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jeudi 17 août 2023

POUR PARLER DE LA LOY.

POUR PARLER DE LA LOY.

En ce Dialogue l' Autheur entend detester plusieurs esprits libertins, qui se donnent tous discours en bute, monstrant combien il est chatoüilleux de donner loy & permission à chacun de disputer de la Loy generale, sous laquelle il est appellé: Et en passant, descouvre la calamité d' un malheureux siecle, auquel le bon endure aussi bien que le mauvais, sous un pretexte mal emprunté de la Justice.


PREMIER FORÇAT. LE COMITE.

SECOND FORÇAT.


Seigneur Comite pour Dieu mercy, & ne vueille exercer en mon endroict toutes sortes d' indignitez, mais si en toy a (comme en toute personne vivante) quelque marque d' humanité, de grace que la qualité & estat de ma personne te flechisse. 

COMITE. Et qui est donc ce causeur qui publie ses qualitez?

I. FORÇAT. En premier lieu, Seigneur Comite, entens que je ne suis point né Barbare, mais extraict de cette florissante nation d' Italie, davantage que mon influence choisit pour lieu de ma nativité, cette brave ville de Rome, jadis chef de tout l' Univers, & ores Siege des SS. Peres. En toutes ces deux parties heureux certes & trop heureux, si, contant de ma premiere fortune, & guidé simplement par mes instructions maternelles, je n' eusse voulu penetrer és secrets de la Philosophie. Ainsi te peux tu bien vanter d' avoir icy à ta cadene, non seulement un Italien, mais un Romain, & encore un Romain Philosophe.

COMITE. Vray Dieu quel fantosme est-ce cy! comment se pourroit-il bien faire qu' entre tant de pendarts, j' eusse non seulement icy un Philosophe pendart? Car d' Italiens & Romains, ce ne m' est point nouveauté d' en avoir veu par leurs delicts, arriver à mesme condition que celle où tu és à present, mais oncques autre Philosophe que toy je ne vey estre exposé à la rame. Aussi avois-je tousjours entendu que cette Philosophie, laquelle je cognois seulement de nom, estoit un guidon de tout heur, sans lequel nous ne participions en rien de l' homme, fors de l' exterieur de la face. Tellement que maintesfois avec un regret du passé, je detestois ma fortune, & l' injustice de ceux qui eurent la premiere charge de moy: lesquels, comme jaloux & envieux de mon bien, me destournerent si tost des livres, à peine les ayant goustez.

I. FORÇAT. Je ne sçay pas si les livres t' eussent apporté ce bien que tu estimes: parce que tu ne fusses pas tant arrivé à ce point de Philosophie, dont tu parle par leur lecture, que par un assiduel pour-pensement & rapport en ton esprit de toutes choses, qui d' une suite & liaison se tirent de l' une à l' autre. Au reste je te prie que de cette heure, te faisant par mon malheur mieux advisé, tu n' impropere plus à tes parens l' opinion qu' ils eurent de t' entremettre à negotiation, peut estre de plus grand poids que ces vains & inutiles discours, desquels est seulement venu tout le motif de mon mal.

COMITE. Tu palieras les matieres en telle sorte que tu voudras, si ne me sçavroit-il passer devant les yeux, que de cette Philosophie, ains que plustost de ton forfaict ne soit advenu le malheur qu' il faut maintenant que tu boives.

I. FORÇAT. Seigneur Comite, tous tant de Forçats dont tu as icy le chastiment, ont delinqué chacun en leur endroit, sans aucun discours de raison, semonds seulement à mal faire d' une malignité d' esprit: mais s' il te plaist que je te file de point en point, & raconte par le menu l' occasion de mes Galeres, tu entendras que non point par un lasche cœur (ja ne plaise à celuy qui tient l' escrin de mes pensees que j' encoure jamais telle reproche) mais que par un certain jugement je suis tombé en l' erreur dont il faut que malheureusement à cette heure je souffre la punition.

COMITE. Et bien je suis tres-content, pendant qu' il ne fait temporal, & que nous sommes icy à l' anchre en ce lieu de seurté & repos, te donner audience pour quelque temps: mais premier que de t' avancer, pour quelle desconvenuë fus tu amené en ce lieu?

I. FORÇAT. Pour plusieurs occasions, qui sonnent mal envers vous, comme font meurtres, paillardises, larcins, & autres choses que selon vos loix ordinaires, vous appellez fautes & malversations.

COMITE. En bonne foy tu me payes icy en chansons, & faut bien dire que ta profession soit contrevenante à ta parole. Car qui fut oncques le Philosophe qui fit mestier & marchandise de telles denrees, fors que toy? Et si je suis bien recors, j' ay quelquesfois appris, que les plus sages, desquels tu te vantes emprunter le nom, s' esloignoient autant de femmes, argent, & autres telles piperies, qui esmeuvent nos passions, comme aujourd'huy nous y sommes enclins & subjets.

I. FORÇAT. Tu t' abuses Seigneur Comite, & ne faut point en cecy faire une generalité, d' autant que si on veit quelquesfois un Xenocrate morne & pensif, avoir eu une femme à l' abandon sans luy toucher, je luy mettray en contrecarre, un Aristipe, non moindre que luy en renom, publiant entre ses plus notables rencontres, qu' il ressembloit le Soleil, lequel sans se soüiller, esplanissoit ses rayons dans les esgousts, & escluses: & luy du semblable sans alteration de son bon sens ou esprit, alloit & frequentoit les bordeaux. Semblablement si vous eustes un Diogene folastre, vilipendant les deniers, de son mesme temps en contr' eschange ce grand personnage Platon hantoit les Cours des grands Seigneurs, sous tel espoir de profit qu' il se proposoit en tirer: Et pour te dire en peu de paroles, tous les Philosophes anciens furent hommes, consequemment attrempans, ou pour mieux dire hypocrisans & desguisans leurs passions, selon qu' ils estoient plus discrets: mais qu' ils s' en trouvassent aucuns impassibles, ce sont certes illusions & abus, dont ils s' entretenoient en credit envers le simple populaire, sous l' escorce de leur beau parler. Au demeurant quand tous ceux-là dont tu parles eussent esté tels que tu dis, ne pense point Seigneur Comite, que jamais j' asservisse mon esprit dessous les preceptes d' autruy, ains tant qu' une liberté & franchise a peu voguer dedans moy, tant me suis-je consacré à une Philosophie. Que si par fois, par une taisible rencontre de jugemens & humeurs, je me suis trouvé simbolisant en opinion avecques autres, fais moy de grace ce bien de croire, que non par une vaine authorité de mes ancestres, je me sois mis de leur party à cause de leur primauté, mais seulement pour autant que tel ou tel fut mon advis, aidé de quelques raisons qu' un long discours m' avoit apportees: Et pour ce ne me mets point sur les rangs quels ayent esté mes ancestres. Suffise toy, puis qu' il te plaist en ma faveur desrober une heure à tes plus urgentes affaires, que dés que j' eus cognoissance des choses, je projettay de n' endurer jamais injure, de n' estre jamais souffreteux, & au surplus donner la vogue à mes plaisirs comme j' avois le vent en poupe. De là, si tu le veux sçavoir, est issuë toute la source de mon mal. Et a fin que tu l' entendes tout au long, sçaches seigneur Comite que discourant sur toute cette ronde machine apres un long divorce de toutes choses en mon esprit, je resolu à la parfin un fondement perpetuel, sur lequel depuis je basty toutes mes pensees. Le fondement dont je te parle c' estoit Nature: de cette Nature, disois-je, si nous croyons aux Legistes, sont provignees toutes leurs loix, de cette mesme les Medecins prindrent naissance, lesquels pour cette occasion furent anciennement, ce me semble, en la France appellez par mot Grec Physiciens, de ceste Nature, les arts, de cette Nature, les sciences: Parquoy à cette grande Nature, faut generalement raporter toutes nos œuvres & pensemens. 

Or que me causa tout ce discours? une telle confusion que remaschant tout cecy en mon cerveau, il m' entra en teste, non du premier jour, ains petit à petit, & par quelque traicte de temps, que ce mot de larrecin avoit esté inventé par tyrans, la vengeance ostee par covards, & la copulation charnelle modifiee par personnes de petit effet, & qui mesuroient le commun devoir selon le cours de leurs puissances particulieres. Premierement je voyois que au cours de nostre premiere Nature tout estoit tellement uny, que sans aucune distinction du Mien & Tien un chacun vivoit à sa guise, mettant en communauté tout ce que lors la terre gaye produisoit de son propre instinct: de son propre instinct (dy-je) par ce que depuis ennuyee du tort que nous luy faisons, ayant donné de son creu aux uns & aux autres particuliers ce qui appartenoit au commun, retira dans ses entrailles toute sa force, deliberee de ne nous communiquer ses thresors, si elle n' estoit sollicitee d' an en an, par assidues instances & semonces de nos charrues. Ainsi devisant à par moy: Toutes choses sunt (sont) donc communes, & cestuy-cy disgratié en toutes parties, & seulement une image taillee en homme fera son propre du commun: Et moy pauvret, que nature voulut assortir d' un cœur genereux & hautain, feray hommage à cette Idole reparee, qui n' aura yeux pour considerer mes merites: ny aureilles pour les convertir à mes prieres? Plustost plustost m' envoye le Ciel tout ce desastre que souffrir vie si penible. Et en cette resolution conduisant mes discours à effect, je me mis veritablement à desrober, mais quelles choses? celles que je pensois communes: estimant que puis qu' on semoit sur le fonds auquel j' avois droict par nature, je n' en pouvois devoir au fort que les façons. Et ainsi continuay de là en avant mes larcins, me chatoüillant en cest endroict, & flattant de la commune usance des autres, lesquels je voyois (encores que par mot desguisé) toutesfois sous le nom d' une trafique generale, estre d' un mesme mestier que moy: estant loisible à un chacun de decevoir son compagnon jusques à la moitié de juste prix.

