jeudi 6 juillet 2023

6. 10. Qu' il est tres-dangereux au suject quel qu' il soit de se faire craindre par son Roy,

Qu' il est tres-dangereux au suject quel qu' il soit de se faire craindre par son Roy, exemple memorable en la personne du Connestable de Sainct Pol.

CHAPITRE X.

Jamais seigneur non souverain ne fut eslevé en si haut degré de fortune que cestuy-cy, & jamais seigneur ne se trouva si mal user de sa bonne fortune que luy. Il estoit extrait de cette grande illustre maison de Luxembourg, qui avoit produit quatre ou cinq Empereurs de suitte, beau-frere du Roy Louys unziesme, seigneur d' une infinité de grandes terres, Connestable de France, appoincté du Roy de quarante cinq mille florins par an, qui estoit beaucoup en ce temps-là, avoit quatre cens hommes d' armes entretenus & soudoyez, dont luy seul estoit le Commissaire & Controlleur, chose dont le Roy temporisant a ses importunes grandeurs ne l' osoit desdire. Possedoit les villes de Bohaims & Hams, & encores celle de sainct Quentin absolument, qui luy servoit de leurre, pour repaistre les esperances d' uns & autres Princes. Levoit un escu pour pippe de vin passant dedans ses villes, pour estre transportee aux païs bas, & soustenu du vent de tant de faveurs, nageant entre deux eaux, commandoit, ou pour mieux dire gourmandoit un Roy de France, & un grand Duc de Bourgongne, les nourrissant par sourdes brigues en perpetuelles divisions, & par ce moyen estoit par eux contrainct & debouté. Opinion vrayement fole. Car l' homme sage ne doit rien tant craindre que d' estre craint de son Roy. Celuy qui en use autrement se trouve en fin de jeu mauvais marchand, comme il advint à ce grand seigneur dont je parle. D' autant que les deux Princes, apres plusieurs connivences se voyans ainsi par luy malmenez commencerent de conspirer à sa ruine, pendant la negotiation d' une trefue dedans la ville de Boüynes. Et en fut le premier promoteur sous main le Roy Louys envers les favoris du Duc de Bourgongne, & specialement envers le seigneur d' Imbercourt qui avoit receu mal à propos un desmentir de luy en la ville de Roye. Et de cela on peut recueillir quelle estoit la grandeur de ce Connestable, veu qu' à face ouverte le Roy son maistre ne luy  osoit faire teste. En tels traictez quelque silence que l' on y desire, les parois ont yeux, langues, & aureilles. Il eut quelque vent de cette pratique, & aussi tost en fit sa plainte à l' un & à l' autre Prince. Qui appresta suject d' une nouvelle defiance entr'eux, pour sçavoir celuy qui avoit descouvert ce secret, tant ils craignoient de luy desplaire. La partie est tenuë en surseance: & comme le Roy estoit plein de moyens artificieux, pour se developper d' un mauvais affaire, aussi voulut-il bien faire paroir au Connestable, bien qu' il fust son suject, qu' il n' avoit jamais rien brassé au desavantage de luy. Et pour s' en esclaircir il fut question de les aboucher ensemble. L' orgueil du Connestable fut tel qu' il voulut entrer en mesme paction avec son Roy, comme autresfois avoit fait Jean Duc de Bourgongne, avec Charles septiesme, lors Dauphin, sur le pont de Montereau Fault-Yonne. Le jour est arresté entre Noyon & la Fere, sur la chaussee d' une petite riviere, où fut mise une forte barriere. Là arrive le Connestable le premier, armé d' une cuirace sous un habillement volant, accompagné de trois cens gensdarmes. Le Roy n' y arrive si tost, & faisant cens fois plus qu' il ne devoit, avant que d' y arriver, luy envoye des ambassadeurs pour s' excuser s' il tardoit tant. Et quelque temps apres il y vient, suivy du Comte de Daupmartin grand Maistre de France, & de six cens Gentils-hommes d' eslite. Là fut le pour-parler entr'eux, en presence de cinq ou six seigneurs, tout le demeurant faisant alte. Pour conclusion il fut arresté que tous umbrages seroient ensevelis: & de ce pas le Connestable franchit la barriere, & passant du costé du Roy vint loger ce mesme jour avec luy en la ville de Noyon, & le lendemain reprit ses brisees vers sainct Quentin, son repaire & giste ordinaire. Je vous prie vouloir balancer en passant auquel des deux y eut plus de faute, ou à l' orgueil du suject envers son Roy, ou en l' humilité du Roy envers son sujet. Toutes & quantesfois que nous voyons nostre Prince s' humilier plus que l' ordinaire envers nous, en une asseurance de tout, nous devons tout craindre. Jusques icy vous avez entendu les grandeurs de ce Connestable, entendez maintenant son raval. Le Roy revenu à son second penser commença de se hontoyer, estimant avoir fait un pas de Clerc de s' estre de cette façon demis à l' endroit de son Connestable. Qui luy accreut un maltalent beaucoup plus grand qu' auparavant. L' aposthume se meurissoit de plus en plus aux cœurs des deux Princes, à laquelle il falloit avec le temps donner air. Trefue de neuf ans est concluë entr'eux à Veruins, par laquelle il fut arresté de la liuraison du Connestable és mains du Roy par le Duc. Et suivant cet arrest il fut quelques jours apres liuré à l' Admiral de France bastard de la Maison de Bourbon, qui le conduisit jusques à la Bastille de Paris, sur la fin du mois de Novembre 1575.

