jeudi 22 juin 2023

3. 34. Des Oblats appellez Religieux Laiz.

Des Oblats appellez Religieux Laiz.

CHAPITRE XXXIV. 

Puis que la place de l' Oblat en un Monastere, & les Dixmes infeodees furent anciennement destinees pour ceux qui faisoient profession de la guerre, je ne ferois peut être chose mal à propos, si je les acouplois ensemblément par un Chapitre: toutesfois pour donner temps & loisir au Lecteur de se recueillir, je leur donneray discours & Chapitres divers. Jamais ne fut que les Princes & Republiques n' ayent pris soin de ceux, qui avoient esté rendus impotens par leurs guerres, en faisant service au public. Plutarque dit que Pisistrat ayant usurpé la tyrannie en la ville d' Athenes, ordonna que celuy, qui en la guerre avoit esté mutilé de ses membres, fut tout le demourant de sa vie nourry aux despens de la Chose publique. Ce qui avoit esté autrefois ja encommencé en la personne de Tersippé à la suasion de Solon. Aussi dit Aristote au second de ses Politiques passant plus outre, que tant aux Atheniens, que Milesiens, les enfans mesmes de ceux qui estoient morts pour la Republique, estoient alimentez du public. Et Alexandre le Grand se voyant à la conqueste de Persepoly, apres avoir reduit sous son obeïssance plusieurs pays, se presenterent à luy quatre mil soldats Gregeois, aux aucuns desquels, les ennemis avoient coupé le nez, aux autres les aureilles, aux autres les pieds, le supplians d' avoir pitié d' eux, & de les vouloir dispenser de ce long voyage: Et comme ce Roy estoit & liberal & debonnaire, il fit donner à chacun monture, & bonne quantité de deniers pour retourner en leur païs. Mais eux (dit Quinte Curse) cognoissans qu' il n' y avoit païs tant propre & convenable aux miserables personnes, que la solitude, ores qu' il y en eust quelques uns qui fussent poussez d' un desir de revoir le lieu de leur naissance, si est-ce que la plus grande & meilleure partie fut d' advis de demander à Alexandre lieu propice, auquel esloignez de la veuë de toute la Grece, ils pourroient cacher la deformité de leurs corps. Ce qu' Alexandre leur accorda, & qui plus est leur assigna biens & heritages pour leur nourriture & aliments. Autant en fit nostre bon sainct Louys, pour les trois cens Chevaliers Chrestiens, ausquels les infideles avoient creué les yeux. Ceste mesme consideration a fait entre nous, que s' il se trouve quelque pauvre soldat qui soit demouré estropié de l' un de ses membres au service de la Republique en la guerre, nos Roys ont pleine puissance de leur assigner une place de Religieux, pour leur viure & sustentation en certaines Abbayes, comme n' y ayans lieux plus propres, où se puisse couvrir leur calamité. Tel Religieux est par nous appellé Oblat (N. E: ablatio), ou Religieux Lay, auquel ordinairement les Abbez, ou Prieurs, ordonnent pension à l' arbitrage des Parlemens, plus, ou moins, selon la necessité du temps & saisons. Et sont nos Rois de tout temps en plaine possession de ce faire. Chose à mon jugement qui vient d' une tres-longue ancienneté. Car il ne faut faire nulle doute que du temps de la premiere institution des Abbez & Moines, c' estoient personnes seculieres, qui ne tenoient nul degré en l' Eglise, encore que toute leur profession fut de prier Dieu en leurs cellules. Ce que l' on peut amplement apprendre de plusieurs passages de S. Hierosme, & par especial au livre premier contre Jovinian, où parlant des dignitez Ecclesiastiques, il dit que l' Evesque, le Prestre, ou Diacre sont mots de charge, plus que d' honneur, ne mettant en nul rang les Abbez. Ce qu' aussi nous apprenons de plusieurs Concils, & non seulement nul Moine n' estoit Prestre, mais il estoit defendu aux Prestres de se faire Moines, comme nous apprenons de S. Gregoire au troisiesme livre de ses Epistres en l' unziesme Epistre. Et mesmes lors que l' on appella à l' ordre de Prestrise les Religieux, c' estoit pour une necessité urgente, par faute d' autres personnes suffisantes, comme l' on voit en autre passage de S. Gregoire. Et ce encores avec une grande circonspection, & dispense des superieurs, & Evesques. Et depuis ils eurent permission expresse d' être Prestres par les Concils, & par succession de temps, cela s' est tourné en necessité, estant leur profession monastique unie avec la Prestrise. Or fut ceste premiere institution cause à mon jugement que nos Roys, tant sous la premiere que seconde lignee, ne porterent jamais tel respect aux Abbayes, comme aux Eveschez. Et combien qu' és Eveschez ils estimassent qu' il fallut proceder par Election, & que quelques Concils ordonnassent le semblable pour les Abbayes, toutesfois ils ne garderent ceste Loy si estroitement pour les Abbez. Car mesmes ils les mettoient quelquefois au rang des Vassaux, lors qu' ils decernoient leurs mandements à uns & autres. A ce propos Aymoïn au livre cinquiesme dit que Charlemagne ordinavit per totam Aquitaniam Comites, Abbatesque, necnon alios plurimos, quos vassos vocant, ex gente Francorum, eisque commisit curam regni, prout utile iudicarent. Qui est à dire, qu' il establit par toute l' Aquitaine des Comtes & Abbez, & plusieurs autres que l' on appelle Vassaux, & donna ces charges à des François, pour avoir soing du Royaume, ainsi qu' ils trouveroient bon de faire. Chose qui occasionna nos Roys sous la seconde lignee de tourner ces Abbez en abus, conferans les Abbayes à Capitaines & guerriers. Mais tout ainsi que cela fut trouvé de mauvais, & pernicieux exemple, par les anciens preud'hommes, au contraire jamais vous ne trouverez en l' ancienneté que l' on se soit scandalisé que nos Roys de leur puissance absoluë conferassent les Abbayes, moyennant que ce fut à personnes dignes & recommandables, tant en suffisance, que bonnes mœurs, comme nous recueillons par expres de la seconde partie du Concil tenu à Aix, l' an 833. sous le Debonnaire, où parlant de la fonction & puissance ordinaire des Roys de France, Similiter poscimus (porte le huictiesme article) ut in Abbatissis constituendis, & Rectoribus Monasteriorum, vestrum principaliter caveatis periculum. Semblablement nous vous supplions (dirent les Evesques au Roy) que preniez garde à vostre ame lors que vous constituerez des Abbesses, & des Recteurs, & Gouverneurs de Monasteres. Au Concil tenu dans Paris de ce mesme temps, il avoit esté arresté que quiconque seroit pourveu par les Roys seuls aux Archeveschez & Eveschez, fut declaré inhabile de les tenir: d' autant qu' il y failloit parvenir par Eslection du Clergé, assistee du consentement du Prince: mais icy pour les Abbayes on dicte toute autre leçon. 

