embrassé de tout le peuple. Cela fut fait l' an mil deux cens quatre-vingts deux en la Sicile qui eut de là en avant nouveau Roy & non à la Poüiile, où la ville de Naple est assise, ny pareillement en la Calabre, qui demeurerent és mains de Charles: Pour cette cause on commença d' un Royaume en faire deux. Et au lieu que auparavant on appelloit Roy de Sicile seulement celuy qui commandoit à ces trois païs: L' Arragonnois fut appellé Roy de Sicile, & Charles & ses successeurs Rois de Naples. Et en effect, voila quand, comment, & dont est venu ce brutal, & cruel Proverbe de Vespres Siciliennes, dans le discours duquel j' ay voulu comprendre tous les autres exploits tragiques de je ne sçay de combien d' annees.

Les Historiographes sont grandement empeschez de rendre raison de ce malheur. Les Italiens pour excuser cette cruauté Barbaresque l' imputent aux insolences des François qui n' espargnoient pas mesmement la pudicité des femmes de bien, és lieux où ils avoient plein commandement, & les nostres au contraire, à une trop grande bonté, disans que si nous les eussions tenus en bride, comme depuis les Espagnols ont fait, jamais nous ne fussions tombez en un si piteux desarroy. Discours toutesfois qui me semble grandement oiseux. Parce que s' il vous plaist rechercher la cause de tout ce que je vous ay cy-dessus deduit, ce furent coups du Ciel. Je vous ay dit que Henry contre son serment avoit fait creuer les yeux à la mere, aux filles, & à un jeune enfant, lequel il avoit d' abondant fait chastrer, leur faisant espouser tout d' une suite une prison clause en Allemagne. Esperant perpetuer par ces moyens inhumains, en sa famille la Couronne de Sicile. Dieu veut que Federic son fils en joüisse, mais avec tant de revers & algarades de fortune depuis l' an 1221. jusques en l' an 1250. qu' il est mal aisé de juger s' il regnoit, ou si en regnant il mouroit. Et pour closture finale de ce jeu, Dieu veut que la famille de Henry soit affligee par elle mesme, & qu' apres la mort de Federic, Mainfroy son bastard empoisonne Conrad son fils legitime, & vray heritier, que non assouvy de cette meschanceté, il empiete la Royauté sur Conradin son pupille, fils de Conrad: En fin que Conradin & Federic d' Austriche son cousin meurent sur un eschaffaut. Ne voyez vous en cecy une Justice tres-expresse de Dieu pour expier l' inhumanité de Henry, Justice, dis-je, executee par les injustices des hommes? Qu' il y eust du Machiaveliste és morts des deux Princes Allemans, & de tout le demeurant des pauvres Seigneurs du Royaume, 

qui furent occis de sang froid, je n' en fais aucune doute, pour cuider par Charles asseurer à luy & à sa posterité le Royaume de Sicile. Henry avoit commencé par les veuës, & cestuy-cy achevé par les vies, tous deux à mesme progrez. Le sang innocent des deux Princes, & de toute la suitte des Seigneurs assassinez, cria vangeance devant Dieu, qui exauça leurs prieres, & permist cette cruelle Vespree, non contre la personne du Roy, ains contre ses sujets, qui est en quoy il exerce ordinairement les punitions quand les Princes ont faict quelque faute signalee. Et je veux croire que si l' Arragonnois eust consenty à ce detestable carnage, luy ou sa posterité eussent esté chastiez de Dieu. Bien trouvé-je qu' il avoit mis en besongne Prochite pour faire revolter le peuple, mais non qu' il eust consenty à cette execrable boucherie. Belles leçons pour enseigner à tous Princes Chrestiens de ne maintenir leurs estats par ces malheureux preceptes que depuis Machiavel a voulu recueillir de l' ordure, honte & pudeur de quelques anciennetez en son chapitre de la Sceleratesse, au traicté du Prince.

Voila le premier fruict que je desire estre cueilly de ce chapitre: Il y en a encore un autre, qui est, qu' au faict de la Religion nous devons tous viure en l' union de l' Eglise sous l' authorité du sainct Siege de Rome, comme celuy qui fut basty sur la pierre de sainct Pierre, & cette-cy assise sur celle de Jesus-Christ: mais quand avec la Religion on y mesle l' Estat, & que par belles sollicitations, & promesses on nous semond de passer les monts, c' est tout un autre discours, & en une asseurance de tout il faut tout craindre, je ne dis pas que quelquesfois les affaires ne soient pas reüssies à souhait, comme à uns Pepin & Charlemagne, qui furent deux torrens de fortune, mais pour ces deux il y en a peu d' autres qui ne s' y soient eschaudez. La papauté est une dignité viagere, qui produit ordinairement successeur non heritier des volontez du predecedé. Tellement que la chance du jeu se tournant, celuy en fin de jeu se trouve lourche, qui pensoit estre maistre du tablier, comme vous voyez qu' il advint aux trois familles des Normans, Allemans & François dont je vous ay cy-dessus discouru. Adjoustez, que les volontez mesmes de ceux qui nous employent sont passageres selon la commodité ou incommodité de leurs affaires, & faillent souvent au besoin.

Federic II Sicile
(Federic II)


mardi 25 juillet 2023

7. 3. De l' ancienneté, & progrez de nostre Poësie Françoise.

De l' ancienneté, & progrez de nostre Poësie Françoise.

CHAPITRE III.

L' usage de la Poësie rimee est d' une treslongue ancienneté entre nous. Je vous ay dit au premier livre que nos vieux François habitoient originairement la Germanie, dont quelques braves guerriers premierement se desbanderent avecques suite de soldats pour servir uns & autres Empereurs, & depuis avecques le temps se dispenserent de leurs services, les guerroyans par diverses courses, jusques à ce qu' en fin ils se firent maistres & Seigneurs des Gaules: & non contens de cela advint qu' en une grande bataille que l' on appella la journee de Tolbiac, nostre grand Clovis obtint une generalle victoire, contre les Germains: De maniere qu' il reduisit toute la Germanie souz sa domination: A quoy jamais les Romains n' avoient peu attaindre: Ce fut lors qu' il promit à Dieu de se faire Chrestien, en cas qu' il vint à chef de ses ennemis. Promesse qu' il executa & depuis ayant esté baptizé, il est grandement vraysemblable, qu' il voulut reduire au mesme point sinon toutes, pour le moins quelques nations par luy subjugées, & entre autres celle dont ses ancestres estoient extraits: Je ne vous fais ces discours sans propos. Parce que Beatus Rhenanus, en son traicté Rerum Gemanicarum, Livre second, voulant monstrer que la vieille langue des François symbolizoit avecques celle des Germains, dit ainsi. Germanica Francos usos fuisse lingua cum innumera alia argumenta probant, tum verò manifestè convincit Liber ille insignis Evangeliorum Francicè, hoc est Germanicè versus, quem nos nuper dum comitia Romani imperij Carolus Caesar celebraret apud Augustam Rhetiae superioris, Fruxini in Vindelicis, quam hodie Frinsingam appellant, in bibliotheca Divi Corbiniani obiter reperimus. Nam Livianarum Decadum gratia fueramus illic profecti. Eius codicis hic est titulus. Liber Evangeliorum in Theodiscam linguam versus. Constat autem ex rithmis totus. Atque ut antiquitatem eius tralationis non ignores, deprehendi librum exscriptum ab hinc annos fere sexcentos, ut tum compositum credam cum Christo primum Franci nomen dedere. In fine enim ascriptum erat: (Vvaldo) Waldo (: Uvaldo) me fieri iussit: Sigefridus presbyter scripsi. Numeratur autem inter Frisingenses Episcopos Waldo, ni fallor, decimus. Habet *ipsum opus elegantißimam praefationem cuius hoc initium est, nulla littera mutata. 

Nvvvilich scriban vnser heil 

Euangeliono deil 

So vuit nu hiar bigunnon 

In Frenkisga zungun

Qui Germanicè callet satis intelligit ista verba, nisi quod hodie aliter scribimus & B proferimus, non addentes alicubi tot vocales, alicubi plures adiicientes. Item paulo post.

Hiar hores io zi guate 

Vvas got imo gebiete 

Tas vvir imo hiar sungun

In Ferenkisga zungun. 

Nu fruves si hes alle 

So Vverso Vvola Vvole. 

Ioth Vver si hold in muate

Francono thute. 

Item paulò post comparantur Franci Romanis animositate, nunquam hoc negaturis Graecis.

Sie sint so fama kuani 

Selpso thio Romani. 

Nu darfmun thaz ouch redinon 

Tas Kriachi nith es Vvidaron, 

Item alio loco praedicantur ad arma prompti, & viri fortes omnes. Nam hoc significat Thegan Francis. Unde Deganberti sive Dagoberti nomen & Degenhardi. 

Zi vvafane snelle

So sint hic thegan alle. 

Nec libet plura addere. Nam ista satis evincunt quod fortaßis apud nonullos controversum esse poterat. Hoc omittere nequeo volumen istud egregium esse antiquitatis thesaurum.


Vers dont le sens est tel mot pour mot.


Ores veux-je escrire nostre salut

De l' Evangile partie

Que nous icy commençons 

En Françoise langue.

Icy escoutez en bonne part, 

Ce que Dieu vous commande,

Qu' icy nous vous chantons

En Françoise langue. 