COMITE. Et viença gentil Philosophe, ne te devoit-il souvenir que par cette sotte opinion tu violois non seulement les loix humaines, mais aussi celles de Dieu, qui te commandent n' avoir rien de l' autruy?

I. FORÇAT. Je te diray, j' arrivay en fin sur ce poinct, & apres plusieurs tracassemens & destours, je m' advisay que cette mesme police de communauté se tenoit dans les Religions plus recluses & familieres de l' observance du vieux temps. Au moyen dequoy je concluois qu' il falloit par necessité que celuy seul fust larron, qui troublant l' ordre de nature voulut attribuer à son usage peculier, ce qui estoit commun à tous: Ce ne suis-je doncques point, disois je, qui doive estre appellé larron, ains celuy qui premier mist bornes aux champs, celuy qui encourtina de murs les bourgades, bref, celuy qui plein de doute & soupçon, fortifia de frontieres son pays à l' encontre de son voisin, & tous ceux generalement qui serrez dans mesme cordelle, establissent toutes leurs loix sur cette particularité d' heritages & possessions. Estant donc en cette opinion, & envelopé dans ce labyrinthe de folie, folie puis-je bien nommer, puis que l' evenement me l' apprend, de cette opinion je tournay mon pensement en un autre erreur d' aussi fascheuse digestion, peut-estre que le premier. Fortune qui sur l' entree acheminoit mes entreprises à mon souhait, pour ne manquer d' honneste pretexte, me voulut de larron faire devenir gendarme.

COMITE. Un gendarme donc Philosophe. Et vrayement tu m' en veux conter, comme s' il y avoit en France autres Philosophes que ces grands Regens, qui de tout temps se sont habituez és fameuses Universitez, comme est celle de Paris.

I. FORÇAT. La plus part de ceux dont tu parles sont maistres és Arts, & qui n' apprindrent onc autre chose que de parler congruement, avec quelques petites fleurettes & embellissemens d' histoires Grecques ou Latines, dont ils reparent leurs escrits: mais que jamais ils sonderent profondement les poincts qu' ils jugent infaillibles, je meure si tu en trouves un tout seul.

COMITE. Certainement tu me fais rire, & ne l' eusse jamais creu, mais pour ne t' esloigner de ton propos.

I. FORÇAT. Soudain que je me vey apoincté sous la charge d' un Capitaine (qui à la verité m' avoit en quelque reputation pour me veoir, contre l' ordinaire des siens, par fois sortir à mon honneur de quelque propos de merite) il m' entra en la fantaisie un certain esprit de vengeance, non point vrayement par legereté, comme tu peux apercevoir, en la plus part de ces nouveaux advanturiers, lesquels ne se voyent bransler l' espee à leur costé qu' ils n' accompagnent aussi tost leurs gestes d' un minois de mauvais garçon, avec une infinité de reniemens & blasphemes: mais conduisant toutes mes œuvres par discours, je ruminois que si par instigation de Nature nous devions bien vouloir à ceux qui nous moyennoient quelque bien, tout de la mesme raison devions nous mal vouloir aux autres qui nous pourchassoient nostre mal.

COMITE. Ouy, mais tu sçavois bien que nostre Religion t' enseignoit du tout le contraire: quand il est porté par expres de rendre le bien pour le mal. 

I. FORÇAT. Tu dis vray, mais je destournois ce passage en autre sorte que tu ne fais, le prenant à mon advantage pour article de conseil, & non de commandement. Pour cette cause conduisant ce mien propos jusques à mainmettre, je resolvois de souffrir plustost mille morts, que d' endurer une injure, opinion grandement louee entre nous autres Italiens, & davantage tant approuvee de toute memoire par la Noblesse de France, qu' il semble qu' anciennement celuy qui poursuivoit son injure ne fist tant acte de vengeance, que de deffence. A raison dequoy (si comme estranger je ne m' abuse en l' observation de vostre Langue) entre deffendre & revenger, vous autres Messieurs les François ne mettez point de difference. Tant y a que d' une mesme fonteine (fontaine), bien que les effects fussent divers, je tirois l' amitié d' un pere à un fils, l' honneur que l' on porte à la vieillesse, la compassion des desolez, la recognoissance des biens faicts, & finalement la vengeance, toutes lesquelles notions je reputois estre engravees en nous, par cette grande mere Nature par une taisible obligation: que successivement nous nous procurons l' un l' autre. Voire que si outre l' instinct de Nature on estimoit beaucoup les quatre premieres, pour l' occasion du public, cette derniere ne devoit moins estre estimee, a fin que celuy qui nous offençoit, apprit par son propre exemple à refrener ses injures, & ne faire tort à autruy: qui estoit un des premiers endoctrinemens de Justice. Que veux-tu plus? De larron je me fis brave homme, & soustenant le poinct d' honneur s' il en fut onc, sans toutesfois que pour l' exercice de l' un, je misse l' autre à nonchaloir. 

COMITE. Tu me contes icy merveilles, d' autant que malaisément ces deux qualitez s' accouplent ensemble, comme ainsi soit que l' une procede de la part d' un homme genereux & magnanime, & l' autre d' un cœur lasche & chetif. Car quant au tiers poinct concernant le plaisir des femmes, lequel tu n' as encores deduit, je ne m' en scandalise beaucoup, comme estant un peché commun, & qui nous est dés nostre jeunesse affecté par une certaine & cachee suggestion de Nature.

I. FORÇAT. La verité est telle que tu dis. Aussi faisant le foye ses distributions naturelles en nous, il envoye aux vaissaux spermatiques le sang plus espuré, comme à chaque autre de nos membres ce qui luy est plus necessaire pour l' entretenement de ce corps.

COMITE. Quand en tout ce que tu deduis il y eust eu quelque apparence, comme toutesfois il n' y a, pour une infinité de raisons que l' usage & sens commun nous a apprises, si est-ce qu' encores te falloit-il mettre frein & moyen à tes pensees. De ma part bien que je n' eusse jamais le loisir de passer tant de resveries en mon esprit, si est-ce que selon mon gros sens, il me semble que tu estois beste, & que si tu eusses esté plus sage, tu te fusses contenté de viure selon la loy de ton pays.

I. FORÇAT. Tu me rameines en une grande difficulté. Car qui sçait si j' eusse peu gaigner ce poinct sur moy, estant né pour estre quelque jour exposé en cette misere où tu me vois, & qu' il falloit que pour quelque mien meffait je fusse mis à la chiorme? Quoy que ce soit, pendant que trop ententif je conduis toutes mes actions au cours de cette brusque Philosophie, je suis tombé en l' estat où tu me vois à present. D' une chose te veux-je prier, pour toute conclusion, c' est que si en toy se loge quelque estincelle d' humanité, ainsi que ta face & façons m' en donnent certain prognostic, tu vueilles espargner envers moy la puissance que tu as de meffaire, & me traicter non selon ma presente fortune, ains selon celle de laquelle j' estois plus digne.

II. FORÇAT. Seigneur Comite, entens, je te prie, ce que j' ay à te dire, sans t' arrester si longuement aux paroles de cet Italien.

COMITE. Et qui es tu?

II. FORÇAT. Qui je suis? à peine te le puis-je dire en ces abysmes d' opinions, esquelles nous sommes maintenant plongez, voyant ces Philosophes masquez tels que celuy que tu as icy accosté, revoquer toutes choses en doute, voire celles qui sont plus claires que le jour. Car que te puis-je asseurer si je suis homme ou beste, puis que la plus part de nous tous, dessous un faux visage d' homme, couvrons des opinions bestiales? Toutesfois si tu veux sçavoir mon estre, sçaches que je suis né natif du monde.

COMITE. Tu ne nous dis rien de nouveau.

II. FORÇAT. Trop plus nouveau que cela que t' a dit ce sot Italien, quand sur le commencement de ses propos pour se magnifier envers toy, il s' est vanté estre yssu non seulement de l' Italie, mais aussi de cette grande villasse ou villegaste de Rome. Et quant à moy, encores que ceux qui eurent de moy cognoissance, pendant ma plus heureuse fortune, me publiassent de cette genereuse & brave nation de France, si n' en fey-je jamais aucun compte, ains tousjours reputay en moy cette loüange estre mal acquise, que l' on pensoit tirer d' une vaine opinion de son pays. D' autant qu' oncques nation si barbare ne se trouva qui n' enfantast de bons cerveaux: Vray que les emploites & exercices d' iceux se sont trouvez estre divers, selon la diversité des contrees, chacun accommodant son sens aux mœurs des Regions, & au cours des necessitez qu' il voyoit avoir plus de lieu és pays où ils s' estoit destiné de passager cette vie. 

COMITE. Sur mon Dieu, selon ce que j' en puis juger tu n' es point du tout hors de propos.