Tellement que cela s' estant tourné en un long usage, & d' un long usage en Loy, fut cause que nos Roys se dispenserent plus librement à l' endroict des Abbayes, que des Eveschez. Et tout ainsi que sous la lignee de Martel ils confererent les Abbayes à des Capitaines, quand il leur pleut, aussi estiment quelques-uns que deslors ils se donnerent permission d' y mettre des soldats, au lieu des Religieux, quand il leur vint en fantasie. Et ne s' eslongne pas grandement de ceste opinion, Claude Sceissel en la vie du Roy Louys douziesme, quand il dit, qu' estant au païs de Languedoc en une Abbaye dont je ne me ramentoy du nom, il entendit que les Religieux de ce lieu tenoient de main en main pour Histoire tres-veritable, que Charlemagne fit tuer l' un de leurs Abbez, pour avoir refusé de recevoir dans son Abbaye un soldat, qu' il luy avoit envoyé. Chose qui peut être vraye, toutesfois je croy que ceste invention d' Oblats est principalement deuë à la troisiesme lignee de nos Roys. Et voicy comment. La Couronne de France estant devoluë en la famille de Capet, & les polices tant Ecclesiastiques que temporelles s' acheminans à meilleur train, les nouveaux ordres de Religion, qui lors furent entez par la France sur celuy de S. Benoist, avecq' charges & conditions expresses, que les Abbez seroient esleuz par les Religieux, furent cause qu' il n' y eust plus de distinction, & que de là en avant l' on proceda par Eslection, tant aux anciens Monasteres, que nouveaux. De là sourdirent deux nouvelles polices. Car les Eslections estans surrogees au lieu des Collations, nos Roys voulurent que tout ainsi qu' il n' estoit procedé aux Eslections d' un Evesque sans avoir premierement leur permission: aussi le semblable s' observast aux Eslections des Abbez, comme nous apprenons du testament de Philippes Auguste. Au surplus quittans ce grand tiltre qu' ils avoient de conferer les Abbayes, ils voulurent tourner leur privilege en une aumosne pitoyable, ne se donnans pas permission d' y mettre tel Religieux Lay que bon leur sembleroit, & sans cause: mais cognoissans que le bien des Monasteres n' estoit pas seulement dedié aux Moines, & Abbez, ains que les reparations, & les pauvres y avoient aussi leur part, ils voulurent que si aucun pour leur avoir fait service és guerres, se trouvoit perclus de l' un de ses membres, ils le pourroient recompenser d' une place de Religieux Lay. Quoy faisant c' estoit accommoder & l' Eglise, & le public ensemblément. L' Eglise, en l' excitant à une chose, qu' elle mesme sans aucune semonce du Roy devoit faire. Le public, en le deschargeant de l' obligation qu' il avoit envers ce pauvre soldat estropié, & donnant par mesme moyen courage aux siens de bien faire. Aians seulement retenu nos Roys cest eschantillon, pour être un memorial à toute la posterité de la preéminence qu' ils avoient eu autresfois sur les Monasteres. Et de fait si vous y prenez garde, ils reserverent seulement ce droict d' Oblat sur les Monasteres Electifs, & non sur les autres. Comme si l' on eut voulu dire que puis que la collation, qui appartenoit à nos Rois en ce Monastere, s' estoit tournee en Election: le moindre honneur que l' on pouvoit en ceci faire à nos Rois, estoit qu' ils peussent aumosner une place de Religieux à un pauvre soldat impotent, pour le salarier de ses pertes. Et pour ceste mesme consideration les Abbayes des Religieuses estans aussi originairement en la collation de nos Roys, ils eurent pareillement ce privilege anciennement, de pouvoir colloquer une pauvre Damoiselle en chaque Religion des Nonnains. On trouve un Arrest donné à la Purification nostre Dame 1274. dont la substance estoit telle: 