Or se resjouïsse tout homme 

Qui au vers bien voudra, 

Et qui le retient en un courage franc.

Ils sont aussi preuz ou braves

Comme les mesmes Romains: 

On oze bien aussi en dire cela

Que les Grecs ne contrediront.

Aux armes prompts, & habiles:

Ainsi sont ils vaillans tous.

Beatus Rhenanus tira tous ces vers de la preface, que le traducteur avoit faicte sur les Evangiles par luy traduites en rime Françoise, toute telle que cette preface, pour monstrer que la langue des François, lors de cette traduction, n' estoit autre que celle des Germains que nous appellons Allemans: & quant à moy, je recueille d' eux que deslors les vers rimez estoient en usage. Rime qui s' est continuee de main en main jusques à nous en nostre vulgaire François, qui fut composé de trois langues, Walonne, Latine, & Françoise. Yve Evesque de Chartres, qui vivoit sous le regne du Roy Philippe premier, escrivant au Pape Urbain en sa soixante & huictiesme lettre, & parlant d un jeune gars malgisant, dit que l' on avoit faict des Vaudevilles de luy qui se chantoient par tous les carrefours. Quidam enum appellantes eum Floram, multas Rithmicas cantilenas cantilenas de eo composuerunt, quae à foedis adolescentibus, per urbes Franciae in plateis & compitis cantitantur.

Encores que la rime fust lors en usage, comme vous voyez par ce passage, toutesfois je ne trouve point Poëtes de nom en ce temps là, ny assez long temps apres. Les arts & sciences ont leurs revolutions & entresuites ainsi comme toutes autres choses, & voyagent de pays à autres. L' ignorance avoit croupy longuement chez nous, quand sous Louys septiesme du nom, & sous Phiippe Auguste son fils, les bonnes lettres commencerent de se resveiller, & signamment en la Poësie Latine nous eusmes, un Leoninus, comme aussi un Galterus qui fit l' Alexandreide Latine: & tout ainsi qu' en Latin, aussi commença grandement de poindre la Poësie Françoise. Il n' est pas que ce grand Pierre Abelard, auquel j' ay au livre precedant donné son chapitre, ne voulust estre de la partie. Il se joüoit de son esprit comme il vouloit, & pour attremper ses plus serieuses estudes faisoit des vers d' amour en rime Françoise, que l' on mettoit en musique, & se chantoient par uns & autres. C' est ce que j' aprens de Heloïse, laquelle s' excusant d' avoir abandonné ses volontez à celles d' Abelard, apres avoir fait un long recit des perfections d' esprit qui estoient en luy, par lesquelles il pouvoit attirer à soy les plus grandes Dames & princesses, en fin elle adjouste ces mots. Duo autem fateor specialiter tibi inerant, quibus foeminarum quarumlibet animos statim allicere poteras: dictandi videlicet & cantandi gratia, quam caeteros Philosophos minime assequutos novimus. Quibus quidem quasi ludo quodam laborem recreans exercitij Philosophici, pleraque amatoria metro & rithmo composita reliquisti carmina, quae prae nimia suavitate tam dictaminis, quàm cantus saepe frequentata, tuum in ore omnium nomen incessanter tenebant, ut illiteratos etiam melodiae tuae dulcedo tui non sineret immemores esse. Atque hinc maxime in amorem tuum foeminae suspirabant, & cum horum pars maxima nostros decantaret amores, mulcis me regionibus brevi tempore nunciavit, & multarum in me foeminarum accendit invidiam. 

C' estoient les Amours de luy & d' Heloïse qu' il avoit composees en rimes Françoises mises en musique, qui estoient chantees & passoient par les mains tant des doctes, que du commun peuple, & des femmes mesmes.

Sous Philippe Auguste nous eusmes Helinan natif de Beauvoisin Religieux de l' Abbaïe de Fremont, ordre de Citeaux (Cisteaux): duquel Vincent de Beauvois fait ce tesmoignage en son Mirouër historial, parlant de l' an 1209. qui est sous le regne de nostre Philippe Auguste. His temporibus in territorio Belvacensi fuit Helinandus Monachus Frigidi montis, vir religiosus & facundia disertus, qui & illos versus de Morte, in vulgari nostro (qui publicè leguntur) tam eleganter & utiliter, ut luce clarius pater, composuit. Vous voyez le beau jugement qu' il en faict. Le malheur avoit voulu que son Poëme de la mort fust mort par la negligence, ou longueur des ans, toutesfois Maistre Anthoine Loisel, grand Advocat au Parlement de Paris, l' un de mes plus singuliers amis, luy a redonné la vie, par une diligence qui luy est propre & peculiere en matiere d' anciennetez. Ayant faict imprimer ce livre au mesme langage ancien qu' il avoit esté composé: Dans lequel vous verrez une infinité de beaux traicts, non toutesfois agreables à tous pour n' estre habillez à la moderne Françoise. Qui fait que je souhaitterois qu' on les mist d' un costé en leur jour naturel, & d' un autre vis à vis on les fit parler comme nous parlons maintenant, en la mesme maniere que voyons avoir esté practiqué par Blaise Viginel quand il voulut ressusciter l' ancienne histoire du Mareschal Villardouïn. Or ce qu' Helinan tint un grand lieu entre les Poëtes François nous le pouvons recueillir de ces vers tirez d' un vieux Roman. Chose fort bien remarquée par Loisel. 

Quant li Roy ot mangié, s' appella Helinand

Pour ly esbanoyer commanda que il chant,

Cil commence à noter ainsi com ly iayant

Monter voldrent au Ciel, comme gent mescreant.

Entre les Diex y ot une bataille grand,

Si ne fust Jupiter à sa foudre bruyant

Qui tous les desrocha, ia ne eussent garent.

Je vous cotte ces sept vers pour deux causes. L' une a fin que l' on sçache en quelle recommandation estoit Helinan, veu qu' entre tous les Poëtes François on le nomme particulierement pour chanter quelque belle chanson devant le Roy. Lautre pour nous monstrer quelle estoit la texture de vers aux œuvres de l' histoire des Grands que vous voyez estre faits d' une longue suite de mesmes rimes. Comme aussi l' ay-je trouvé ainsi dans les Romans d' Oger le Danois, Datis, & Profelias, & par especial en celuy de Pepin & Berte, où j' en ay cotté cinquante trois finissans en hier, & soixante un en ée, qui seroit chose ennuyeuse de vous transcrire en ce lieu: Toutesfois par ce qu' il n' est pas malseant de representer l' ancienneté en sa naïfve simplicité, je me contenteray de vous en bailler seulement un chapitre, où l' autheur de ce Roman s' estudia de pourtraire au naïf les affections brusques d' un paisant. Car comme ainsi fust qu' avant le mariage de Pepin & Berte, il face que cette pauvre Princesse venant de Hongrie en France, se rende fuitive pour se garentir des aguets de sa Gouvernante, laquelle puis apres fit marier sa fille au Roy Pepin, au lieu de la vraye Berte, cette Royne supposee commença de tyrannizer le peuple, & advenant que quelque temps apres, Blanchefleur mere de Berte vint en France pour visiter sa fille, elle receut plusieurs plaintes des pauvres subjects: estimans que celle qui les molestoit fust sa propre fille: Au moyen dequoy l' autheur suit sa route de cette façon.

Or s' en va Blancheflor qui ot le cuer certain,

Mult forment luy ennuye de sa fille Bertain,

Dequoy la gent se plaint de toutes parts à plain.

Emmy la voye encontre un paisaut vilain,

Ou qu' il voit Blancheflor, si la prend par le frain: 

Dame mercy per Diex, de vo fille me plain,

N' avoye qu' un cheval dont gaignoye mon pain,

Dont ie me nourrissoye & ma femme Margain,

Et mes petits enfans qui or' mourront de faim,

A Paris apportoye chaulme, buche & estrain,

Sessante sous cousta un an a per certain,

Or' me la faict tollir, Diex luy doint mal demain,

A meschef l' ay nourry cest hyver de mon grain:

Mais par cest Sainct Seignor qui d' Adam fit Evain, 

Ie la maudiray tant & au soir & au main (Matin), 

Que vengeance en aray du Seignor Souverain. 

Pitié en ot la Dame, & de duelle cuer vain,

Cent soz ly fait donner tous errans en sa main,

Cil en baise de ioyé l' estrier & le lorain:

Dame Diex vos benie, qu' or ay cuer lie & sain, 

Mais ne maudiray Berte par le corps Sainct Germain.

Je vous baille cest exemple pour tous, auquel vous voyez vingt & un vers d' une tire, tombans sous une mesme rime. Et faut noter que cela s' observoit principalement aux vers de douze à treize syllables, que nous appellons Alexandrins, lesquels ne se mettoient lors gueres en usage d' autre façon, encores que par succession de temps nous ne nous y astraignons maintenant. Le chemin de ces longues rimes telles que dessus leur avoit esté enseigné par le Poëte Leonin en ses vers Latins dediez au Pape Alexandre le tiers.