II. FORÇAT. Par là doncques tu peux cognoistre en cest Italien, dés l' entree de ses arraisonnemens, je ne sçay quoy de sa nation, c' est à dire d' un homme vanteur, & qui pour quelque heureux succez qui advint quelquesfois à ces vieux Romains, estime au regard de soy, le surplus de toutes nations barbare, non considerant toutesfois que tout ainsi que jadis cette Rome envahist la plus part de toute autre contree, chaque contree depuis a voulu avoir encontre elle sa revange: qui a tellement succedé, que de toute cette Italie ne luy reste que le nom. Bien est vray que pource qu' ils ouïrent dire que leurs ancestres sur toute chose eurent leur liberté en recommandation, tout ce demeurant depuis s' attachant sans plus à ce mot, imagina non pas une liberté telle que pratiquoient les Romains à la conduite de leur police, mais une certaine licence qu' eux tous rongent contre le public. De maniere que la plus part d' eux vivant sous une & autre domination, ne songe à autre chose qu' à quelques libertez mal basties, qui toutesfois luy sont bonnes, mais qu' elles tournent à son profit, quoy que peut estre elles se trouvent contrevenantes aux bonnes mœurs. De là sans chercher autre source, est venu toute l' ignorance de ce folastre Italien; de là est procedee l' imagination qu' il a de la communauté des choses. Imagination toutesfois non conceue pour autre raison, sinon pour autant que Nature dés la naissance de luy, ne fut en son endroit si prodigue de ses richesses, comme à plusieurs, d' autant que si dés son premier estre il eust rencontré la fortune plus favorable, maintenant eust-il presché tout d' autre sorte. Et tout de la mesme façon que ce gentil Philosophe a voulu approuver la communion des richesses, un autre aussi advisé, mais peut estre plus riche que luy, faisant un nez de cire à Nature, prouvera par elle mesme la separation des domaines, telle que la praticquons aujour-d'huy. Parquoy pour te dire en peu de paroles, Comite, ce n' est point Philosophie, ains plustost vraye folie, vouloir par un particulier jugement retifuer contre l' esperon de nos loix: ains me semble qu' en un seul mot tu luy as trop plus que Philosophiquement coupé la broche, quand d' un bon sens naturel sur la fin de ses propos, tu luy as dit que posé que tous ses discours fussent de quelque apparence, si les falloit-il abhorrer, pour autant que comme le bon soldat il ne vivoit point au commandement de son Capitaine. Car pour te dire le vray (outre ce que tous les poincts qu' il a eu grand peine à te faire trouver bons, sont du tout contrevenans à nostre Christianisme) certes des choses qui touchent à la loy, mais qu' elles nous soient donnees à entendre, la dispute nous en doit estre du tout retranchee: autrement si vous en levez les defenses, vous ferez d' une souche autant de branches, comme vous les avrez entees en une diversité de cerveaux, & s' entretiendra un chacun en cette loy selon le cours de ses humeurs, ou de ce qu' il verra luy estre le plus expedient & apoint, pour parvenir à son intention.

COMITE. Tu dis vray, mais viença quand je m' advise. Esclave, pour quel forfaict fus tu doncques confiné en ce lieu? Car je croy par cette foy si asseuree que tu as ton Prince, que qui ne t' y eust amené tu n' y fusses jamais venu de ton bon gré.

II. FORÇAT. En bonne foy, Comite, ce n' a esté mon delict, mais ma bonté qui m' a pourchassé cette peine.

COMITE. Seigneur Dieu voicy des merveilles.

II. FORÇAT. Patience, car s' il te plaist que tout au long je te raconte le temps passé de ma vie, croy m' en Comite, & t' en informes plus amplement si bon te semble, par ceux qui ont de moy cognoissance, oncques jour de ma vie je ne pensay de transgresser ma loy d' un seul poinct, de propos deliberé, ains tousjours me suis evertué de me conformer au cours d' icelle, & en ce faisant ne faire au prejudice d' autruy chose qui me tourneroit à desplaisir, estant attentee contre moy. Premierement tout mon dessein fut de mener une vie calme, bannie de cette grande Cour des Seigneurs, & semblablement des tumultes & chiquaneries des Cohues, non toutesfois qu' en ce projet je ne recogneusse fort bien n' estre point né pour moy seul. Au moyen dequoy je determinay aider aux necessiteux de mon bien, ou de mon conseil, selon l' exigence des cas: qui m' apporta telle faveur & applaudissement envers un simple populaire, que de ceux qui me cognoissent je fus reputé pour un Roy: Roy veritablement estois-je, par ce que sans passion je guidois toutes mes œuvres, & si je voyois quelques uns, comme zelateur du pien public s' aigrir encontre la justice, estimans par leur opinion particuliere qu' elle fust mal administree, ou murmurer contre la licence des grands, comme outrageusement entreprenans sur la liberté du commun, au contraire tousjours je pensois que tout se faisoit pour un bien, voire que les choses allans mal (ce que je ne me pouvois faire acroire) il falloit que d' un grand desordre s' engendrast à la fin finale un ordre, ainsi que de l' ancien Chaos & confusion s' escloyt la concorde universelle de toutes choses. Et au surplus je resolvois que c' estoit combatre son umbre, d' entrer en telles vanitez, desquelles le remede gisoit en la seule main du Seigneur: non de ce seigneur superficiel, qui n' est que comme une monstre de l' autre, mais de celuy qui luy seul tient le gouvernail de ce monde: partant que trop meilleur estoit sans se tourmenter vainement ny des honneurs, ny de l' heur ou malheur de nostre saison, penser qu' il n' y eut jamais homme qui se contentast de son temps. Ainsi vivois-je en ma maison reiglee pour te dire sans vanterie, comme une vraye Republique, distribuant les offices à un chacun de ma famille, & ce que chacun avoit à faire selon la grandeur & portee de son esprit: faisant à tous mes serviteurs faveur selon le poids de leurs merites: Chose trop longue à te deduire: suffise toy Seigneur Comite, qu' estant en cette tranquillité & repos de mon esprit cogneu des hommes vertueux, non toutesfois bien voulu de quelques favoris des Dieux, fortune jalouse de mon heur, ou peut estre me prenant pour un autre, me procura tout le desastre auquel tu vois que je suis.

COMITE. Et vrayement tu avois trop bonne ame pour estre envoyé aux galeres.

II. FORÇAT. Je prosperois & accroissois moyennement mon avoir, sans faire tort à autruy: mon bien pour te le faire court, a esté cause de mon mal.

I. FORÇAT. Et comment estois tu si sot, puis que comme homme de cerveau tu pouvois discerner aisément que l' origine de ton malheur provenoit de tes richesses, que tu ne les abandonnois premier que de tomber en tel accessoire?

II. FORÇAT. Il n' en a pas tenu à moy, & le Castor me donnoit enseignement de ton dire; mais il estoit necessaire, a fin qu' on ne faillist de pretexte, prendre le corps pour avoir confiscation de mes biens.

COMITE. Tu nous conte icy merveilles, comme si ceux qui tiennent la Justice en main se fussent de tant oubliez.

II. FORÇAT. Ceux dont tu parles jugent par l' examen & instruction de tesmoins, à cause dequoy est fort facile leur imposer, sans toutesfois que pourtant il leur faille rien improperer de leur office. Car leur estant la loy prefixe comment ils doivent proceder sur nostre vie ou nostre mort, que peuvent-ils faire de moins, que s' arrester en la preuve qu' ils ont tiree de l' asseurance & confrontation de quelques hommes, de la parole desquels depend le fil de nostre vie, en tel cas? Partant, ce n' est point à mes Juges à qui j' en porte maltalent, ny semblablement à celuy qui par une liberalité de mon Prince possede aujourd'huy tout mon bien, car paraventure par une mesgarde, & sous un faux donner à entendre s' est-il acheminé à la poursuite de ma ruine. Et à qui doncques? peut estre à mon Instigateur? certes nenny: pour autant que j' ay opinion que par permission divine cet homme ait esté suscité pour executer contre moy le jugement de Dieu, lequel à la longue s' il luy plaist sortira meilleur effect.

COMITE. Et je te jure mon Dieu qu' oncques telle patience je ne veis dessous cette cappe du ciel. Mais encore, as-tu point eu de regret apres la perte de tous tes biens, d' estre exposé aux bastonnades & anguillades de ces galeres?

II. FORÇAT. N' en fais doute, d' autant que je n' approuvay & n' esprouvay jamais l' indoleance tant preschee & solemnisee par quelques vieux radoteux & Philosophes de pierre, toutesfois ayant par une longue traicte recueilly en moy mes esprits, joint que c' estoit un faire le faut, duquel je ne me pouvois dispenser, je concluds de porter mon mal non sans grande douleur de mon corps, estant inacoustumé de recevoir telles caresses: mais avec telle patience que le discours des choses humaines me le pouvoit moyenner. Parquoy amassant toute cette masse de l' Univers ensemblement, je commençay à courir sur les Roys, Princes, & grands Seigneurs, puis sur les Magistrats & autre telle maniere de gens, qui tiennent le second rang entre nous, & ainsi de l' un à l' autre entretenant mes discours, je voyois que nous tous tirions unanimement à la rame, non vrayement manuellement, mais que chacun de nous estant ainsi qu' en une grande mer, agitez des flots & vagues, n' estions non plus que des pauvres galiots, jamais en repos, jusques à ce qu' eussions pris terre, receptacle de tous nos maux, quand apres avoir satisfaict au commun cours de nos miseres, en fin de jeu sommes contraincts luy sacrifier la derniere despouille de nous. Car si tu y prens garde de pres tu trouveras que combien que le populaire soit serf & vassal des grands Seigneurs, qu' eux mesmes en cette affluence de biens & faveur de toutes choses, se rendent les uns des autres esclaves, pour se maintenir en grandeur: Parce qu' un chacun plus veut il

estre grand & embrasser l' ambition, plus sent-il de fleaux & molestes dans son ame. Tellement qu' au plus grand contentement de ce monde, encores n' est-il pas content. Or est-ce une chose asseuree qu' oncques aucun de nous ne naquit, moyennant qu' il fust accompagné de quelque petit esprit, qu' il n' aspirast quant & quant à monter aux honneurs, & aux biens, sans trouver assouvissement. Ainsi sommes nous tous miserables: voire ceux qui par commune reputation des idots (idiots) sont icy tenus pour heureux. A bon droit donc Seigneur Comite, dois-je prendre consolation, puis qu' en ma grande adversité j' ay pour compagnie les grands Roys.

COMITE. Consolation peux-tu prendre en ce grand repos d' esprit, & à la mienne volonté cher amy (car ainsi te veux-je nommer) que tels Esclaves que toy gouvernassent nos Republiques, ou pour le moins que les Magistrats qui ne te ressembleroient de cerveau, tinssent le lieu que tu tiens icy. Et au surplus, tant s' en faut que j' esgale la condition de plusieurs tyrans à la felicité de la tienne, qu' au contraire je t' estime sans aucune comparaison plus heureux: attendu que sans aucune forfaicture en une tranquilité d' esprit, tu souffres quelque mal du corps, & eux en un aise du corps endurent une infinité de traverses d' esprit, & remords de conscience, avec une perpetuelle tare & infamie, qui leur demeure & leur demeurera de leurs extorsions tyranniques. Parquoy, te voyant de si bonne paste, je me delibere desormais jurer une eternelle alliance avec toy, à la charge que tu pourras faire estat de moy, comme de ta propre personne. 