Cùm dominus Rex utendo suo iure proprio in principio sui regiminis post suam coronationem, in Abbatia sui regni de gardia sua, possit ponere, videlicet in monasterijs monachorum, unum monachum, in monasterijs monialium, unam monialem, ac moniales de Cussiaco in monasterio suo, Abbatissae regimine destituto, recipere non vellent quandam domicellam, quam dominus recipi miserat, dicentes quòd Abbatissa carebant: Ordinatum fuit quòd dicta domicella poneretur in dicta Abbatia, & de bonis ipsius viveret, sed non vestiretur donec creata esset Abbatissa. Depuis je ne voy pas que l' on ait continué ce privilege pour les femmes, mais bien aux hommes seulement, & encores en cas de necessité signalee telle que dessus. Bien est vray aussi que nous passons en cecy plus outre, par les Arrests de la Cour de Parlement, qui a sceu balancer l' un par l' autre: d' autant que le Roy peut mettre un Oblat non seulement és Monasteres de sa garde, & qui sont de fondation Royale, mais aussi en ceux qui sont de fondation Ducale, & Comtale, moyennant qu' ils soient electifs, comme dit a esté, & qu' ils valent de revenu mil, ou douze cens liures pour le moins. Au demourant je ne veux pas oublier que ce seroit grandement s' oublier, qui voudroit maintenant pourvoir les Capitaines & Seigneurs d' Abbaïes, sur ce que j' ay dit, que sur le premier establissement d' icelles, c' estoient gens Laiz, & non Ecclesiastics qui s' y habituoient. D' autant que depuis la necessité du temps a aporté en cecy toute autre discipline que celle-là. Parce que non seulement nous appellons les Abbez & Religieux à l' ordre de Prestrise: mais qui plus est, ils semblent par l' usage commun avoir partagé avecq' les Curez, le devoir commun de l' Eglise, estant demouree aux Curez l' administration des saincts Sacremens, & aux Religieux celle de la parole de Dieu. Et toutes & quantesfois que vous verrez les Rois permettre aux Capitaines, & gens de guerre de iouïr par personnes interposees des biens de l' Eglise, croyez que c' est un Prognostic tres-certain d' une mutation tres-grande de l' Estat, tout ainsi que nous veimes autresfois en ceste France sous la seconde lignee de nos Roys.