Au demeurant nos anciens eurent encores une autre maniere de faire, qui merite de n' estre teuë: Car si quelqu'un avoit encommencé un œuvre de merite, & qu' il fust prevenu de mort avant que de le parachever, il se trouvoit quelque bel esprit qui y mettoit la main, pour ne laisser l' ouvrage imparfaict. En cette façon se trouva la vie d' Alexandre translatee de Latin en François premierement par Lambert Licors, & parachevee par Alexandre de Paris: & ses faits & gestes composez par Pierre de S. Cloct & Jean li Nevelois: comme aussi le Roman de la Roze encommencé par Guillaume de Lorry, parachevé 40. ans apres par Jean Clopinet de Mehun.

Dés & depuis le regne de Philippe Auguste jusques à celuy de Philippe le Bel, nous eusmes une infinité de Poëtes, entre lesquels je trouve que Pierre de S. Cloct & Jean li Nevelois eurent grande reputation sur les autres. Je n' ay pas eu cest heur de les lire, mais voicy le jugement qu' en fait Geoffroy Tory, en son livre du Champ flori qui fut imprimé en l' an 1526. livre plein d' erudition & doctrine au suject qui y est traicté. Ces deux autheurs (dit-il) ont en leur style une grande majesté de langage ancien, & croy que s' ils eussent eu le temps en fleur de bonnes lettres, comme il est aujourd'huy, qu' ils eussent excedé tous autheurs Grecs & Latins. Ils ont, dy-je, en leurs compositions don accomply de toute grace en fleurs de Rhetorique & Poësie ancienne. Jaçoit que Jean le Maire ne face aucune mention d' iceux, toutesfois si a-il pris & emprunté d' eux la plus grande part de son bon langage: comme on pourroit bien voir en la lecture qu' on feroit attentivement és œuvres des uns & des autres. Jugement qui n' est pas petit. Parce qu' en Jean le Maire, nous trouvons une infinité de beaux traits dont il a illustré nostre langue dedans ses Illustrations de la Gaule. Que s' il les emprunta des deux autres, comme Tory recueilloit par leurs correspondances, croyez qu' ils n' estoient par petits maistres & ouvriers en l' art de bien dire. Et qui me faict luy adjouster plus de creance, c' est que leur Poësie fut trouvée si agreable, qu' ayant esté inventeurs des vers de douze syllables par lesquels ils avoient escrit la vie d' Alexandre, la posterité les nomma vers Alexandrins, mot qui est demeuré jusques à huy en usage.

Dedans l' entrejet de ces regnes des deux Philippes, nous eusmes un Hugues de Bercy Religieux de Clugny qui fit la Bible Guiot, Satyre d' une longue haleine, dedans laquelle il descrit d' une plume merveilleusement hardie les vices qui regnoient de son temps en tous les estats, comme vous le pourrez recognoistre par la premiere demarche qu' il fait sur le commencement de son livre.

Dou siecle puant & horrible

M' estuet commencer une Bible,

Per poindre & per aiguillonner, 

Et per bons exemples donner:

Ce n' ert pas Bible losengere,

Mais fine, & voire, & droituriere:

Mirouer ert à toutes gens.


Et apres avoir fait le procez à tous, il se le fait sur la fin du livre à soy mesmes, par une gentillesse d' esprit.

Hugues de Bercy qui tant a 

Cherché le secle çà & là,

Qu' il a veu que tout ne vaut rien,

Presche ore de faire bien:

Et si sçay bien que li plusour 

Tenront mes sermons à folour: 

Car il ont veu que je amoye 

Plus que nuz biau soulas & joye, 

Et que j' ay aussi grand mestier 

Comme 9. nuz de moy preschier.


En ces mots gaillards il finit son livre: & du commencement & de cette

conclusion vous pouvez juger quel fut le milieu de l' ouvrage. Ce livre s' appelle la Bible Guiot, par erreur des premiers copistes au lieu de Bible Huguiot. Il eut pour son contemporain Huion de Mery, Religieux de S. Germain des prez de Paris, qui en son Tournoyement de l' Antechrist fit combatre les vertus souz l' enseigne de Jesus Christ, contre les vices sous celle de l' Antechrist, & en fin les vertus en raporterent la victoire. De ce mesme temps (je veux dire souz le regne de S. Louys) nous eusmes Guillaume de Lorry, & sous Philippe le Bel Jean de Mehun, lesquels quelques uns des nostres ont voulu comparer à Dante Poëte Italien: Et moy je les opposerois volontiers à tous les Poëtes d' Italie, soit que nous considerions, ou leurs mouëlleuses sentences, ou leurs belles loquutions, encores que l' oeconomie generale ne se rapporte à ce que nous pratiquons aujourd'huy: Recherchez vous la philosophie Naturelle ou Morale? elle ne leur defaut au besoin: Voulez vous quelques sages traits, les voulez vous de follie? vous y en trouverez à suffisance, traits de follie toutesfois dont pourrez vous faire sages. Il n' est pas que quand il faut repasser sur la Theologie, ils se monstrent n' y estre aprentis. Et tel depuis eux a esté en grande vogue, lequel s' est enrichy de leurs plumes, sans en faire semblant. Aussi ont ils conservé, & leur œuvre, & leur memoire jusques à huy, au milieu d' une infinité d' autres, qui ont esté ensevelis avec les ans dedans le cercueil des tenebres. Clement Marot les voulut faire parler le langage de nostre temps, affin d' inviter les esprits flouëts à la lecture de ce Roman. Qui n' est autre chose qu' un songe dont le principal subject est l' Amour: En quoy on ne sçavroit assez loüer cette invention. Car pour bien dire les effects de l' amour ne sont entre nous que vrais songes. C' est pourquoy Guillaume de Lorry, presuppose que ce fut en la primevere, saison expressement dediée à cest exercice. Cestuy n' eut le loisir d' advancer grandement son livre: mais en ce peu qu' il nous a baillez, il est, si ainsi je l' ose dire, inimitable en descriptions. Lisez celle du Printemps, puis du Temps, je deffie tous les anciens, & ceux qui viendront apres nous d' en faire plus à propos. Jean de Mehun est plus sçavant que Lorry, aussi eut il plus de loisir & de subject que son devancier. Mais parce que ce chapitre n' est pas voüé seulement à la commemoration de ces deux Poëtes, je vous diray que nostre Poësie Françoise ne se logea pas seulement aux esprits du commun peuple, ains en ceux mesmes des Princes & grands Seigneurs de nostre France. Parce qu' un Thibaut Comte de Champagne, Raoul Comte de Soissons, Pierre Mauclerc Comte de Bretagne, voulurent estre de cette brigade: quelques uns y adjoustent Charles Comte d' Anjou, frere de S. Louys. Et sur tous, nous devons faire grand estat du Comte de Champagne. Lequel s' estant donné pour Maistresse la Roine Blanche mere de sainct Louys, fit une infinité de chansons amoureuses en faveur d' elle, dont les aucunes furent transcrites en la grande Sale du Palais de Provins, comme nous apprenons des grandes Croniques de France dediées au Roy Charles huictiesme. Et qui est une chose grandement remarquable, c' est qu' au commencement du premier couplet de plusieurs Chansons, il y a les notes de Musique telles que portoit ce temps là pour les chanter.

Et ores que je m' asseure qu' en cest amour, il n' y eust qu' honneur entre eux (car cette grande Princesse estoit tres-sage) si est ce que pour ne rendre sa plume oiseuse, il en fait fort le passionné. Sa premiere chanson est telle.

Au rinouviau de la doulsour d' esté

Que reclarcit li doiz à la fontaine, 

Et que sont vert bois & verger & pré 

Et li Roziers en May florit & graine, 

Lors chanteray que trop m' ara greué 

Ire & esmay qui m' est au cuer prochaine, 

Et fins amis à tort atoisonnez 

Et mult souvent de leger effreez.

C' estoit que ses fideles amis le conseilloient de ne mettre son cœur en une si grande Dame, pour les inconveniens qui en pouvoient survenir. 

Le second couplet. 

Doulce Dame, car m' octroyez pour Dé 

Un doux regard de vous en la semaine, 

Lors attendray en bonne seureté

Ioye d' amours, car bons eurs me y maine;

Membrer vous doit 9 laide cruauté 

Fait, qui occit son lige homme demaine.

Douce Dame d' Orgueil vous defendez, 

Ne trahissez vos biens ne vos beautez. 

Ainsi va le demeurant de la chanson que je vous ay voulu icy remarquer. Parce que Arioste, & le Tasso par les huictains de leurs Poësies ont representé la mesme suite, & ordonnance de rimes de nostre Comte de Champagne. Encores vous reciteray-je ce premier couplet de sa seconde chanson. 

Cil qui d' amour me conseille 

Que de luy doye partir 

Ne sçait pas qui me resveille 

Ne quel sont mi grief souspir, 

Petit à sens & voidie

Cil qui me voult chastier

N' oncques n' ama en sa vie, 

Si fait trop nice follie 

Qui s' entremet du mestier 

Dont il ne se sçait aidier.