II. FORÇAT. Seigneur Comite, j' accepte ta bonne volonté, en attendant qu' avec plus heureuse fortune je te puisse donner à cognoistre combien j' ay ton amitié agreable. Et toutesfois puis qu' en cette mienne adversité tu me veux faire tant de bien de me choisir des tiens, encores ne me puis je abstenir que je ne recommande cest Italien, lequel je te prie avoir en mesme degré que moy, parce qu' il n' en est indigne, & y a quelque cas en luy duquel tu dois faire compte.

COMITE. Je ne t' esconduiray pour ce coup, & ores que je sçache bien que nous autres & luy soyons grandement differens de mœurs & complexions, pour la diversité des pays, que la Nature mesme voulut separer d' un grand entreject de montagnes, pour n' avoir rien que sourdre ou partager les uns avec les autres, si le veux-je bien à ta semonce adjouster à nostre compagnie en tiers-pied, a fin que d' oresnavant par ton moyen & le sien nous puissions tromper la marine, par quelques propos d' eslite, pendant que ces autres forçats, pour toute consolation, s' amuseront de s' entretromper de bayes, & donner la mocque l' un à l' autre.

Fin du Pour-parler de la Loy.

mercredi 16 août 2023

10. 25. Cheute de la seconde famille nos Roys. / Fin du Dixiesme Livre des Recherches.

Cheute de la seconde famille nos Roys.

CHAPITRE XXV.

Je laisse à nos autres Historiographes les conquestes, glorieuses victoires, & superbes arrois de cette seconde famille: car quant à moy j' ay maintenant pris pour mon partage ses ruines: Quoy faisant je ne pense rapporter peu de profit à nos Princes, & grands Seigneurs, quand de bon heur ils se feront sages par la folie d' autruy. Nous sommes les gettons des Roys, qu' ils font valoir plus ou moins, comme il leur plaist, & les Roys sont les gettons de Dieu: Jamais famille ne receut plus de faveur, & benediction du ciel, que celle des Martels en trois Princes consecutifs, Charles Martel, Pepin, & Charlemagne & jamais elle ne fut tant terrassee qu' en trois autres, qui les survesquirent, Louys le Debonnaire, Charles le Chauve, & Louys le Begue. Je nomme entre ces six Charles Martel, ores qu' il ne portast jamais titre de Roy entre les siens, mais ce fut luy qui par sa proüesse & sage conduite, fit voye aux siens à la Royauté. Joint qu' apres son decez, sa statuë fut honoree d' une Couronne Royale, en son tombeau, comme l' on peut voir en l' Eglise, & Abbaïe de S. Denis. Les trois premiers furent torrens de fortune, qui l' augmenterent: les trois derniers precipices qui la ravalerent: car quant aux autres qui leur succederent, ce ne furent que des avortons qui ne firent que contenance de regner sans regner. Et combien qu' en Charlemagne fust l' accomplissement de la grandeur de cette famille; toutesfois je dirois volontiers s' il m' estoit loisible, qu' il jetta les premiers fondemens de la ruine. Vous entendrez les raisons pourquoy.

Le Roy Pepin mourant laissa deux enfans, Charles & Carloman: Ausquels par partage fait entr'eux escheut tout ce qui estoit compris és Gaules dedans l' enceinte du Rhin, monts Pyrenees & Apennin: & à Carloman tout ce qui nous appartenoit au delà du Rhin. Cestuy-cy mourut trois ans apres le decez de son pere, delaissez de la Royne Berthe sa femme, deux enfans. Et adonc Charles, par un droict de bienseance s' empara de tous & chacuns leurs pays. Chose dont la veufve voulant avoir premierement sa raison, se retira avec ses enfans vers Tassilon Duc de Baviere, mais l' ayant trouvé trop foible, pour venir à chef de cette vengeance, elle prit sa route vers Didier Roy des Lombards, qu' elle pensoit avoir juste cause d' indignation contre luy. D' autant qu' ayant espousé en premieres nopces Theodore sa fille, il la luy avoit renvoyee dedans le premier an de leur mariage. Toutesfois le malheur voulut, que Didier ayant esté desconfit à la semonce du Pape Adrian par Charles, & despoüillé de son Royaume, fut avec sa Royauté enseveli le tort que Charles tenoit à ses nepueux. Cette histoire est aucunement touchee par nos Annalistes, & toutesfois mise au rang des pechez oubliez, comme si ce ne fust qu' une peccadille d' avoir mis à nud ses nepueux en la succession de leur pere. Peché neantmoins qui fut rudement vangé sur les siens par un juste jugement de Dieu.

Apres avoir repudié la fille du Roy Didier, il espousa consecutivement trois femmes, dont de la premiere il eut six enfans, Charles, Pepin, Louys, Bertrude, Berthe, & Gillette: de la seconde, Tetrude, & Hildude: & de la troisiesme, nuls. Charles mourut du vivant du pere, sans hoirs procreez de soy, Pepin son second fils Roy d' Italie mourut pareillement le pere vivant, delaissé son fils Bernard pour son successeur: De maniere qu' à Charles (depuis dit Charlemagne, pour la magnanimité de ses faits) ne restoit plus de masle que Louys pour son fils, & Bernard pour arriere-fils. Or est-ce la verité qu' apres le decez de sa quatriesme femme il se ferma en matiere de mariage. Mais comme il est mal aisé de tenir une bonne fortune en bride, aussi ce grand Prince ayant attaint au dessus de tous ses desirs, par les grandes victoires qu' il avoit rapportees de ses ennemis, commença de n' avoir dedans sa maison, autre plus grand ennemy que soy mesme. Se donnant à la veüe de tous diverses garces, desquelles il eut trois bastards, Dreux, Hugues, & Theodoric, sans faire estat des bastardes. Et à l' exemple de luy, ses propres filles ne manquerent de serviteurs, non plus que la plus part des autres Dames. De maniere que la Cour de ce grand Empereur, n' estoit qu' une banque de toute honte & pudeur. Qui le fit tomber en telle nonchalance de son devoir, que combien qu' en luy fut l' accomplissement de cette famille: toutes-fois la fin de sa vie fut le commencement de sa ruine.

François Petrarque fort renommé entre les Poëtes Italiens, discourant en une Epistre Latine son voyage de la France, & de l' Allemagne, nous raconte que passant par la ville d' Aix la Chappelle, il apprit de quelques Prestres une histoire prodigieuse, qu' ils tenoient de main en main pour tres-veritable. Qui estoit que Charles le Grand, apres avoir conquesté plusieurs païs, s' esperdit de telle façon en l' amour d' une simple femme, que mettant tout honneur & reputation sous pieds, il oublia non seulement les affaires de son Empire, mais aussi le soing de sa propre personne, au grand desplaisir de chacun. Estant seulement ententif à courtizer ceste Dame, laquelle par bon heur commença de s' alliter d' une fort grosse maladie qui luy apporta la mort. Dont les Princes & grands Seigneurs furent grandement resjoüis. Esperans que par cette mort Charles reprendroit comme devant, & ses esprits, & ses affaires en main. Toutesfois il se trouva tellement infatué de cet amour, qu' encores cherissoit il ce cadaver, l' embrassant, baisant, & accolant de la mesme façon que devant, & au lieu de prester l' aureille aux legations qui luy survenoient il l' entretenoit de mille bayes, comme s' il eust esté plein de vie. Ce corps commençoit desja, non seulement de mal sentir, mais aussi se tournoit en putrefaction, & neantmoins n' y avoit aucun de ses favoris qui luy en ozast parler; Dont advint que l' Archevesque Turpin mieux advisé que les autres, pourpensa que telle chose ne pouvoit estre advenuë, que par quelque sorcelerie. Au moyen dequoy espiant un jour l' heure, que l' Empereur s' estoit absenté de la chambre, commença de foüiller le corps de toutes parts: Finalement trouva dedans sa bouche au dessous de sa langue un anneau, qu' il luy osta le jour mesme. Charlemagne retournant sur ses premieres brisees, se trouva fort estonné de voir une carcasse ainsi puante. Parquoy, comme s' il se fust reveillé d' un profond somme, commanda que l' on l' ensevelit promptement. Ce qui fut fait, mais en contr'eschange de cette folie, il tourna tous ses pensemens vers l' Archevesque porteur de cet anneau, ne pouvant estre de là en avant sans luy, & le suivant en tous les endroits. Quoy voyant ce sage Prelat, & craignant que cet anneau ne tombast és mains de quelque autre, le jetta dedans un lac prochain de la ville. Depuis lequel temps l' on tenoit que l' Empereur s' estoit trouvé si espris de l' amitié du lieu, qu' il ne desempara la ville d' Aix, où il bastit un Palais, & un Monastere, en l' un desquels il parfit le reste de ses jours, & en l' autre voulut y estre ensevely: ordonnant par son testament que tous les Empereurs de Rome eussent à se faire sacrer premierement en ce lieu.

