jeudi 6 juillet 2023

6. 6. De deux traits de liberalitez remarquables.

De deux traits de liberalitez remarquables.

CHAPITRE VI.

Il n' est pas dit que tousjours il faille estre agité des flots de la mer, quand on a esté traversé d' une tempeste. A l' issuë des Troubles par moy cy-dessus discourus (vray miroüer des malheurs qui de nostre temps ont vogué par la France) il ne sera hors de propos de nous rafraischir maintenant, ainsi qu' à un port, en ces deux exemples que je me suis proposez par ce present Chapitre. On dit qu' il n' y a plus beau moyen pour representer la grandeur de Dieu qu' exerçant une liberalité envers les pauvres. De cette vertu Henry frere aisné de celuy Thibaut, qui depuis fut gendre de Sainct Louys, s' aida si bravement, que pour sa grande largesse il fut surnommé par le commun peuple, le Large. De luy se fait un conte sur ce sujet fort memorable. Il y avoit un Bourgeois riche & opulent sur tous les autres dans la ville de Troyes, nommé Artaut, qui par les bien-faits de son Maistre avoit fait bastir un Chasteau de singuliere beauté, qui fut appellé Nogent, & du nom de son Maistre vulgairement Nogent l' Artaut. Advint qu' un jour de Pentecoste, le Comte allant ouyr la Messe à sainct Estienne de Troyes, se presenta devant luy à genoux un pauvre Gentil-homme qui luy requit au nom de Dieu l' aumosne pour marier deux siennes filles, lesquelles il luy presenta, surquoy Artaut qui estoit derriere son Maistre, sans attendre aucune responce du Comte, s' ingera de respondre au Gentil-homme, qu' il avoit tort de demander argent au Comte, qui pour ses liberalitez excessives estoit tant à l' estroit d' argent, qu' il ne luy estoit presque demeuré aucuns deniers dans ses coffres: Toutesfois le Comte courroucé d' une responce faite ce luy sembloit si mal à propos, par laquelle ce mignon esperoit retrancher sa liberalité, se tourna devers luy: Maistre vilain (luy dit-il) vous mentez faussement de dire que je n' ay plus que donner, si ay dea, car j' ay encores vous mesmes à donner. C' est pourquoy je vous donne presentement à ce pauvre Gentil-homme que je voy prosterné devant mes pieds. Et à l' instant mesme se saisit de luy, disant: Gentil-homme mon amy tenez, je le vous donne, & le vous garentiray. A laquelle parole le Gentil-homme se leve, & apres avoir faict une honorable reverence, & remercié tres-humblement le Comte prit Artaut, lequel fut contraint de payer sa rançon pour marier les deux Damoiselles. Il est bien seant à ceux qui ont l' oreille d' un Prince de mesnager le bien de luy: mais non aux despens de sa reputation: & neantmoins encore aymerois-je mieux le conseil d' Artaut, que d' un tas de sangsuës qui n' apprennent à un Roy que la prodigalité: car pendant que par cet excez ils espuisent toute son Espargne, il faut qu' il ait recours de ses fautes sur son pauvre peuple, & est certain que l' augmentation des tailles est la diminution de la bonne volonté des sujets envers leur souverain Seigneur.

Or à la suitte de l' exemple du Comte Henry, il me plaist d' en enfiler une autre de Messire Georges d' Amboise Cardinal, l' un des principaux Conseillers du bon Roy Louys douziesme. Ce preud'homme joüissoit du lieu de Gaillon, dependant de son Archevesché de Roüen, qu' il augmentoit, & accommodoit de tout son possible comme maison de plaisance, relasche de ses plus serieuses occupations. Il y avoit un Gentil-homme sien voisin grandement affairé, lequel pour se mettre au large, parla à l' un des domestiques du Cardinal, à ce qu' il voulust moyenner envers son Maistre qu' il acheptast une sienne terre qui estoit grandement à la bien-seance de Gaillon. Or comme la nature de tous Courtisans est prompte en telles negotiations, cestuy en advertit soudain son Maistre, l' advisant qu' il pourroit avoir à bon conte cette terre, dont il luy portoit parole: A quoy le Cardinal d' une face gaye, & riante, luy respondit qu' il ne demandoit pas mieux que de communiquer cette affaire avec le Gentil-homme vendeur, & que partant on le conviast à disner: Commandement qui fut incontinent mis en œuvre par le Courtisan: & de fait quelques jours apres le Gentil-homme ayant pris sa refection avec ce bon Seigneur, les tables levees, & un chacun retiré pour les laisser deviser à leur aise, sur ce qu' ils avoient à faire, le Cardinal commença de luy tenir propos de cette terre, l' admonnestant, comme voisin & amy de ne se vouloir defaire de ce lieu qui estoit de son ancien estoc, l' autre au contraire insistant, alleguoit pour ses raisons, qu' il esperoit rapporter de cette vente trois profits, l' un en gaignant par ce moyen sa bonne grace, l' autre parce que d' une partie de l' argent il marieroit une sienne fille, & la derniere qu' il employeroit le reste de ses deniers en rentes courantes, qui luy profiteroient tout autant comme le revenu de sa terre entiere, & pource Monseigneur (adjoustoit-il) qu' elle vous est trop plus seante qu' à nul autre, je me suis adressé à vous, pour vous en faire tel marché que souhaiterez. Voire-mais mon voisin (respondit le Cardinal) si vous aviez argent d' emprunt pour loger vostre fille en bon lieu, n' auriez vous pas beaucoup plus cher que la terre vous demeurast? A quoy luy ayant le Gentil-homme fait responce que ce luy seroit une autre difficulté de rendre à jour nommé l' argent qu' il avroit emprunté. Mais si on vous attermoyoit à tel temps (poursuivit le Seigneur) que sans vous mal-aiser peussiex acquitter vostre debte, que diriez vous? Ha Monseigneur (repliqua l' autre) vous dictes bien, mais où sont maintenant ces presteurs? Et ainsi estans tombez en une taisible altercation de la vente & du prest, en fin ce bon Legat s' escria: Et vrayement ce seray-je, & non autre qui vous feray ce party. Ce qu' il fit: car il luy presta argent convenable, avecques terme si long, que comblant, comme l' on dit, de la terre ce fossé, ce Gentil-homme maria sa fille à son desir, sans se despoüiller de sa place: & comme sont toutes gens de Cour soucieux d' advantager leurs Maistres par un droict de bien-seance au prejudice des autres, sortans de ce conseil estroit, survint celuy qui estoit l' entremetteur, lequel en particulier demande à son Maistre s' il avoit convenu de prix: Ouy, luy respondit ce preud' homme, & y pense avoir trop plus gaigné que vous n' estimez: Car au lieu de la Seigneurie dont vous m' aviez parlé, j' ay faict acquisition d' un amy, aimant trop mieux un bon voisin, que toutes les terres du monde. Qui rendit mon pauvre Courtisan si confus, que de là en avant ne luy souvint de s' esmoyer de telles voyes, pour penser gratifier à ce bon Seigneur. O exemple digne d' un Aristides, ou Caton, lequel à la mienne volonté tous Seigneurs eussent enchassé dans leurs testes: & toutes-fois en mourant il regrettoit avec pleurs & larmes le temps qu' il avoit employé plus à la suite de la Cour d' un Roy, que d' endoctriner ses brebis.