Dedans le premier livre de mes lettres il y en a une que j' escris au seigneur de Ronsard, par laquelle j' ay amplement discouru quelle estoit l' oeconomie du livre, mesmes les questions & responses que Thibault & Raoul Comte de Soissons se faisoient en vers: & y ay transcrit des chansons de luy toutes entieres, & encores un amas de belles paroles d' amour que j' avois, comme des fleurs, recueillies de son beau jardin, lesquelles je ne douteray point de transplanter icy, parce que tel lira mes Recherches qui paraventure n' aura communication de mes lettres. Comme quand il appelle en son vieux langage, sa Dame sa douce amie ennemie, qu' il dit qu' Amour l' a toullu à soy mesme, & neantmoins ne fait compte de le retenir en son service, ains que la beauté de sa Dame pour exalter sa loy, veut retenir ses amis sans en avoir mercy, laquelle mercy toutesfois il penseroit trouver en elle, s' il y en avoit aucune en ce monde: que Dieu mist si grande plante de graces en elle, qu' il luy convint oublier les autres: qu' il a les beautez d' elle escrites en son cœur, que de mil souspirs qu' il luy doit de rente, elle ne luy en veut remettre & quitter un tout seul: que sa beauté le rend si confuz & esbahi, que lors qu' il pense venir le mieux apris devant elle, pour luy descouvrir son torment, toutesfois il ne luy peut tenir aucun langage: que du premier jour qu' il la vit, il luy laissa son cœur en ostage: que les faveurs ou defaveurs d' elle luy apprennent à chanter: qu' il veut eslire dans Amour le meilleur cœur qu' il ait, pour loyaument servir sa Dame:

Et une infinité d' autres gentillesses d' Amour dont son livre est plein. Qui monstre que les belles fleurs ne se cueillent point seulement des livres, mais que d' elles mesmes elles naissent dans les beaux esprits. Ce que je vous ay icy discouru monstre que ce grand Seigneur n' estoit pas un petit Poete. Je trouve que cest entre temps produisit aussi un grand homme en ce subject. Celuy dont je parle fut Chrestien de Troye, tel tesmoigné par Huon de Mery sur le commencement de son Tournoyement de l' Antechrist.

Car tel matiere ay apensée

Qu' oncques mais n' ot en la pensée

Ne Sarrazins, ne Chrestiens.

Parce que mort ert Chrestiens

De Troye qui tant ost de pris. 

En un autre endroit.

Lesdits Raoul & Chrestiens

Qu' oncques bouche de Chrestiens 

Ne dit si bien comme ils faisoient,

Car quand ils dirent, ils prenoient

Li bon François trestout à plain

Si com il leur venoit en main, 

Si qu' ils n' ont rien de bien guerpy.

Si j' ay trouvé aucun espy

Apres la main aux Hennuyers

Je l' ay glané mult volentiers.

Ce Raoult n' est pas le Comte Raoul de Soissons dont j' ay icy dessus parlé, ains un autre qu' on appelloit Raoul de Houdan qui fit le Roman des Esles: Et Chrestien, le Chevalier à l' espee & le Roman de Parceval, qu' il dedia au Comte Philippe de Flandres ainsi que j' apprend de Geoffroy de Tore, car je n' ay jamais veu ces deux livres. Plusieurs autres en eusmes nous dont Maistre Claude Fauchet premier President aux monnoyes, par un livre particulier fit un recueil, auquel le calcul se monte à cent vingt & sept, vray qu' il mist plusieurs au rang des Poetes, qui ne firent jamais plus de vingt ou trente lignes. Et estoient ordinairement appellez Joingleurs, specialement ceux qui frequentoient la cour des Comtes de Flandre. Ainsi le trouve-je au Roman d' Oger le Danois, parlant combien les Poetes de ce temps là estoient redeuables à Guy Comte de Flandre.

Li Iongleour de veront bien plorer 

Quand il mourra: car mult pourront aller

Ains que tel pere puissent mais recouvrer.

Et neantmoins deslors ils commençoient de perdre leur credit, comme je ly dedans le mesme Roman.

Cil Iongleour qui ne sorent rimer, 

L' istoire firent en plusiour lieux changer.

Et en celuy d' Atis & Profelias, l' Autheur se vantant qu' il mettoit en avant une histoire qui avoit esté traitée par autres Poetes, mais mal à propos. 

Cil Iongleour vous en ont dit partie,

Mais ils n' en sçavent valissant une allie.

Mot qui depuis arriva en tel mespris, qu' il fut seulement approprié aux basteleurs. Cette grande troupe d' escrivains qui indifferemment mettoient la main à la plume fut cause, que petit à petit nostre Poesie perdit son credit, & fut negligée assez long temps par la France. 

vendredi 2 juin 2023

3. 4. Comme & avec quel progrés les Papes s' impatroniserent de Rome, & d' une partie d' Italie.

Comme & avec quel progrés les Papes s' impatroniserent de Rome, & d' une partie d' Italie.

CHAPITRE IIII.

Aux discours qui se sont cy-dessus passez il n' estoit question de toucher au temporel, ains ceste superiorité si vertueusement soustenuë par l' Evesque de Rome, regardoit seulement le spirituel, & ne pensoit lors ce Prelat à s' impatroniser de la ville de Rome, & des environs, & moins encore de donner loy aux Empereurs, & Roys: mais les occasions selon les changemens des temps, & regnes, le pousserent à ceste grandeur. Je ne sçay comment il advient que humant l' air d' une contree, nous transformons par mesme moyen les effects de nostre Religion aux mœurs du Pays, soubz lequel nous sommes nourris. Jamais n' avoit esté, du temps mesme du Paganisme, que l' Egypte ne fust estimee superstitieuse, la Grece aiguë, & subtile, comme celle qui avoit produict plusieurs sectes de Philosophes, Rome ambitieuse le possible, & qui dés sa premiere enfance sembloit être nee pour commander: Aussi quelques temps apres que la Religion Chrestienne fut establie en l' Egypte, ce pays nous produisit plusieurs esprits sombres, & melancoliques, qui faisoient des voeus esloignez de la commune usance des autres: La Grece plusieurs heresies, qui ont mesme par suitte de temps apporté la division entre l' Eglise Latine, & la Grecque: Et Rome de mesme façon au millieu de ses ruines couuoit de longue main un Estat Monarchique soubz le nom de la Religion. Estat vrayement miraculeux qui a eu ses principaux Conseillers non seulement establis dedans l' enclos d' une seule ville, ains espars par toutes les Provinces, au gré & contentement des Empereurs, Roys & Princes souverains: Estat qui sans être gardé par les armes a faict trembler, & passer souz sa misericorde les plus grands Monarques du monde. Jamais Histoire ne contint plus de Religion & de saincteté, que celle que les Evesques de Rome apporterent premierement pour gaigner ce haut degré, que depuis ils ont tenu en l' Eglise, & jamais Histoire ne fut plaine de tant de prudence, que celle que nous reciterons maintenant pour le temporel: outre ce qu' ils trouverent les temps commodes, & si ainsi le faut dire furent conduicts par la main pour executer leurs desseins. Parquoy le contentement ne sera petit, ce me semble, de sçavoir par quels moyens ces saincts Peres sont parvenus à si grande seigneurie de biens, que mesmes ils ont voulu enjamber avec le temps toute puissance, & auctorité sur les Roys, jusques à faire vacquer les Royaumes. Constantin le Grand ayant donné fin à toutes les guerres civiles, soit qu' il veit plusieurs peuples Orientaux se revolter contre l' Empire, ou qu' il fut d' une nature disposee à nouveautez, delibera de chercher lieu commode sur l' emboucheure de la mer, par lequel il peust donner ordre aux courses, & surprises des Barbares. Ce lieu par bonne & meure deliberation fut trouvé en la ville de Byzance, laquelle, non seulement il fortifia de tout poinct, mais la rebastit tout à neuf, la faisant nommer de son nom Constantinople: & non content de l' avoir embellie de Palais, & superbes bastimens, il y transporta de la ville de Rome plusieurs belles antiquailles, & qui plus est, luy & ses successeurs y firent ordinaire demeure: de sorte que là où les Empereurs magnifioient auparavant, & Rome, & l' Italie, ce pays fut peu apres reduit en la mesme forme que les autres Provinces, & regy par Ducs, & gouverneurs. Car quand mesmes il y avoit deux Empereurs, dont l' un demouroit en l' Orient, & l' autre en l' Occident, si est-ce que je ne sçay par quelle fatalité, ils choisissoient plustost toute autre habitation que la ville de Rome, les uns s' habituans à Milan, les autres en nostre ville de Paris, les aucuns en celle d' Arles, & les autres, comme les Roys des Ostrogots, en la ville de Ravenne. Je ne puis rendre raison de cecy, sinon qu' il sembloit que la fortune de Rome lasse d' être commandee par les armes, vouloit faire preuve à quelle grandeur elle pourroit parvenir estant gouvernee par gens qui feroient seulement profession de la parole de Dieu, & de l' Escriture.

