mardi 1 août 2023

8. 4. Vous, Tu.

Dont vient qu' en nostre langue Françoise parlans à gens de plus grande qualité que nous, on use du mot de Vous pour Tu, & au menu peuple du mot de Tu pour Vous.

CHAPITRE IV.

Quintilian au second Livre de ses Institutions Oratoires fait cette question: Illud eruditis quaeritur, an in singulis quoque verbis poßit fieri solecismus, ut si unum quis ad se vocans, dicat, Venite. Si cela estoit lors une faute en la Grammaire des Romains, & que nous rapportassions la nostre à leur pied, nous baillerions de beaux soufflets à un Priscian François. Car nostre commun usage est, parlant à un seul homme d' user de ce mot de Vous, specialement quand il est de quelque qualité: Encore y a-il une autre particularité qui n' est pas à negliger. Car combien que le Romain se fust bien donné garde parlant à un seul homme, de mettre ce mot de Vos pour Tu, autrement il eust esté condamné par tout le peuple comme mal parlant: Toutes-fois un homme parlant de soy seul ordinairement couchoit du nombre plurier sous ce mot de Nos, & non du singulier. Ny pour cela il n' estoit estimé commettre un Solecisme, voire plus estoit-il de basse qualité & estoffe, & plus pensoit-il apporter de soubmission, parlant de soy en un plurier. Et aujourd'huy il n' y a que les grands presque qui usent du plurier pour le singulier, parlans d' eux. Cela se voit en toutes les lettres qui sont decernees par le Roy, tant en sa Chancelerie, que par les passeports donnez par les Gouverneurs des Provinces, & autres actes, où les grands Seigneurs mettent leurs noms, & leurs armes. Et à l' opposite si un du commun peuple en avoit ainsi usé, on l' estimeroit un lourdault, qui voudroit trancher du grand. Voyons doncques comme s' est faict ce changement. Je vous ay dit au Chapitre precedant, que de la corruption de la langue Latine avoit esté faicte nostre langue Françoise. Je dis encore un coup, corruption. Car la verité est que la langue Latine tombant sur sa declinaison, & ceux qui parlans Latin, userent de certains mots, nous les embrassasmes en nostre vulgaire par dessus les autres, & nous succederent les choses si à propos, que ce qui eust esté reputé tres-corrompu du temps de la pureté de la langue, fut estimé entrenous tresbon. Je le vous representeray par exemple. Quand nous voyons dans Sidonius Apollinaris le mot Granditer, fort frequent, pour Valde, dans S. Ambroise, aux trois livres de ses offices, un Estimare pour Existimare, dans sainct Gregoire, un Portitor litterarum, pour Tabellarius, & Pensare pour Putare: Bref tous ces mots avoir esté indifferemment en usage, non seulement à ceux-cy, mais aux autres Autheurs de leur temps, il n' y a celuy qui ne juge que tous ces grands personnages escrivoient selon la barbarie de leurs siecles, toutes-fois nous avons heureusement mis en œuvre ces dictions, quand d' elles nous fismes Grandement, Penser, Estimer, Porteur de lettres, & ainsi usons nous du mot de Parent, pour celuy qui nous attouche de proximité de lignage en ligne collaterale, non directe, contre sa naïfve, & originaire signification, & ce pour autant que sur le declin de la langue on en usa de cette façon. Ce que nous apprenons de sainct Hierosme en sa seconde Apologie contre Ruffin: Illud vero ridiculum (dit-il) quòd post triginta annos ad parentes se reversum esse ait, homo qui nec patrem habet, nec matrem, & quos viventes iuvenis dereliquit, mortuos senex desiderat, nisi forte parentes, militari vulgarique sermone, agnatos, & affines nominat. Vueillez rendre ce passage en nostre vulgaire, vous appresterez à rire au Lecteur: Parce que nous ne recogneusmes jamais le mot de Parens pour pere à fils, & neantmoins en cela gist tout ce que S. Hierosme vouloit improperer à son ennemy Ruffin: Et ainsi que nous en usons aujourd'huy, S. Gregoire qui entre les gens de son siecle escrivoit le mieux, ne doute d' en user fort souvent, mesme au second livre de ses Epistres, 14. 15. & 16. Epistres. Ainsi est il advenu de ce mot de Vos; Car combien que ceste maniere de parler fust incogneuë aux Romains lors de leur pleine liberté, & long temps apres, toutes-fois quand par le progrez de l' Empire la liberté commune alla en empirant, aussi le peuple n' ayant qu' un Empereur, ou ses favoris en butte, avec la servitude des mœurs, il fit aussi un langage de mesme. De là vint que parlant aux plus Grands il addressoit sa parole sous le nom de Vos, non de Tu, comme s' il eust voulu dire que celuy auquel il parloit, mis en balance avec les autres, emportoit pour ses merites l' honneur de plusieurs personnes. Et depuis on tourna en courtoisie ce qui avoit pris son fondement de la tyrannie: tant a de puissance sur nous une coustume, qui petit à petit plante ses racines en nos cœurs. Si je ne m' abuse, le premier dans lequel on trouve ce formulaire de parler est dans Pline Second escrivant à l' Empereur Trajan: Ut primum me domine indulgentia vestra promovit ad praefecturam. Apres luy Jules Capitolin en la vie de Marc Antonin, parlant à l' Empereur Diocletian. Marcus Antonius Deus nunc usque etiam habetur, ut vobis ipsi, sacratissime Imperator Diocletiane, & semper visum est, & videtur: qui eum inter numina vestra, non ut caeteros, sed specialiter veneramini, ac saepe dicitis vos vita, & clementia tales esse cupere, qualis Marcus.