J' en reciteray tout au long l' histoire, comme celle de laquelle tous grands Seigneurs, s' ils sont sages, peuvent bien faire leur profit. Là il fut receu par les Seigneurs Doriole Chancelier, & Boulanger l' un des Presidens, & quelques autres sieurs du Parlement. Mesme par le sire Denis Hesselin (ainsi le nomme l' ancienne histoire) maistre d' hostel du Roy, Esleu de Paris, & Prevost des Marchands de la ville, qui estoient lors toutes qualitez de grande marque. Baillé en garde à Philippes l' Huillier, & au Seigneur de sainct Pierre. Son procez ne fut pas de longue duree, d' autant que par arrest du 19. Decembre apres avoir narré tous les points dont il estoit accusé & convaincu, il fut dit. Que la Cour le deposoit de l' Office de Connestable, & tous offices Royaux, & le declaroit crimineux de crime de leze Majesté. Le condamnoit à avoir la teste tranchee sur un escharfaut en la place de Greve, & tous ses biens confisquez envers le Roy: & pour l' honneur de son dernier mariage, la Cour de grace ordonnoit que le corps seroit ensevely en terre saincte. Ce sont les propres mots & suite du dispositif de l' arrest que j' ay voulu de propos deliberé inserer tout au long. Par ce qu' aujourd'huy le formulaire des arrests, en tels cas, est de declarer premierement le seigneur qui est prevenu, attaint & convaincu du crime de leze Majesté, & en consequence de cela le degrader des honneurs & dignitez dont il avoit esté auparavant pourveu par le Roy, & en cestuy on le dépose premierement, & puis on le declare crimineux de leze majesté: Comme n' ayans voulu que cette grande dignité de Connestable eust esté infectee du crime de leze majesté. 