Du changement de ce siege Imperial plusieurs nations estrangeres prindrent subject, & argument d' assaillir l' Italie, peut-être par un juste courroux du Ciel pour ioüer la vengeance de plusieurs siecles passez, & faire desgorger le butin de tous autres peuples, dont par tant de centaines d' ans les Italiens estoient enflez. A ceste occasion fut l' Italie trois fois ravagee par les barbares, & autant de fois, Rome prise, & saccagee. Premierement soubz Alaric Roy des Visegots, puis soubz Ataulphe son successeur, & finalement par Gentseric Roy des Vandales, qui se donna le loisir de ruiner ceste ville l' espace de quatorze jours entiers. Cela fut cause que les Empereurs, soit qu' ils fussent lors aneantis, ou que le desastre de l' Empire fust tel, commencerent de tenir la plus part des Provinces de l' Occident comme demy abandonnees. Tellement que les Allains, Bourguignons, François, Pictes, Anglosaxons, & les Vandales, & Visegots prindrent diversement leur chanteau és Gaules, en la grande Bretaigne, & Espaigne: & commença l' Estat des Empereurs de s' esbranler grandement en Italie. Au moyen dequoy, comme si ce pays leur esté totalement arraché des poings par ces trois inondations, & ravages, ils oublierent à la longue d' y commander en personnes. Cependant par occasion, il se leva une vermine de petits tyrans en ce pays là, qui pour n' offencer la Majesté de l' Empire, n' osoient prendre le tiltre d' Empereurs, aussi ne se vouloient-ils donner qualité si basse que de simples Gouverneurs: mais nageans entre les deux par un mot comme moytoyen se firent appeller Patrices: Dignité qui secondoit aucunement l' Imperiale, ainsi que j' ay deduict au livre precedant, & dont Constantin avoit esté le premier autheur. Ceux-cy furent Avite, Majorian, Severian, Antheme, Olibre, & quelques autres jusques à un Orestes, puis Augustule son fils, qui fut tué par Odoacre Roy des Heruliens, lequel entre les estrangers fut le premier qui à descouvert prit tiltre, & qualité du Roy d' Italie, & y regna quatorze ans, & depuis du vouloir & consentement de Zenon Empereur, fut tué *par Theodoric Roy des Ostrogots, qui fut investy du pays d' Italie par le mesme Empereur, où luy, & deux ou trois de ses successeurs regnerent, establissans leur demeure en la ville de Ravenne: jusques à ce que Justinian Empereur premier de ce nom, espiant son apoint, par l' entremise de son grand capitaine Bellissaire, reprit Rome laquelle fut encores depuis reprise par Totilas, l' un des successeurs de Theodoric, & par luy demantelee de murailles par une indignation forcenee: deliberant la rayer rez pieds rez terre, & rendre pastis à bestes, s' il n' en eust esté destourné par les lettres, & honnestes remonstrances de Bellissaire, le priant de ne vouloir ruiner tout à faict la ville, en laquelle il pouvoit à l' advenir commander, si tant estoit que le douteux succez de la guerre le voulust favoriser. Ainsi delaissa-il son premier propos: mais adverty que ce grand guerrier approchoit, duquel, Vitige son devancier Roy avoit à bonnes enseignes esprouvé les forces (Car Bellissaire l' avoit pris en champ de bataille, & depuis mené en triomphe dedans la ville de Constantinople) quitta la place, & enleva quant & soy la plus grande partie des Senateurs de Rome, & les autres, les espandit avecq' leurs femmes, & familles çà & là, laissant la ville toute deserte & inhabitee. Depuis Bellissaire y estant entré sans aucun destourbier, la repara, & rempara au moins mal qu' il luy fut possible, r'alliant petit à petit le pauvre peuple tout esgaré & esperdu.

Apres tant de heurts ainsi repliquez, je ne voy point que les Empereurs du Levant feissent grand estat de la ville de Rome, estant, ce leur sembloit, comme une espaue exposee à la misericorde de celuy qui la pouvoit premier occuper. Et de faict Narses ayant exterminé de tout poinct le nom des Gots de l' Italie, & Longin estant envoyé en son lieu pour y commander, il ne daigna jamais passer par la ville de Rome pour la reparer de ses cheutes. Et qui y apporta le dernier accomplissement de ruine, fut Constant fils de Constantin second, lequel ayant esté mis en route par les Lombards (qui nouvellement s' estoient empietez du pays d' Italie, à la semonce de Narses) repassant par la ville de Rome, comme s' il y eust voulu faire sa derniere main, enleva en cinq jours qu' il y sejourna le peu de bon, & de beau qui y restoit de ces memorables ruynes. Et disent les historiographes qu' en ce peu de temps il fit plus de deluge à la ville, que n' avoient fait tous ces grands desbords barbaresques, que j' ay presentement recitez. 

Le peu d' oeil que les Empereurs eurent de là en avant sur ceste ville, & les grandes secousses qu' elle avoit souffertes tant de fois, furent cause que les Papes, qui y avoient voüé perpetuelle demeure (joinct le credit qu' ils avoient gaigné sur les Eglises) y prindrent de grandes puissances, mesmes sur le fait de la police. Car encores que l' on n' appellast aux Archeveschez & Eveschez que ceux qui estoient en reputation de preud' hommes, si est-ce que comme j' ay dit ailleurs, les anciens estoient tres aises de choisir gens habilles, & disposez pour manier les affaires du monde, & c' est dont se plaignoit saint Hierosme en son livre premier contre Jovinian, qu' és elections des Prelats on s' amusoit quelquesfois plus à choisir des sage-mondains, que des gens de bien. Cela se faisoit pour autant qu' aux affaires qui se presentoient en une ville, on avoit accoustumé de les envoyer en ambassade par devers le Prince. Et disoit à ce propos Sidonius escrivant à Evagrius, parlant de l' election de l' Evesque de Bourges, qui avoit esté remise à son arbitrage, que s' il eust esleu quelque Moine on luy eust imputé à vice. D' autant que cestuy eust esté plus propre de jouër le personnage d' un Abbé, que d' un Evesque, & qu' il luy eust esté plus seant d' interceder pour nos ames envers le Juge celeste, que de harenguer pour nos corps envers le Prince terrien. Estans doncques tous personnages de marque ceux qui estoient appellez au Pontificat de Rome, il ne leur fut pas trop mal aisé à la longue de s' agrandir aux despens de la Couronne Imperiale. Mesmes depuis la venue des Lombards, contre lesquels les Papes estoient contrains, avec l' Eglise, de se defendre, pour le moins de racheter d' eux la paix au prix de leurs bourses. Il y a tantost vingt & septans (disoit sainct Gregoire, escrivant à Constance Emperiere, femme de Maurice) qu' en ceste ville de Rome nous sommes environnez des armes des Lombards, en quoy je ne vous veux point dire combien l' Eglise fournit d' argent chaque jour, a fin de viure seurement au milieu d' eux. Et escrivant depuis à l' Empereur Phocas, il contoit trente cinq ans. Et tout ainsi que les Empereurs pour les raisons cy dessus desduites, s' accoustumerent de faire peu d' estat de Rome, pareillement ce mesme contentement enseigna au Pape de ne respecter les Empereurs de la façon qu' il avoit fait, lors qu' ils estoient paisibles de l' Italie. Aussi adoncques commencez vous de voir, & un Pelage second, & un Gregoire premier, entrer en l' exercice de leurs charges, apres leurs elections, auparavant qu' ils eussent esté confirmez par l' Empereur. Ce qu' ils n' eussent pas osé entreprendre auparavant, les choses estans quoyes & tranquiles en ce pays là. Et pour toute reparation en sont quittes par une excuse pretextee de la crainte qu' ils avoient des Lombards. Et Constantin troisiesme voyant combien son authorité estoit diminuée à l' endroict des Papes, quasi par un jeu forcé, mais couvert du manteau d' une volonté liberale, accorda que l' election des Papes fust bonne & vallable, sans attendre son consentement, ou de son Lieutenant. Et diminua encores ceste Majesté Imperiale envers les Romains de tant que sous Justinian second, fils de Constantin, l' Exarquat, qui avoit duré 64 ans, cessa & fut reduit par les Lombards sous leur puissance. C' estoient les villes de Ravenne, Cezenne, Creme, Forin, Imole, Bolongne, Modenne, & quelques autres. Qui plus est les Empereurs Grecs non seulement ne tenoient rien de la vieille Majesté de l' Empire, mais sembloient être un rebut, ou mocquerie de fortune. Car le mesme Justinian, dont j' ay presentement parlé, fust chassé par Leonce Patrice lequel (luy ayant faict couper le nez, & les aureilles) l' envoya en exil. Le mesme Leonce chastié de pareille peine, dont il avoit usé contre son seigneur souverain fut emprisonné par Tibere, qui occupa sur luy l' Empire. Toutesfois, & Leonce, & Tibere pris par Justinian, il les fit tous deux mourir, & luy tout essaurillé, & enazé qu' il estoit, & reintegré en sa Couronne. Apres luy philipique ayant imperé un an, & quelques mois, on luy creue les yeux, & le reduit-on à son premier rang. Anastaise son successeur est contrainct de se tondre, & faire vœu de Religion. Comme faict le semblable Theodose qui luy succeda, pendant toutes lesquelles desbauches, & que fortune prenoit plaisir au desplaifir de ces pauvres Princes, il ne faut trouver estrange si le Pape s' establit en grandeur dedans la ville de Rome. Et ce qui le fit plus hardiment contemner leur authorité, c' est que l' Empire en fin tomba és mains de Leon, qui fist guerre juree aux images: en vengeance de quoy le Pape luy fist autre guerre par fulminations & censures Ecclesiastiques. 