Que cela soit vray ou non je m' en rapporte, tout ainsi que le mesme Petrarque, à ce qui en est: si estoit-ce un commun bruit, qui lors couroit en la ville d' Aix, lieu ou reposerent les os de Charlemagne. De laquelle histoire ou fable Germantian a fort bien sceu faire son profit, pour averer & donner quelque authorité à l' opinion de ceux qui soustiennent les malins esprits se pouvoir enclorre dedans des anneaux. Or que Charlemagne fust grandement adonné aux Dames sur la fin de son aage, mesme que ses filles qui estoient à la suite fussent quelque peu entachees d' amourettes, Aimoïn le Moine, vivant du temps du Debonnaire, nous en est tesmoin authentique: qui dit qu' à l' advenement de ce Prince à la Couronne, la premiere chose qu' il eut en recommandation, fut de bannir de la Cour les grands troupeaux des filles de joye qui y estoient demeurez depuis le decez de Charlemagne son pere, & aussi de confiner en certains lieux ses sœurs, qui ne s' estoient peu garentir des mauvais bruits, pour la dissoluë frequentation qu' elles avoient euës avec plusieurs hommes. Quelque grandeur de souveraineté qui soit en un Roy, ores que comme homme, de fois à autres il s' eschape, si doit-il tousjours rapporter ses pensees à Dieu, & croire qu' il est le vray juge de nos actions, pour les punir quelquesfois en nous de nostre vivant, ou bien à nos enfans apres nos decez. Chose que trouverez averee en ce que je discourray cy-apres. N' attendez doncques de moy au recit de ce present suject, que des injustices, partialitez & divisions entre les peres & les enfans, guerres civiles de freres à freres, oncles qui malmenerent leurs nepueus, tromperies entremeslees de cruautez, le tout basty par juste jugement de Dieu. Et parce que des trois enfans masles de Charlemagne il ne restoit que Louys le Debonnaire son fils, & Bernard son petit fils, c' est en cestuy auquel je commenceray les discours de cette histoire tragique.


Fin du Dixiesme Livre des Recherches.

tombeau, Charlemagne, Carlomagno, Carolus Magnus, Carles Magne, Carolo Magno

10. 21. Qu' entre tous les Roys de France Clotaire second semble avoir esté le plus heureux,

Qu' entre tous les Roys de France Clotaire second semble avoir esté le plus heureux, & neantmoins qu' en luy commença la ruine de la premiere famille de nos Roys.

CHAPITRE XXI.

Combien que ce Roy Clotaire second ne fust ny grand guerrier, ny justicier pardessus les autres, toutes-fois je le vous pleuvy pour le plus heureux de nos Roys. Je n' en excepte, ny le grand Clovis sous la premiere lignee, ny Charlemagne sous la seconde, ny Philippes Auguste sous la troisiesme. Premierement il eut cette prerogative d' estre Roy, tant & si longuement qu' il vesquit, c' est à dire quarante & quatre ans, fors & excepté quatre mois. Privilege à nul autre de nos Roys octroyé. Aage toutesfois grand obstacle à l' acheminement de son heur. Car selon l' opinion des sage-mondains, il n' y a rien qu' il faille tant craindre dans un Royaume, que quand il tombe soubs la minorité d' un Roy. A plus forte raison d' un Roy qui estoit seulement aagé de quatre mois.

Mais au cas qui s' offre il y avoit plusieurs autres grandes considerations qui le devoient arrester tout court. La haine publique qu' on portoit à la memoire du Roy Chilperic son pere, pour les extraordinaires tyrannies par luy exercees sur son peuple, & plusieurs grands vices particuliers qui regnoient en luy. Pareille haine contre la Royne Fredegonde, non seulement principale ministre de ces tyrannies, ains pour avoir aux yeux de tous soüillé ses mains dedans le sang Royal. Davantage simple Damoiselle, qui par ses paillardises estoit arrivee au mariage du Roy Chilperic; laquelle pourtant n' estoit secondee d' aucun sien parent d' estofe, pour la secourir en ses necessitez & affaires. Vray qu' elle suppleoit aucunement ce defaut par ses artifices. Et au bout de cela ayant un ennemy capital Childebert Roy d' Austrasie, qui pour vanger la traistreuse mort du Roy Sigebert son pere, mettoit toutes pieces en œuvre envers le Roy Gontran son oncle; toutesfois Dieu voulut que ce Roy ayant baillé sa parole de protection, il ne la voulut aucunement enfraindre, ains comme un roch au milieu des vagues, soustint ce petit Prince contre toutes les bourasques dont on le voulut affliger. Et en cecy gist le premier establissement du bonheur de Clotaire. Mais en ce que je diray cy-apres il y avoit beaucoup plus d' obscurité. Car pendant cette enfance Gontran le tenoit pour son nepueu: mais depuis il changea avec le temps grandement d' opinion.

Parce que quelques annees apres n' ayant enfans il adopta le Roy Childebert son vray nepueu, luy mettant devant tout le monde certaines armes au poing, suivant la coustume qui lors estoit en telles affaires, & luy dict. Voila un tesmoignage qui vous servira de tiltre apres mon decez, pour commander à tous les païs qui sont soubs mon obeïssance. Puisque nostre malheur a voulu pour nos pechez que soyez seul demeuré de nostre lignee. Partant succederez à mon Royaume, sans esperance qu' autre que vous y ait part. Opinion en laquelle il fut depuis grandement confirmé. Car ayant esté trois & quatre fois semonds pour tenir l' enfant Clotaire sur les fonts, autant de fois eut-il la baye. Voyons ce que en dit Gregoire. Apres ces choses ainsi passees (dit-il) le Roy Gontran vint en la ville de Paris, & parla en cette façon devant tous. On dict que feu mon frere Chilperic mourant laissa un enfant, que la mere & ses gouverneurs m' ont prié de tenir sur les fonts, premierement au jour & Feste de Noël, puis de Pasques, & en apres de la S. Jean Baptiste: en toutes lesquelles assignations ils ne s' y sont trouvez. Maintenant ils m' ont derechef semonds pour mesme effect, en un temps importun & fascheux, & neantmoins encore me cachent-ils l' enfant. Qui me fait croire que c' est un enfant supposé, emprunté de l' un de nos subjects. Car s' il eust esté de quelqu'un des nostres, on n' eust jamais tant tergiversé à le representer. Partant je veux que vous sçachiez que je ne le tiendray sur les fonts, que je ne sois acertené de la verité du fait. La Roine Fredegonde l' ayant oüy tenir tels propos, pour le relever de ce doubte, luy presenta tout aussi tost trois Evesques, & trois cens preudhommes de sa Cour, lesquels tous unanimement jurerent, que l' enfant estoit vray fils du Roy Chilperic. Et par ainsi demeura le Roy Gontran content.

Et certes ce n' estoit pas sans raison que tant de tergiversations & remises apprestastent à penser au Roy Gontran. Et quelque chose que dict Gregoire, je ne doute point que le Roy Gontran ne prit pas lors en payement les sermens qui luy furent faicts. Parce que l' enfant ne fut lors non plus baptizé qu' auparavant. Or quelque beau semblant qu' il fit adoncques, si ne le voy-je point depuis plus asseuré de la legitimité de l' enfant. Qu' ainsi ne soit estant quelques annees apres gouverné par Gregoire, & Felix Evesques, Ambassadeurs qui luy furent envoyez de la part du Roy Childebert, & que plusieurs propos se fussent entr'eux passez, tant sur l' adoption de Childebert, que pour le bon accueil que Gontran faisoit aux Ambassadeurs du Roy Clotaire, dont Childebert avoit grand subject d' estre malcontent: le Roy Gontran pour les contenter leur dit, qu' il mesnageroit leurs affaires de telle façon, qu' il n' en sourdroit aucun scandale. Dabo enim Clotario (porte la langue Latine) si eum meum nepotem esse cognovero, duos aut tres civitates in parte aliqua, ut nec hic videatur exhaeredari de regno meo, ne huic inquietudinem praeparent quae ei dedero. Je donneray (dit-il) à Clotaire si je le trouve estre mon nepueu, deux ou trois de mes villes, a fin qu' il ne pense pas que je l' aye exheredé de tout point: Ny pour cela l' autre (il entendoit parler de Childebert) n' en dormira pas moins à son aise, pour le don que j' auray faict. Or ne trouvera l' on, ny dans Gregoire, ny dans Aimoïn, ny dans aucun autre des anciens, que jamais Gontran ait gratifié Clotaire d' aucune sienne ville. Partant c' est chose asseuree qu' il ne l' estima jamais estre son nepueu. Adjoustez les attentats qui furent contre luy brassez par Fredegonde, qui ne luy furent point incogneus. Bref, vous trouverez en Gregoire qu' ayans esté certains articles de paix confirmez entre Gontran, Childebert & Brunehaud. Et bien (dit Gontran demy courroucé à Felix l' un des Ambassadeurs) vous avez donné bon ordre d' entretenir ma sœur Brunehaud en amitié avecques Fredegonde ennemie de Dieu & du monde. Ce que Felix deniant, Gregoire l' autre Ambassadeur prenant la parole pour luy respondit: Que cette pretenduë  amitié estoit lors toute telle entre les deux Princesses que par tout le passé. D' autant que la mesme haine qui y estoit se reverdit de jour à autre. Et à la mienne volonté (poursuivit il) Gontran Roy que vous tinsiez moindre compte d' elle. Car comme nous avons souventes-fois experimenté, vous faictes plus d' estat de ses Ambassadeurs que de nous. A quoy le Roy repartit. Sçachez homme de Dieu, que je ne reçois point de telle façon ses Ambassades, & que je me donne bien garde d' oublier la charité dont je suis obligé envers son nepueu Childebert. Car comment pourrois-je m' attacher d' amitié avecques celle, que je sçay souventes-fois avoir attitré des hommes pour attenter sur ma vie? Nam illi (porte le Latin) amicitias ligare non possum, de qua saepius processerunt qui mihi vitam praesentem auferrent. 