Qu' un homme qui fera profession de la langue Latine lise ce passage, il trouvera assez dequoy se mocquer, ou scandalizer. Rendez le en nostre langue Françoise mot pour mot, il n' y aura rien de plus elegant. Parce que nous avons accoustumé de parler à nos Princes & grands Seigneurs, sous le nom de vous, non de toy: & depuis cette coustume se rendit familiere à ceux qui escrivoient à personnages de respect. S. Cyprian escrivant à Cornelian Pape de Rome, Cognovimus (frater charissime) fidei, ac virtutis vestrae testimonia gloriosa, & confessionis vestrae honorem sic exultanter accepimus, ut in meritis, & laudibus vestris nos quoque participes, & socios computemus. Et en la mesme Epistre: Docuistis granditer Deum timere. Et en une autre au mesme Cornelian sous le nom de 42. Evesques. Le semblable en toutes les lettres de Symmachus, l' un des mieux disans de son temps, escrivant aux Empereurs Theodose & Valentinian, comme aussi fait Sidonius Apollinaris à Eutrope, puis à Theoplaste, & Loup Evesques. Il se trouve un Panegyric recité devant l' Empereur Maximian, par tout le discours duquel vous trouverez le plurier nombre de la seconde personne estre employé pour le singulier. Il n' est pas que les Empereurs mesmes, & Roys n' en usassent de mesme façon, pour honorer les gens de marque, ausquels ils escrivoient. Ainsi le trouverez vous en une Epistre de Justinian à Jean Pape de Rome, inseree dedans son Code. Ce que l' on voit encore plus amplement aux Epistres de Cassiodore, soubs la personne du Roy Theodoric son Maistre, dans lesquelles ce Prince escrivant à l' Empereur de Constantinople, ou à quelque grand Seigneur, & Patrice, toute sa Rhetorique marchoit sous cette parole de Vos, & à un homme de moyen Estat sous celle de Tu: Desquels passages & autres, que je passe icy de propos deliberé, nous pouvons recueillir que du commencement, la tyrannie, puis par succession de temps l' honneur, & reverence que l' on portoit aux plus grands, insinua cette maniere de parler entre les Latins: Tellement qu' il ne faut pas trouver si estrange, comme plusieurs ont voulu faire autres-fois, qu' en nostre jeunesse nos Docteurs en Theologie fissent le semblable en leurs disputes publiques. Ce qu' ils ont toutes-fois depuis desapris, estans retournez aux premieres & anciennes reigles de la Grammaire: Et comme ainsi soit que nostre langue empruntast plusieurs choses de la Latine, aussi nos vieux Gaulois tournans ces fiateries à honneur, laisserent les reigles communes de la Grammaire, pour s' accommoder à celle de la Cour des Empereurs ausquels ils obeïssoient, & userent du mot de Vos pour Tu, ou Toy, envers ceux qui avoient quelque preeminence sur eux, gardans les preceptes de la Grammaire envers les autres qui leur estoient de plus basse condition: Et qui est chose fort notable, encore tutoyons nous ceux-là (telle est la diction Françoise que nous avons forgee de Tu) avec lesquels nous exerçons une bien grande privauté, & encore nous dispensons nous quelques-fois dans nos œuvres Poëtiques, par un privilege particulier de nos plumes, qui ne rougissent point de tutoyer quelques-fois les Rois, Princes & grands Seigneurs. Au demeurant je ne veux oublier de dire, que combien que ce mot de Vous fust anciennement destiné pour ceux qui nous estoient seulement superieurs, si ne laisse-l'on de le pratiquer non seulement à nos egaux, mais aussi quelques-fois à nos inferieurs, selon la facilité de nos naturels.