Adoncques prenoit grand pied dans la France la famille des Martels. Car tout ainsi qu' entre toutes les nations du Ponant, les François s' estoient rendus redoutables, aussi entre tous les François florissoit Charles Martel, lequel pour la necessité de noz Roys, avoit soubs le nom de Maire du Palais introduit par devers soy la Majesté de la Couronne, tellement qu' il ne luy manquoit que le nom de Roy seulement. Gregoire le tiers voyant que d' un costé il avoit pour ennemy mortel l' Empereur de Grece, duquel il ne redoutoit pas tant les forces, pour être plus eslongné de luy: d' un autre costé que Luitprand Roy de Lombardie, avoit denoncé la guerre aux Romains: mesmes avoit mis le siege devant Rome, il pensa qu' il luy failloit chosir nouveau party. Pour ceste cause se meit soubs la protection de Martel, à la persuasion duquel, Luitprand se desista de son entreprise, & tout le reste de sa vie traitta debonnairement les Romains. Ceste premiere ouverture apporta depuis de grands biens à la Papauté, voire que je vous puis presque dire que l' asseurance de leur grandeur temporelle vient de là: Tellement que tout ainsi qu' à Gregoire premier l' on doit l' asseurance de la superiorité de l' Eglise, aussi à Gregoire le tiers est deu l' un des plus grands traicts, qui ait oncques esté entrepris par les Papes pour la temporalité, d' autant ou qu' il faut être du tout menteur en l' histoire, ou recognoistre que la premiere grandeur des Papes en leur temporel, procede tant de la protection, que liberalité des François. 

Or ne pouvoit estre confederation plus à propos que celle qui fut lors traittee entre les Papes & les Martels: par ce que les uns & les autres aspiroient chacun endroict soy à mesme but. Les uns d' être les premiers en Italie, & les autres en ceste France. Ceux-là avoient assez de pretexte, mais non de force: & ceux-cy plus de force qu' il ne leur failloit, mais avoient besoin de pretexte. Ces deux defauts feurent suppleez l' un par l' autre, par ceste nouvelle alliance. 

A Childeric Prince de peu d' effect &va leur, estoit escheuë la Couronne de France, & soubs l' authorité de Pepin fils de Martel se manioit tout l' Estat de France, toutesfois d' ozer remuer quelque nouveau mesnage contre le Roy, il estoit fort malaisé. Car la reverence du seul nom de Clovis qui avoit chassé le Romain des Gaules, supplanté le Bourguignon, Visegoth: & encores vaincu l' Alemant, auparavant indomptable, estoit tellement emprainte au cœur des François, que combien que sa posterité forlignant, ne servit lors presque que d' image, si est-ce que la seule memoire de ce grand guerrier, & la devotion que le commun peuple avoit envers ses successeurs pour le respect de luy, faisoit tenir les Princes & grands Seigneurs en cervelle. D' un autre costé le Pape, qui avoit toute voix & authorité dedans Rome, pour l' insuffisance des Empereurs de la Grece, & neantmoins n' avoit la force pour faire teste aux Lombards, qui vindrent de rechef luy faire la guerre apres la mort de Luitprand, soubs la conduitte d' Astolfe leur Roy, ne pouvoit bonnement parvenir à ses desseins, s' il n' avoit secours estranger. Pour ceste cause Pepin desja allié avec les Papes, par la confederation d' entre Gregoire le tiers & son pere, desirant approprier à soy & aux siens, non seulement l' effect, mais le nom de la Royauté, depescha deux hommes d' Eglise par devers Zacharie Pape, pour le rang & authorité qu' il tenoit entre les Prelats a fin d' interposer son decret, & donner advis auquel des deux appartenoit mieux le sceptre, ou à celuy, qui sans aucun soin laissoit fluctuer les affaires de son Royaume à la mercy de tous vents, & qui en toutes les actions, outre la recommandation de ses ancestres, n' avoit rien que la parade exterieure d' un Roy, ou bien à l' autre, qui avec moindre faveur de parentelle, portoit le faix & charge de tout le Royaume. Zacharie qui estoit sur le poinct d' appeller Pepin à son aide contre les Lombards, ne voulut mesprendre de parole à celuy qu' il esperoit luy devoir assister d' effect. Parquoy il sententia pour & en faveur du second, & que c' estoit celuy-là auquel la Couronne devoit loyaument appartenir. Grande est certes l' auctorité d' un Prelat de quelque Religion qu' il soit, pour lier la conscience d' un peuple, qui a l' œil fiché dessus luy. Ceste sentence estoit donnee par forme d' advis seulement, toutesfois Pepin en sçeut bien faire son profit: & les Papes mesmes depuis la sceurent fort bien tirer en consequence, pour monstrer qu' ils avoient puissance de conferer les Royaumes, selon que les occasions de ce faire se presentoient. Ceste mesme sentence requeroit plus ample execution pour la ceremonie: ceste execution se rencontre à poinct nommé. 

Astolfe Roy des Lombards pressoit journellement la ville de Rome. Au moyen dequoy Estienne succeur de Zacharie est contrainct de venir en France, pour implorer l' aide de Pepin. Et vrayement il falloit pour authoriser l' establissement de ce nouveau Roy, que celuy par l' authorité duquel il s' estoit mis en possession du nom, & des armes de France, fut grand. Parquoy Pepin pour n' oublier rien de son devoir, va à pied au devant du S. Pere, entrant dans Paris, & non content de ceste honneste submission, meine son cheval par les resnes, jusques au Palais. Pepin à ceste nouvelle entree est sacré & Couronné Roy par le Pape, en l' Eglise de sainct Denis, & le Royaume à luy confirmé, & à sa posterité. En contre-eschange dequoy il s' achemine avec Estienne en Italie contre les Lombards, où il sçeut si bien faire ses besongnes, qu' il reprit sur eux l' Exarquat, & reduisit leurs affaires en plus grande modestie que jamais auparavant, asseurant par ce moyen en l' Estat des Papes encontre eux. L' Empereur qui lors commandoit à la Grece prevoyant ce qui advint puis apres, depesche Ambassadeurs par devers le Roy, pour le prier de ne favoriser point tant la cause de l' Eglise, qu' il frustre l' Empire de l' Exarquat, ensemble de la ville de Rome. Toutesfois Pepin sçachant que la grandeur du Pape estoit la sienne (car plus seroit de Pape estably en puissance & authorité, plus seroit asseurée la Couronne à sa famille) presta l' aureille sourde à ces remonstrances, donnant avant que departir toutes les terres de l' Exarquat au Pape. Et deslors Paule Epiatre chambellan de l' Empereur, commença de saigner du nez, n' osant plus prendre le nom de Duc, ou gouverneur dans la ville de Rome, ny mesmes manier en aucune façon les affaires sous le nom, & authorité de son maistre. Voila la premiere & plus signalee donation, qui ait jamais esté faicte aux Papes, & qui lors commença de les advantager à huis ouvert, en auctorité temporelle. Ny pour cela toutesfois ne furent ils rendus proprietaires de Rome: mais leur ayant esté donné l' Exarquat en plaine proprieté, tout ainsi qu' apres l' expulsion des Gots, ceux qui tenoient le premier lieu dans Italie, estoient les Exarques, aussi le Pape estant fait Exarque par ceste donation, tenoit certainement grand rang entre les puissances temporelles. 

Les affaires doncques d' Italie estoient telles. Au Pape appartenoit l' Exarquat en proprieté, dont Pepin estoit demouré souverain. Les Lombards possedoient une bonne partie du pays où ils avoient planté leur premiere & ancienne demeure: La Pouïlle & la Sicile estoient és mains de l' Empereur: Et quant à la ville de Rome, elle balançoit, ne desauouant tout à fait l' Empereur de Grece à seigneur, mais aussi le recognoissant avec si peu de remarques, qu' il estoit mal-aisé de juger s' il en estoit seigneur, ou non. Ce pendant la fortune du temps, qui sembloit s' être du tout vouëe à l' advancement de la Papauté, ne peut permettre que Didier Roy des Lombards demourast quoyement dans ses bornes, ains voulut reprendre de plus beau les anciennes querelles des siens contre les Romains. Adrian qui lors estoit Pape appella à son secours les François, sur lesquels commandoit Charles fils de Pepin, qui depuis pour sa generosité, & hautes chevaleries, merita le surnom de Grand. Ce Prince prend la charge de ceste affaire, & delibere de coucher de sa reste. Pour le faire court, les choses luy succederent si à propos qu' il extermina de tout point Didier, & sa race. Reduisant soubs l' obeyssance des François tout le pays d' Italie, fors la Poüille, & la Sicile. Ce coup apporta nouvelle face aux affaires de tout l' Occident, pour autant que la maison des Martels, & la famille des Papes fraternisoient tellement ensemble, que leurs grandeurs temporelles despendoient reciproquement l' une de l' autre. Cela fut cause qu' Adrian Pape pour oster à l' Empereur de Grece toute opinion de retour en Italie, se delibera par la voix du peuple faire tomber és mains de Charles (nous le nommons Charlemaigne d' un mot corrompu du Latin) la ville de Rome, qui depuis quelques annees en là n' obeissoit que par contenance aux Gregeois: Toutesfois de luy octroyer le tiltre d' Empereur du premier coup, c' estoit une entreprise trop hardie, & ne pouvoit faire cela sans s' exposer à l' envie de plusieurs nations. 