De toutes lesquelles choses vous pouvez recueillir que Gontran n' estimoit luy appartenir de proximité de lignage: D' ailleurs qu' il vouloit mal de mort à la Royne Fredegonde sa mere, tant pour les conjurations qu' elle avoit encontre luy tresmees, que parce qu' il la cognoissoit n' avoir autre Dieu & Religion en son ame, que la commodité de ses affaires. Que si sur cette opinion il eust joint les deux puissances ensemble, je veux dire la sienne & celle de Childebert qui estoit son nepueu, qui ne desiroit autre chose que la soudaineté de la jeunesse, arrestee par la sage conduite du vieillard, & la vieillesse poussee par la prompte execution du jeune Prince, eussent peu aisément desarroyer l' Estat du Roy Clotaire. Mais son bonheur porta que jamais Gontran n' oza, ou ne voulut l' attaquer, ores qu' il fust souvent privé, sommé, & conjuré par Childebert son nepueu de s' armer, ou de luy permettre qu' il s' armast. Je diray plus, qu' ores que tous les deportemens de Fredegonde luy depleussent, toutes-fois estant pour la derniere fois prié par elle de vouloir estre parrein de son fils, il ne l' oza refuser; & neantmoins lisez le passage de Gregoire, vous trouverez qu' en ce dernier acte Gontran y venant y apporta plusieurs circonspections & asseurances: car avant que departir, il envoya trois Evesques à Paris, comme avant-coureurs pour sonder le gué, & luy arrivé ne voulut sejourner dedans la ville; ains se vint loger avecques sa Cour au village de Ruel, & voulut que le baptesme fust fait à Nanterre, tant luy estoient les actions de la Royne Fredegonde suspectes. Bref tant & si longuement qu' il vesquit il ne fit aucune bresche à la Royauté de Clotaire, ny ne voulut permettre que Childebert, auquel les mains demangeoient en fit, tant fut lors la fortune de ce petit Prince heureuse. Mais cet heur passa bien plus outre. Car le Roy Gontran estant allé de vie à trespas, & le Roy Childebert ayant par sa mort uny le Royaume de Bourgongne au sien, adoncques tout obstacle luy estant levé, & laschaht toute bride, il se desborda furieusement comme un torrent, sur les terres du Roy Clotaire (qui lors n' avoit que huict ou neuf ans pour le plus) les ravageant, pillant & ruinant. Mais tout aussi tost il fut arresté par la camisade que luy bailla sur la dianne, la Royne Fredegonde, ainsi que vous avez peu entendre cy-dessus. De maniere que tous les desseins par luy de longuemain projettez, furent en un instant renversez par cette Amazone. Quelque temps apres le Roy Childebert & la Royne Fallenbe sa femme decederent en un mesme jour, delaissez deux petits Princes ses enfans, sous la tutelle & puissance de la Royne Brunehaud leur ayeule, Theodebert l' aisné auquel escheut le Royaume d' Austrasie, & Theodoric puisné, qui fut fait Roy de Bourgongne: Et lors Fredegonde qui n' oublioit rien de ses advantages, obtint une autre victoire sur eux: Mais quelque peu apres vaincue d' une longue vieillesse, elle perdit la vie, delaissé Clotaire son fils aagé seulement de quatorze ans, & jusques là je ne voy rien en luy de fascheux succez: Mais non long temps apres sa fortune commença de grandement chanceler. Car les Capitaines qui estoient pres de Brunehaud prenans cette occasion en main, le heurterent si chaudement par une cruelle bataille, qu' ayans obtenu une victoire absoluë sur luy, il fut contraint d' exercer une marchandise tres honteuse avecques ses deux cousins. Car par la capitulation il fut contraint de leur quitter les deux parts de son Royaume, dont les trois faisoient le tout. Piteux Estat vrayement au bas aage de ce jeune Prince! toutesfois ayant callé la voile à cette furieuse tempeste, il commença puis apres de calfeutrer peu à peu avecques le temps son vaisseau: Et finalement les deux freres par une tres-sotte ambition, prenans grand plaisir de se ruiner l' un l' autre, le Roy Clotaire estoit aux escoutes, r'apieça tout à faict son Royaume auparavant emmorcelé, jusques à ce que pour fin de compte Theodoric s' estant faict maistre absolu du Royaume d' Austrasie, & mis à mort cruellement son frere Theodebert & les siens: Et quelque peu apres estant Theodoric decedé, ayant delaissé quatre jeunes siens enfans sous l' authorité de la Royne Brunehaud leur bisayeule, Clotaire fut faict Roy de Bourgongne sans coup ferir: mais par la trahison de Garnier Maire du Palais de Bourgongne, & ses adherans. En quoy combien qu' il y eust beaucoup de honte pour les ames genereuses, toutesfois la proposition qui de tout temps se pratique en matiere de Principautez, eut lieu. Dolus, an virtus quis in hoste requirat? Et mesmement que ce ne luy estoit pas un petit heur de s' impatronizer de deux grands Royaumes sans aucune effusion de sang d' une part ny d' autre. Et pour oster toutes espines de sa teste il fit mourir les enfans de Theodoric qui luy pouvoient nuire, & tout d' une suite leur bisayeule, a fin qu' elle ne remuast quelque nouveau mesnage contre luy, qui estoit un autre grand coup d' Estat, lors non moins familier aux Roys de la premiere lignee, que maintenant au Grand Turc, quand sur son advenement il veut asseurer sa Couronne. Et encore que toutes ses cruautez soyent subjectes à quelque controlle, toutesfois elles se pouvoient excuser sur la bonne fortune d' Auguste premier Empereur de Rome, lequel deliberant de s' investir de l' Empire avecques ses deux associez Lepide & Marc Anthoine, fit passer par le fil de l' espee tous ceux qu' il estimoit pouvoir servir de destourbier à leur dessein, tant amis, que ennemis. Et sur ce pied obtindrent de la fortune ces trois Seigneurs tout ce qu' ils desiroient. Vray qu' en fin ce tout fut uny en la personne d' Auguste. Et nostre Clotaire executa tellement & de fait ce mesme conseil, mais apres que il se fuit empieté des deux Royaumes. La cruauté barbaresque d' Auguste n' empescha pas que depuis il n' imperast heureusement sur les siens, qui fut cause que depuis aux Couronnemens de ses successeurs, on leur souhaitoit autant d' heur comme à luy. Cette cruauté aussi en nostre Clotaire n' empescha pas qu' il regnast avecques mesme heur sur les siens. Car se voyant Maistre & Seigneur d' autant de païs que le Roy Clotaire son ayeul, il commença de regner au gré & contentement, non seulement de ses anciens; ains nouveaux subjects, tous lesquels il traicta d' une mesme balance, mettant sous pieds toutes les injures passees, & communiquant aux grands Seigneurs les dignitez avecques une telle sagesse, qu' il bannit la jalouzie de leurs opinions, & de soy toutes les craintes des Princes ses corrivaux, les aucuns estans decedez de leurs morts naturelles, & les autres de la façon que je vous viens de toucher. Or regna puis apres 14. ans tout seul pacifiquement, & en fin rendit l' ame en l' autre monde d' une mort calme. Estranges mysteres de Dieu qu' une grandeur bastie sur tant de meschancetez, tant de la part de la mere que du fils, eust pris une fin si douce, & son commencement dés l' aage de quatre mois. He! vrayement si les choses fussent demeurees fermes & stables en cet estat; il y avoit assez dequoy à une ame foible d' en murmurer, & de vouloir faire le procez au Ciel. Or voyez je vous prie quelle fut la catastrophe de ces jeux tragiques. Ce Roy restoit lors seul de la race de Clovis, & possedoit les quatre Royaumes de Paris, Orleans, Soissons, & Mets, qui estoient apres le decez de ce grand Roy escheuz à ses quatre enfans. De maniere qu' il se pouvoit dire tres-grand Roy: toutesfois en ce grand Clotaire fut la closture de la grandeur de la premiere lignee de nos Roys. Dieu apres avoir longuement patienté, & esté spectateur de toutes ces detestables procedures, voulut que celuy sur lequel selon le monde on pensoit avoir estayé l' orgueil de cette famille, fust le premier fondement de sa desolation & ruine. Car en luy commencerent de se boucler les grandes victoires auparavant tant familieres à ses devanciers. Le Roy Gontran avoit pris sur les Lombards deux villes limitrophes à nostre France: qui luy payoient encore de plus douze mil escus de tribut par chacun an. Soudain qu' ils veirent Clotaire seul Roy, ils depescherent vers luy Ambassadeurs, pour le supplier leur vouloir rendre les deux villes, & de leur quitter le tribut. Ces Messieurs sceurent si bien & dextrement negocier avecques le Conseil de Clotaire par corruptions & presens, qu' ils obtindrent ce qu' ils demandoient sans coup ferir, à nostre tres-grande honte. Ces deux villes estoient les dernieres de nos conquestes en un pays estranger, & ce furent les premieres esquelles nous bornasmes nos esperances en ce subject. Car depuis qu' elles furent renduës, & le tribut quitté, n' attendez plus, ny en Clotaire, ny en tout le demeurant de sa famille aucune conqueste en païs estranger. Et pour le regard du dedans de nostre France, Clotaire est celuy sous lequel la Mairie du Palais jetta ses plus fortes racines au prejudice de nos Roys. Car auparavant elle estoit destituable à la volonté du Prince. Cestuy la rendit non hereditaire; ains viagere: car ainsi avoit-il promis à Garnier par les articles secrets entr'eux passez, qu' estant fait Roy de la Bourgongne il l' y establiroit Maire de son Palais, sans qu' il le peust destituer tant & si longuement qu' il vivroit. Parole qu' il luy tint apres s' estre rendu paisible des deux Royaumes d' Austrasie & de Bourgongne, & eut lors trois Maires du Palais, Landry sur les Royaumes de France & de Soissons, qui dés pieça avoient esté reunis en un: Garnier sur celuy de Bourgongne, & Herpon sur celuy d' Austrasie. Ces deux derniers pour les bons services qu' ils luy avoient faicts, à la reddition de ces deux Royaumes. Ces trois Mairies estans faites en eux viageres; aussi ce Roy las des longues fatigues qu' il avoit auparavant souffertes se reposa sur leurs suffisances: chacun d' eux en son endroict s' en faisant accroire comme il luy plaisoit. Et deslors en avant, tout ainsi que la Majesté de nos Roys alla au raval par leur neantise & negligence. Au contraire la grandeur des Maires du Palais s' accreut par leur diligence. Jusques à ce qu' en fin ils s' emparerent de l' Estat, le tout ainsi que je vous ay plus amplement discouru par le precedent. Et c' est le second miracle que je remarque avoir esté fait en cette premiere famille de nos Roys.

mardi 15 août 2023

10. 20. Dont procederent les calomnieuses accusations contre la Royne Brunehaud, & qui fut la vraye cause de la cruauté exercee contre elle.