Le mesme jour que l' arrest fut donné ce Connestable est amené au Palais par les sieurs de S. Pierre, & de Toute-ville Prevost de Paris eux deux montez sur chevaux, luy au milieu. Arrivez qu' ils y furent, il monte les grands degrez, receu par les Seigneurs de Gaucourt & Hesselin, qui le conduisirent au lieu où le Chancelier l' attendoit, lequel l' ayant par une honneste preface admonnesté de vouloir estre constant, comme un Seigneur tel qu' il estoit, le somma de luy rendre l' Ordre de S. Michel, qu' il avoit du Roy: A quoy il satisfit promptement. Puis luy demanda son espee, principale remarque de sa dignité de Connestable. Mais il respondit qu' elle luy avoit esté ostee deslors de son emprisonnement. A cette parole le Chancelier le quitta, & aussi tost arriva maistre Jean de Popincourt President qui luy fit lire son arrest. Je vous laisse plusieurs particularitez qui se passerent entr'eux, pour vous dire que soudain apres il fut mis és mains de quatre Docteurs en Theologie, frere Jean Sourdun Cordelier, un Augustin, le Penitentier, & Maistre Jean Hue Curé de S. André des Arts. Il vouloit avant que de mourir recevoir le corps de nostre Seigneur, mais la Cour ne le voulut permettre, & au lieu de ce fut celebree une Messe, & baillé du pain beny & de l' eauë beniste. Ce fait il fut consolé par les quatre Peres, jusques à ce que sur les deux heures apres midy il descendit du Palais, & remonta sur son cheval pour aller à l' hostel de ville, devant lequel estoient dressez les escharfaux pour son execution. Estant conduit au bureau, apres avoir donné lieu à la nature, & à ses regrets, il fit son testament sous le bon plaisir du Roy, qu' il pria estre escrit sous luy par le Seigneur Hesselin. Sur les trois heures il entre sur l' escharfaut, où il se mit à genoux, jetta les yeux sur l' Eglise de nostre Dame, fit devotement son oraison, baisa plusieurs fois la Croix qui luy estoit presentee par le Cordelier: jusques là il avoit eu les mains franches, mais soudain qu' il se fut levé, l' executeur de la haute justice les luy lia avec une petite corde. Je trouve qu' à cette mort estoient presens, en la place, le Chancelier, les sieurs de Gaucourt, de Toute-ville, S. Pierre, Hesselin, le Greffier de la Cour, & quelques autres Officiers, en la presence desquels il demanda pardon au Roy. Puis s' agenoüilla sur un petit carreau de laine aux armes de la ville, qu' il remua de l' un de ses pieds pour le mettre à son apoint. Et lors luy furent les yeux bandez, & aussi tost la teste levee. Il avoit par son testament ordonné d' estre inhumé aux Cordeliers, où Hesselin donna ordre de faire sur le champ porter la teste & le corps conduit de quarante torches, & assista à l' enterrement, & le lendemain aux Obseques qu' il fit celebrer avec tout l' honneur commun que l' on pouvoit desirer. Et par ce que ce Seigneur Hesselin fut des premiers entremetteurs de cette grande histoire, je diray de luy pour closture de ce chapitre, qu' il a esté bisayeul de Maistre Louys Hesselin Conseiller du Roy & Maistre en sa Chambre des Comptes de Paris, personnage de singuliere recommandation, & dont je fay grand Estat. Voila l' histoire tragique de ce grand Seigneur que je vous ay representee pour servir de leçon, & au suject, & au Prince souverain. A celuy-là pour luy enseigner que quelque grandeur qui soit en luy il n' y a rien qu' il doive tant craindre que de se faire redouter & craindre par son Roy: & au Prince souverain que sur tout, ores qu' il le puisse d' une authorité absoluë, toutesfois il se doit bien donner garde de faire mourir un sien subject sans cognoissance de cause, & comme l' on dit, d' une mort d' Estat. Qui ne produit ordinairement que mescontentement general du peuple, & le mescontentement, troubles, & guerres civilles, closture ordinaire de l' Estat. L' abouchement du Duc Jean de Bourgongne, avec Charles Dauphin sur le pont de Montereau Fault-Yonne, & le coup de Tanneguy du Chastel, quand sur le champ par une querelle d' Allemant il tua le Duc, devoient selon quelques sage mondains, servir de leçon au Roy Louys II. pour se deffaire promptement, par personne interposee de son Connestable lors que sans respect de sa majesté, il se voulut par conference, aucunement apparier à luy. Il se donna bien garde de le faire, ains s' en reserva la vengeance par la justice de son Parlement. Aussi produisirent ces deux morts deux divers effets. Car de la fosse du Duc Jean sourdit un seminaire de guerres, qui fut la desolation de nostre Royaume: & de celle du Connestable, un repos aux ames des deux Princes, & ensevelissement de tous les maux qui prenoient leurs vies par sa vie.