Au moyen dequoy il le fait eslire Patrice de Rome, faisant reprendre vigueur à la ville par où mesme elle avoit failly. Car s' il vous en souvient j' ay dit cy-dessus qu' apres les premieres courses des Barbares, il y eut quelques moyens Seigneurs, comme Avite, Autheme, Majorian, & autres qui s' impatroniserent de la ville, & de l' Italie, lesquels pour n' oser prendre la qualité d' Empereurs, se firent appeller Patrices, sur lesquels Odoacre envahit l' Estat d' Italie. Et tout ainsi que par eux il faillit, aussi pour restablir les choses en leur ancienne dignité, Adrian pourchassa ce tiltre de Patritiat à Charlemagne (ne luy donnant du commencement le tiltre d' Empereur, pour n' irriter l' Empereur de Grece:) Mais avec toutes prerogatives de grandeur: Tellement qu' au lieu, où anciennement l' Empereur pretendoit la confirmation tant du Pape, qu' autres Evesques luy appartenir, cela fut accordé à Charlemaigne, & ses successeurs: mesmes que nul ne pourroit être sacré Archevesque, ou Evesque en quelque Province de son obeissance, qu' il n' eust esté par luy investy. En ce voyage, pour recompense, Charlemaigne confirme au S. Pere, l' advantage qui luy avoit esté fait par Pepin. Ainsi fut entre eux partagé le gasteau, aux despens de l' Empire, à l' un estant confirmé l' Exarquat, comme de son propre, à l' autre le Patritiat: pour iouïr du reste de l' Italie: & neantmoins qu' il commanderoit sur toute l' Italie, sans exception en toute souveraineté, fors sur le pays de la Poüille. 

Estant Adrian allé de vie à trespas, & à luy succedé Leon, soudain qu' il eut esté esleu, il envoya les clefs de l' Eglise de S. Pierre à Charlemagne, & la banniere, tant pour le prier de vouloir confirmer son eslection, qu' aussi qu' il luy pleust envoyer à Rome quelque seigneur, pour recevoir le serment de fidelité des Romains. Sur ces entrefaites le peuple courroucé le voulut destituer de son siege, luy imputant plusieurs choses mal convenables à sa dignité. La cognoissance de ce different est sursise jusques à la venue de Charles, que l' on attendoit de jour à autre dans Rome, avec une merveilleuse devotion & attente de plusieurs peuples, qui accouroient de toutes parts en ceste ville, pour voir son entree magnifique, & sembloit par ce seul spectacle que Rome eust esté restablie en son ancienne splendeur. En ce mesme temps Irene Imperatrice de Constantinople avoit cruellement fait creuer les yeux à l' Empereur Constantin son fils, & par ce moyen jouissoit à tort, sous le nom de luy, du droict de l' Empire. Chose qui luy avoit apporté une haine publique de tous. La presence d' une femme commandant à un tel Empire contre l' ordre ancien, la cruauté barbaresque d' une mere contre son fils, & haine publique de tous encontre elle, donnerent occasion au Pape, & au Roy de passer outre, & de Patrice prendre le tiltre d' Empereur: Mais auparavant il failloit que Leon satisfist au peuple, & se purgeast devant le Roy. Il importoit certes à la grandeur future des Papes que ceste accusation advint pour en avoir si brave yssue. Estant doncques Charles arrivé à Rome, & receu avec telle pompe & magnificence que sa Majeté requeroit, quelques jours apres les preparatifs de l' accusation dressez, il s' assiet en un haut throsne, oit les parties d' une part & d' autre, mais quand ce vint à la prononciation de son arrest, luy qui n' aspiroit à choses basses, sçachant que plus il exalteroit de Pape, plus il se faciliteroit une voye à la grandeur qu' il projettoit, declara que ce n' estoit à luy de juger de celuy qui avoit les clefs des cieux en main, lequel ne devoit recevoir autre juge que de sa seule conscience. Partant remettoit la decision de ceste accusation au serment du S. Pere. Ce jugement estant loué d' un chacun, Leon se leva sur pieds, & monté sur une haute chaire, afferma que tout ce qu' on luy avoit improperé, estoit une pure calomnie: & sur ceste sienne declaration fut absous à pur & à plain. L' on se souvenoit encore des jugemens de Constantin, & Valentinian qui en avoient usé tout de la mesme façon. Car ç' a esté une regle fort familiere aux Ecclesiastics de tirer à necessité ce que du commencement on leur avoit accordé par devotion. Leon estant declaré par privilege special juge, tesmoin & partie en son propre fait, & ne pouvans ses jugemens être controulez par autre que de luy seul, l' on ne fist pas lors grande doute d' executer ce qui restoit. Ainsi receut Charlemaigne la Couronne de l' Empire, & fut sacré Empereur par les mains du grand Pontife de Rome avecques un applaudissement general de toute l' Europe. Et pour autant qu' Irene voyoit que ce luy estoit jeu forcé, elle luy accorda liberalement ce tiltre avec la iouyssance de Rome, & de l' Italie, hormis de la Poüille & de la Sicile. Pratiquant sous main le mariage de luy, & d' elle. A quoy il ne voulut entendre, & en ceste façon le Pape, & le Roy se donnans l' esteuf l' un à l' autre, s' enrichirent des despouilles de l' Empire, & de là en avant commença nouvelle face d' Estat à l' Empire, se trouvant party en deux principautez, qui n' avoient nulle correspondance de l' une à l' autre, comme on avoit veu autrefois, y ayant lors deux Empereurs continuellement divers, l' un du Levant, & l' autre de l' Occident. 

Cest exemple depuis servit aux Papes. Car tout ainsi que Pepin, & Charlemaigne avoient emprunté leurs pretextes pour se faire maistres & seigneurs souverains, premierement de la France, puis de l' Italie, aussi Robert Guischard Normand s' estant emparé du Royaume de Naples, au prejudice du vray heritier, pour asseurer son estat à sa posterité, eut recours à l' authorité du S. Siege, & se fit vassal de la Papauté. Ce qui s' est perpetué jusques à huy.

La famille de Charlemaigne estoit creuë en trois Princes consecutifs, Charles Martel, Pepin & Charlemaigne, soubs lequel elle avoit attaint au comble de sa grandeur: elle decreut par mesmes degrez en trois autres Princes, Louys le Debonnaire, Charles le Chauve, & Louys le Begue. Car le demeurant de ceste lignee ne fut qu' un rebut de fortune, & à mesure qu' elle declina, aussi de mesme proportion se dispenserent les Papes des confederations, & promesses, qui avoient esté par eux jurees avec Pepin & Charlemaigne. A Leon succeda Estienne quatriesme, puis Paschal premier, & tout ainsi que lors du declin des Empereurs de Grece, Pelage second s' estoit le premier des Papes ingeré en l' exercice de sa charge, sans attendre la confirmation de l' Empereur de l' Orient: aussi cestuy Paschal prit le premier la hardiesse de iouyr de la Papauté, sans attendre le consentement du Debonnaire, lequel en fit plainté par ses Ambassades: Mais le Pape cognoissant le Prince, avec lequel il avoit à demesler ce fuseau, leur fit response, qu' il ne falloit point tirer en perpetuelle consequence les loix qui avoient esté introduites pour la necessité du temps, & sçeut bien pallier ses excuses (joint que le cœur

genereux des autres Roys manquoit grandement en cestuy) que non seulement le Debonnaire prit en payement ces paroles, mais qui plus est, quelques uns disent que par une liberalité inepte il renonça au droict de confirmation des Papes. Et ce qui authorisa encores d' avantage la puissance des Papes dans Rome, apres le decez de Louys le Debonnaire, fut que pendant que Lothaire, Louys, & Charles le Chauve ses enfans combattoient les uns encontre les autres pour leur partage: du temps de Leon quatriesme, les Sarrazins qui lors rodoient presque tout le monde, vindrent donner jusques à Rome, qu' ils pillerent, & meirent à sac, sans que celuy qui tenoit lors tiltre d' Empereur entre nous, fit contenance de la secourir. Qui fut cause que le Pape la fit reparer és Eglises, & fortifier de boulevers; mesmes bastit un chasteau en forme de roquette, que nous appellons le chasteau S. Ange, & luy mesmes alla en personne à la guerre. Sigisbert Croniqueur dit qu' il fit une nouvelle Rome, qui est celle que l' on a depuis habitee, laquelle il fit appeller de son nom Leonine.

Depuis ce temps je ne voy point que les Papes ayent tenu grand conte de la lignee de Charlemaigne, en quelques contrees qu' elle fust esparce. Et les divisions mesmes qui peu apres coururent par la France, entre Charles le Gras, Eude, & Raoul, chacun d' eux prenant diversement le tiltre de Roy de France, abastardirent presque toute la reputation que nos Empereurs avoient acquise par leur vaillance & sagesse dedans l' Italie. Tellement que vous voyez que l' on commence de là en avant à les mater par loix, & ordonnances Decretales. Par ce que Nicolas premier ordonna que les Empereurs & Princes seculiers n' eussent aucun lieu aux Concils, sinon qu' il fust question de la foy. Que les seculiers ne jugeroient de la vie des Clercs: que le Pape ne pouvoit estre lié, ou delié par puissance humaine. Et Adrian second son successeur, que nulle puissance seculiere ne se devoit immiscer en l' election des Patriarches, Metropolitains, ou Evesques, comme estant chose contre Dieu. Ne parlant de la Papauté: car puis qu' il donnoit la loy aux Roys, & Empereurs, il ne faisoit point de doute qu' ils n' avoient aucune jurisdiction, ou cognoissance de cause sur luy, ny sur ses successeurs. Et lors se reigloient toutes choses fort aigrement contre les Princes par anathemes & censures Ecclesiastiques. 