Dont procederent les calomnieuses accusations contre la Royne Brunehaud, & qui fut la vraye cause de la cruauté exercee contre elle.

CHAPITRE XX.

Nous avons deux Roys ausquels l' ancienneté donna le titre de Grand: Sous la premiere lignee, Clotaire second, (car ainsi est il honoré par le Greffier du Tillet) & sous la seconde Charles premier de ce nom, depuis appellé Charlemagne. Et tout ainsi que pour exalter les faits heroïques de Charles se trouverent plusieurs gaste-papiers, les uns qui par leurs Romans, les autres qui sous le nom d' Histoires, nous repeurent de plusieurs mensonges concernans l' Estat à l' avantage de ce Roy, comme de l' introduction des Pairs, des Parlemens, de l' Université de Paris, & autres particularitez, dont les vrays Autheurs de son temps, & ceux qui n' en furent esloignez n' ont parlé: Aussi les personnes Ecclesiastiques & Moines, qui sous la premiere lignee, & long temps apres s' estoient donné toute jurisdiction sur la plume en cette France, controuverent diverses fables pour couvrir la honte & pudeur de la furieuse cruauté, que Clotaire avoit exercee sur la Royne Brunehaud. Et comme par malheur chacun se plaist plus sur la mesdisance; aussi ceux qui depuis ont escrit, l' ont renvié les uns sur les autres. Toutesfois quelques uns plus retenus ont pretendu cette cruauté estre du tout fabuleuse, ne se pouvans faire accroire qu' elle eust peu se loger en une ame si debonnaire, comme estoit celle du Roy Clotaire. Chose dont il ne faut meilleur ny plus prompt tesmoignage que de Fredegaire le mesdisant, lequel apres avoir descouvert les cruautez barbaresques executees contre Brunehaud par le commandement expres de Clotaire, nous faict part tout soudain d' un traict de sa clemence admirable, que je ne die inimitable, qui fut tel.

Lendemon Evesque de Sion envoyé par Alethee Patrice de Provence, pour suborner la Royne Bertrude femme de Clotaire luy dit: que par le calcul exact qu' il avoit fait des Astres, il trouvoit que le Roy son mary devoit mourir dedans l' an, & que s' il luy plaisoit entendre au mariage d' elle, & Alethee, extraict de la race des Anciens Roys de Bourgongne, & enlever quant & soy tous les thresors, il estoit prest de l' espouser, & feroit mourir sa femme: Quoy faisant Alethee se promettoit d' arriver à la Royauté. Ce dont la Royne preude Princesse ayant donné advis au Roy, l' Evesque en ayant eu le vent se sauva de vistesse. Jamais crime de leze Majesté ne fut circonstancié de tant d' ordures, vilenies, & meschancetez que cestuy, un Prelat contrefaire le devin, mesme sur la mort du Roy son Seigneur, pour parvenir à sa malheureuse intention, de là devenir maquereau, pour non seulement suborner la pudicité d' une saincte Royne; ains pour mettre le divorce entre le Roy son mary & elle, brasser un autre mariage, fondé sur la mort future d' une autre femme; le tout sous une esperance de troubler l' Estat par nouveaux troubles & divisions. Toutesfois Clotaire par sa debonnaireté prit pour le regard de l' Evesque en payement, les humbles supplications & prieres à luy faites par un Abbé: Ordonnant pour toute peine qu' il feroit de là en avant faire residence actuelle en son Evesché, qui estoit luy imposer pour supplice, ce qui estoit du deub de sa charge. Et quant à Alethee il se contenta de sa teste, sans autres tortures de membres. Toutesfois ce fut toute autre leçon en la Royne Brunehaud: Aimoïn s' est bien donné garde de toucher cette corde d' Alethee, sçachant que cette clemence si proche desmentoit la cruauté precedante. Vray Dieu! dont pouvoit provenir cette contrarieté d' opinions en un mesme esprit, & presque en un mesme temps? car pour bien dire, il n' y eut pas moins de faute en la trop grande clemence, que ce Roy exerça contre le Patrice, & l' Evesque, qu' en la trop grande & excessive cruauté contre la Royne Brunehaud, je le vous diray en peu de paroles. Tout cecy est deu à la detestable garnison de Garnier Maire du Palais de Bourgongne.

L' an de la conqueste du Royaume d' Austrasie sur Theodebert à peine estoit expiré, que Theodoric le conquerant alla de vie à trespas l' annee fix cens dix-sept, delaissez quatre siens enfans naturels, Sigebert, Childebert, Corbe, & Meroüee, & la Royne Brunehaud son ayeule, ainsi que j' ay touché par l' autre Chapitre, & suis encore contrainct de le dire. Sigebert l' aisné aagé d' unze ans, Childebert de dix, Corbe de neuf, Meroüee de six, & Brunehaud de soixante & douze ans. En tous lesquels y avoit grande foiblesse d' aages, és Princes, pour le peu d' ans qui estoit en eux, & en la Princesse pour le trop. Et par consequent peu de ressource en eux tous, en cas de malheureux succez. C' est pourquoy les Austrasiens & Bourguignons commencerent de projetter un nouveau party. Qui fut de se soubmettre sous la puissance du Roy Clotaire, aagé lors de trente ans ou environ, lequel s' estoit grandement accommodé pendant les divisions des deux freres.

Les Austrasiens maniez par Arnoul & Pepin deux des principaux Seigneurs du pays, aucunement excusables, tant pour avoir veu la detestable cruauté que Theodoric avoit sur son advenement pratiquee contre son nepueu enfançon, fils du Roy Theodebert, que pour estre ses nouveaux subjects non encore duicts à luy obeïr, quand il fut prevenu de mort. Soubs quelles conditions ces deux Princes conducteurs de cette orne, entrerent en ce nouveau party, nos Histoires n' en parlent point. Mais quant aux Bourguignons qui avoient tousjours esté ses naturels & anciens subjects, ils ne s' en pouvoient excuser: estans mesmement à ce induits & conduits par les sourdes persuasions & menees de Garnier Maire du Palais, soubs la protection duquel la Royne Brunehaud s' estoit mise avecques ses quatre arriere-petits enfans; & soubs cette asseurance ayant faict proclamer en la ville de Mets, Sigebert l' aisné Roy de Bourgongne, & de Austrasie, elle le laissa és mains de Garnier pour le conduire & recognoistre Roy és villes de la nouvelle conqueste, qui estoient l' oree de la riviere du Rhin, dont elle n' estoit encore grandement asseuree. Mais au lieu de rendre ce bon & fidele service à son Maistre, il negotia le contraire, & fit promettre aux premiers Seigneurs de se reduire soubs la principauté de Clotaire. L' enfance des Princes, leur illegitimité, l' ancienneté de la Royne, sans aucun soustien, luy facilitoient en cela la voye de son dessein. Et sur l' asseurance qu' il prend d' eux; joint la secrette intelligence qu' il avoit avecques les autres Princes d' Austrasie, il ne douta de capituler avecques Clotaire: Mais soubs tel si & condition, qu' il seroit confirmé en son Estat de Maire du Palais, & qu' il n' en pourroit estre desposé, tant & si longuement qu' il vivroit. Chose qui luy fut aisément promise soubs grands sermens par Clotaire: lequel par ce moyen se faisoit Maistre des deux Royaumes à fort bon compte & petit bruit. Soubs cette asseurance Clotaire arme, & entre dedans les païs de Bourgongne & Austrasie, les fourrageans. Brunehaud qui lors sejournoit en la ville de Wormes, le somme par Ambassades de ne point passer plus outre. Mais luy asseuré des promesses qui luy avoient esté faites, declare qu' il n' en feroit rien, & qu' il ne vouloit estre creu, ny la croire de leurs differens, ains s' en rapportoit à la Noblesse, tant de Bourgongne, que d' Austrasie pour les juger. Sur cette response elle faict lever des gens, pour faire teste à son ennemy, soubs la conduite de Garnier, auquel elle avoit apres Dieu mis toute sa fiance, & luy consigne mesmement ses quatre enfans, pour les proteger. Les armees s' approchent l' une de l' autre, en bonne resolution (ce sembloit il) de joüer des cousteaux: Mais quand se vint au joindre, Garnier & ses partisans saignerent du nez, & se rendirent à celuy, qui les receut fort aisément à mercy, comme siens. Et pour rendre cette trahison en tout accomplie, Garnier meit és mains de Clotaire, tous les enfans de Theodoric, horsmis Childebert, lequel monté sur un bon roussin se garentit de vistesse; & toutesfoit ne fut depuis veu. Selon la supputation des Chroniques, il ne devoit estre lors aagé que de dix ans pour le plus, & neantmoins en ce bas aage il eut le sens & la force de se sauver des embusches du traistre. Des trois autres presentez au Roy je vous ay discouru par le precedant Chapitre ce qu' ils devindrent. Ainsi s' impatroniza le Roy Clotaire des Royaumes de Bourgongne & Austrasie, se faisant Monarque des deux Frances, tant deça, que delà le Rhin. Restoit la Roine Brunehaud, qui s' estoit sauvee en la Franche-Comté, ou és environs. Espine aucunement en la teste du Roy Clotaire: car advenant que Childebert fust retrouvé & retourné, on craignoit qu' il ne remuast quelque nouveau mesnage avecques sa bisayeule. C' est pourquoy Garnier pour complément de son bon & agreable service, la fit chercher par Herpon Comte d' Estable de Bourgongne (c' estoit lors ce que nous avons depuis appellé premier Escuyer du Roy) ayant esté trouvée, elle fut par Garnier presentee au Roy qui en fit l' execution telle que je vous ay discouruë. Tout ce que je vous ay icy presentement discouru, je l' ay emprunté d' Aimoïn. Vray que j' ay oublié la farce qui y est: car il dit que soudain apres que Brunehaud eut chargé Garnier & Alboïn, un autre sien confidentaire, de conduire Sigebert le long du Rhin, pour le faire recognoistre Roy par les villes de la nouvelle conqueste, elle escrivit tout aussi tost des lettres à Alboïn, luy commandant de le faire mourir. Les dites lettres estans par luy leües, & aussi tost deschirees en la presence de plusieurs Seigneurs, les pieces en furent sur le champ curieusement ramassees par un valet de Garnier, qui se donna le loisir de les adjuster ensemble sur une table avecques de la cire, & ayant trouvé qu' elles concluoient à la mort de son Maistre, il les luy bailla. Ce qui l' occasionna de tourner sa robbe, & de joüer tout autre rolle qu' il n' avoit promis de faire.