Toutesfois encores n' estoient les Papes du tout affranchis de la crainte de ceste grande lignee. Pour s' en asseurer de tout poinct, la fortune du temps suscita dedans l' Italie, une racaille de tyrans, uns Guy, Lambert, Berenger premier, un Louys, puis un Hugues seigneurs de la Provence, un Raoul de Bourgongne, un Beranger (Berenger, Berenguer) second, tous lesquels remuerent ce païs là, avec une infinité de maux. Au moyen dequoy le Pape a recours aux Othons d' Alemaigne, qui lors commençoient de poindre, comme nouveaux rejettons de fortune. Car pendant que les Berengers avoient d' un costé remué l' Estat d' Italie, les Allemans esleurent Empereur sur eux, Conrad lequel en mourant designa pour son successeur Henry Duc de Saxe, auquel succeda Othon premier grand guerrier. Cestuy appellé par les Romains chassa tout à fait les Berengers, & leurs corrivaux, d' Italie. La ruine de tous ces seigneurs, & le peu de sejour qu' Othon faisoit en Italie, rendit les Papes beaucoup plus asseurez que devant, encores que ce ne fust sans coups ferir. Mais vous ne les voyez gueres de là en avant passer par la mercy des autres Princes. En ces Othons vous commencerez de trouver nouvelle face d' affaires. Car ayant l' Empire continué de pere en fils par droict successif du premier au second, & du second au troisiesme Othon, Gregoire cinquiesme s' avisa de rendre l' Empire electif. Il semble que ce nom de Gregoire ait esté fatal pour l' accroissement de la Papauté en six ou sept Gregoires, premier, troisiesme, cinquiesme, septiesme, neufiesme, unziesme, & de nostre temps en Gregoire treziesme. Parquoy fut celebré un Concil du consentement de tous les Princes de la Germanie, par lequel il fut arresté, & conclud qu' advenant la mort de l' Empereur, on y pourvoyroit par la voye d' election qui seroit commise à six Princes d' Allemagne, dont les trois seroient Ecclesiastics, les Archevesques de Majence, Treues, & Cologne, & les trois seculiers c' estoient les Marquis de Brantbourg, Duc de Saxe, & Comte Palatin. Et s' ils estoiet partis en voix, on y adjouteroit pour septiesme le Duc de Boesme pour les departir. A la charge qu' apres que l' Empereur seroit esleu, il recevroit confirmation, puis couronnement par le Pape. Ainsi par succession de temps voila la chance tournee. Car au lieu, où auparavant les Empereurs s' estoient donnez la loy d' élire, ou de confirmer les Papes esleus, maintenant par ce Decret conciliaire, ils ont ceste mesme confirmation à l' endroit des Empereurs, & ne faict-on plus de doute qu' en l' election du Pape n' y soit plus requise l' authorité Imperiale. Depuis ceste constitution ainsi faite l' on n' a point veu que les Papes n' ayent eu tres-grande puissance temporelle dans Rome, dessus les Empereurs: & encores que les aucuns leurs voulussent envier cette grandeur, si est-ce que les Papes s' en sont fait croire, quelque resistance que l' on leur ait faite. 

Il seroit impossible de dire combien ce temps là produisit de divisions & discordes aux principaux Estats de l' Europe. Car d' un costé nostre France estoit infiniement embrouillee par les factions d' Eude, & ses successeurs, qui ouvrirent la porte au Royaume à Hugues Capet. D' ailleurs chacun dans l' Italie sembloit jouer à boute-hors, d' autant que tantost un Guy, & Lambert occupent l' Estat, tantost apres eux Berenger premier, puis Louys, qui en est encores chassé par le mesme Berenger, luy d' une mesme fortune par Raoul Bourguignon, & Raoul par Hugues Comte d' Arles, & cestuy-cy par Berenger second petit fils du premier. En cas semblable l' Estat de Rome estoit en mesme conbustion. Car apres que la femme Anglesche soubs l' habit d' homme eust esté si impudente d' imposer aux yeux de toute la Chrestienté, Formose ayant esté quelques annees apres creé Pape avecq' le mescontentement de plusieurs seigneurs de la ville, Estienne sixiesme son successeur annulla tous les Decrets par luy faits, & non assouvy de ceste vengeance, par une inhumanité estrange fit tirer le corps du tombeau, & revestir d' ornemens Pontificaux: puis en forme de degradation le fit despouiller publiquement piece apres piece, & reduire en habillement laical, soubs lequel il luy fit recevoir sepulture, apres luy avoir fait couper deux doigts, & jetter dans le Tibre. Au contraire Romain successeur d' Etienne, restablit tout ce qui avoit esté annullé par son predecesseur. Et ainsi par trois ou quatre successions de Papes, chacun defaisoit ce que son predecesseur avoit fait & ordonné en ce grand theatre de Rome, à la veuë de tous les Chrestiens. 

Au bout de ces longs troubles, & divorces, comme ainsi soit que des corruptions viennent les generations, & des grands desordres, les grands ordres: aussi se planterent nouvelles polices en l' Occident. Car tout ainsi qu' en la Germanie furent establis six Magistrats pour Electeurs de l' Empire, qui ont grande auctorité pour la conservation de cest Estat: aussi quelque temps apres la venuë de Hugues Capet, qui fut presque vers le mesme temps, s' insinua entre nous en ceste France le departement de noz douze Pairs, six Ecclesiastics, & six Laiz, pour être comme Conseillers, & intendans generaux des affaires de nostre France: & de mesme façon les Papes, qui de toute ancienneté s' estoient habituez dans Rome, voyans que par devers eux demouroient les prerogatives, & anciennes remarques de l' Empire, voulurent avoir autour d' eux un conseil, de la façon que les Empereurs. Pour ceste cause commença d' être grandement elevé en authorité, & grandeur,  vers le temps de Jean dix & neufiesme, pour toutes les affaires du sainct Siege, le consistoire des Cardinaux. Toutesfois par ce que ceste compaignie pour le rang qu' elle tient entre nous, merite bien d' avoir sa remarque à part, j' en discourray en un autre chapitre ce que j' en pense devoir estre dit. 

Or combien que depuis que l' Empire fut electif, le Pape donnast presque la Loy aux Empereurs, & que par ce moyen nul Prince Chrestien ne s' ozast parangonner en authorité avecq' luy, si avoit-il une bride en sa maison qui l' empeschoit: c' estoit le peuple Romain, lequel licentieusement se dispensoit de fois à autre encontre luy. Car estant perpetuellement en luy emprainte la memoire de son ancienne liberté, il pensoit que par nul laps de temps elle ne pouvoit être prescrite. Parquoy pour aucunement contenter ses opinions desbordees, fut erigé un nouvel estat dans Rome, qui fut appellé Senateur, dont encores aujourd'huy en voit-on quelques remarques. C' estoit une image du Patritiat, qui avoit esté autrefois deferé à Charlemaigne. Et combien qu' en cestuy l' on ne veit pour dire le vray que le masque d' un Magistrat, toutesfois encores ne pouvoient avoir les Papes tel controleur à leur porte. A ceste cause Lucius second, voulant par force bannir cest office de Rome, fut à coups de pierres outragé par la commune, de telle façon qu' il en mourut. Et Eugene troisiesme son successeur, ayant excommunié le peuple, avec Jourdain leur Senateur, fut contraint d' abandonner la ville, & s' en venir en ceste France, ressource ancienne des Papes lors de leurs afflictions: Nous en voyons encores une Epistre expresse de sainct Bernard qu' il escrivit au peuple de Rome le blasmant tres-aigrement de ce qu' il s' estoit ainsi indiscrettement bandé contre son chef. Et en fut mesmement Adrian quatriesme en grande altercation avecq' les Romains. Toutesfois ayans les Papes puis apres recueilly en ce fait leurs esprits, & pourpensé que ceste dignité n' estoit qu' un amusoir de peuple, mesmes que la voulant suprimer tout d' un coup c' estoit se heurter contre une folle populace, qui est comme un torrent, lequel plus reçoit d' obstacles & barrieres, plus fait de violens efforts. Pour ceste cause ils estimerent qu' ils viendroient à la longue mieux à chef de leur intention par une sage tolerance. Ce qu' ils firent, & leur succeda ce conseil si à propos, que non seulement ce Senateur passa puis apres en toutes choses par où ils voulurent, mais en sceurent fort bien faire leur profit quand les occasions le requirent, estant un nom de Magistrat sans effect, qu' ils presentoient toutesfois aux Princes estrangers, quand ils les vouloient allecher de venir en Italie, pour prendre leur querelle en main encontre leurs ennemis. Car ainsi en userent-ils à l' endroit de Charles Comte d' Anjou, pour exterminer de Naples la posterité de Federic second: & encores depuis envers Pierre d' Arragon, pour chasser celle de Charles quand ils en furent las. En fin ceste belle qualité de Senateur, s' estant par traicte de temps changee en simple tiltre (parce que la colere du peuple s' estoit matee petit à petit) demoura par devers les Papes tout l' Estat de Rome & des environs sans aucune contradiction: Et en effect voila les procedures par lesquelles ils s' impatronizerent par le menu de ceste grande ville.