De ma part je ne doute point que Garnier qui estoit homme meschant, pour pallier sa trahison, ne meit du depuis ce faux pretexte en avant: mais il y en a si peu d' apparence que c' est manque de sens commun d' y adjouster foy. Ceux qui veulent donner quelque passe-port à ces lettres, disent que depuis le departement de Garnier la Royne estoit entree en deffiance de luy, sur un nouvel advis que l' on luy avoit donné. Quand ainsi eust esté, que non, Alboïn personnage de choix, & creature de la Royne, avoit peu lire ces lettres en presence d' autres Seigneurs, ne sçachant qu' elles contenoient: Mais apres les avoir leuës, voyant ce qu' elles contenoient, & qu' il les eust deschirees & mises en pieces devant eux, il est mal-aisé de le croire: Ny plus ny moins que du varlet qui se trouva à point nommé pour recueillir les pieces, & en apres se donna la patience de les rabienner sur une table, luy qui ne sçavoit qu' elles concernassent le faict de son maistre. Et vrayment il y a tant d' artifice exquis & affecté en ce discours, que l' homme le moins clair-voyant le jugera, non histoire, ains conte fait à plaisir, tel que l' on trouve dedans les histoires fabuleuses d' Herodote. Comme aussi est-ce la verité que si la Royne pendant le voyage du Roy Sigebert, fust entree en quelque nouveau soupçon de Garnier, le voyant à son retour plein de vie, elle se fust bien donnee garde (en ce grand coup d' Estat contre Clotaire) de luy laisser le commandement absolu sur son armee, & moins encores de mettre entre ses mains, non seulement son aisné, ains ses autres enfans puisnez pour les proteger. Et à vray dire cette seule consideration monstre qu' il y a eu beaucoup du Moine en Aimoïn, quand il a voulu faire passer à la monstre cette farce pour histoire.

Et tout ainsi que pour donner fueille à sa trahison, Garnier trouva ce faux pretexte; aussi pour la rendre de tout point excusable, il falloit figurer à Clotaire une Brunehaud pour la plus meschante & malheureuse Princesse, qui oncques eust esté veuë sur la terre. Or que Garnier avecques ses adherens fut celuy qui la fit depuis chercher, & estant trouvee en fit present au Roy Clotaire, pour la faire mal-mener de la façon qu' elle fut, vous le trouverez dedans le mesme Aimoïn faisant son propre fait de la mort de cette Princesse. Quelques uns, comme j' ay dit, estiment que cette mort soit une fable, pour l' enormité du supplice, singulierement de la part d' un Prince, qui en matiere de clemence fut le parangon de tous les autres, & mesme sur calomnieuses accusations. Toutesfois la grande obligation que Clotaire avoit à Garnier, qui l' avoit fraischement fait Roy de Bourgogne & d' Austrasie, sans coup ferir: Garnier vous dis-je, qui avoit interest de faire estimer par toute la populace, cette Princesse la plus detestable du monde, pour monstrer avecques quelle juste raison, il avoit affranchy son peuple de sa servitude, vous trouverez qu' il y avoit subject de la part du Roy, pour le grand contentement de son bien-faicteur d' une punition beaucoup plus griefve. L' atrocité de la peine faisoit croire que les delits dont ses ennemis la chargeoient, estoient veritables: Et à tant loüoient la nouvelle revolte de Garnier. En somme, pour finir ce Chapitre és deux Roys Clotaire & Charlemagne, par lesquels je l' ay commencé, il y eut sous leurs regnes deux grands traistres, Garnier sous Clotaire, Ganes sous Charlemagne. Contre cestuy-cy tous les Romains qui en ont escrit degenerent; d' autant que par sa trahison le Roy Charlemagne courut une mal-heureuse fortune en la journee de Roncevaux. Au contraire Garnier estoit infiniment honoré par la plume des Moines: Parce que sa trahison avoit tres-heureusement reüssi à l' advantage du Roy Clotaire. Et neantmoins Dieu ne voulut pas laisser, ny cette trahison, ny cette cruauté impunies, non point en la personne de Garnier, qui mourut de sa mort naturelle Maire du Palais de Bourgongne, ains de Godin son fils. Histoire que je veux vous discourir en passant avant que clorre ce Chapitre.

Ce jeune Seigneur soudain apres la mort de Garnier son pere, s' amouracha de Berthe sa belle mere, & l' espousa, dont le Roy Clotaire desmesurément indigné commanda qu' on le mist à mort. Toutes-fois il obtint sa grace par les intercessions & prieres de Dagobert fils aisné du Roy Clotaire, à la charge qu' il quitteroit sa nouvelle espouse: ce qu' il fit. Mais elle d' un cœur malin tout aussi tost l' accusa, qu' il avoit conjuré d' attenter contre la vie du Roy. Et ores que par plusieurs sermens par luy faicts solemnellement sur les Sainctes Evangiles és Eglises de sainct Medard de Soissons, sainct Vincent de Paris, sainct Martin de Tours, & sainct Aignan d' Orleans, il se fust purgé, combien que ce serment fust l' une des voyes que l' on practiquoit en ce temps là, pour la justification de celuy qui se pretendoit innocent, toutes-fois le Roy sans plus amplement s' en esclaircir, permeit qu' il fust assassiné par gens atitrez, au milieu d' un festin dedans la ville. Si justement, ou injustement, je m' en rapporte à ce qui en est. Tant y a que Dieu punit souvent les enfans pour les fautes commises par leurs peres: Ainsi prit en Godin fin la race & racine masculine de Garnier, & en tout ce que je vous ay par plusieurs Chapitres discouru, je voy la Justice de Dieu executee par l' injustice des hommes, pour se vanger des fautes par eux commises: Un Theodebert qui avoit violé le droict des armes au desadvantage de Theodoric son frere, estre avecques un sien fils par luy cruellement mis à mort. Et pour punir cette cruauté Theodoric mourir d' un coup de tonnerre, & en moins d' un an ensuivant ses enfans & son ayeule estre exposez à la mort par la trahison de Garnier, & commandement de Clotaire, Garnier puny apres sa mort en la personne de son fils, pour ne faire la parole de l' Eglise menteuse, quand elle dit: Ne reminiscaris peccata nostra, vel parentum nostrorum. Restoit à executer les vengeances, tant contre les anciennes cruautez de Fredegonde mere, que nouvelles du Roy Clotaire son fils: Dieu en fit une punition à la Royale. Car sans le chastier en sa personne, il voulut que dedans sa grandeur fust logé le commencement de la ruine de luy & de sa posterité, ainsi que j' ay plus amplement touché par l' un des precedens Chapitres.

10. 19. Procedures extraordinaires inexcusables, & faicts calomnieux, sur lesquels la Royne Brunehaud fut exposee à un impiteux supplice.

Procedures extraordinaires inexcusables, & faicts calomnieux, sur lesquels la Royne Brunehaud fut exposee à un impiteux supplice.

CHAPITRE XIX.

He vrayment! il ne faut trouver estrange, que la memoire de cette Princesse eust esté de cette façon deschiree, sur faits calomnieusement controuvez contr'elle apres sa mort, veu que dés son vivant elle ne se peut exempter d' autres calomnies, sur lesquelles elle fut condamnee à mort, & son corps cruellement mis en pieces. Histoire que je recueille de Fredegaire & Aimoïn, Autheurs souvent par moy cy-dessus alleguez, qui est le subject de ce present chapitre.

Le Roy Theodoric allant de vie à trespas delaissa quatre enfans qu' il avoit eus de quatre concubines, Sigebert, Childebert, Corbe, Meroüee, & avecques eux la Royne Brunehaud son ayeule. Apres le decez de luy, le Roy Clotaire s' estant emparé des Royaumes de Bourgongne, & d' Austrasie, & de la bisayeule, & de trois des arriere-petits enfans: le tout par la trahison de Garnier Maire du Palais de Bourgongne; lesquels luy ayans esté presentez, il fit soudain mettre à mort Sigebert & Corbe, devant les yeux de leur bisayeule, & au regard de Meroüee qu' il avoit tenu sur les fonts baptismaux, luy sauva la vie en consideration de cette filiation spirituelle, & le bailla en garde à un sien Secretaire, toutesfois depuis ce temps je ne voy ny voix, ny vent de luy dedans nos Histoires, non plus que de Childebert second fils, qui auparavant s' estoit garanty par la fuite sur un fort destrié. Non content de cette belle emploite il fit sommairement & de plain le procez extraordinaire à la Royne Brunehaud, sur dix chefs d' accusation qui furent contre elle proposez par ses ennemis. C' est à sçavoir qu' elle avoit fait mourir, quoy que soit esté cause de la mort de dix Roys: Entendans sous ce mot, non qu' ils fussent tous qualifiez Roys, mais bien les uns estans Roys, & les autres extraicts de sang Royal; C' est à sçavoir Sigebert son mary, Meroüee & Chilperic son pere, un autre Meroüee fils du Roy Clotaire, Theodebert, & son fils Clotaire, Theodoric, & ses trois enfans (ainsi sont ils, & de tel ordre denombrez par Fredegaire, car quant à Aimoïn, encore qu' en gros il face mention de dix Roys; toutesfois il ne les particularize, se contentant d' aigrir l' affaire par la Rhetorique claustrale, en quelques uns des Roys dont il parle.) Sur ces accusations le Roy du jour au lendemain la condamne en son Conseil, d' estre par trois jours tourmentee en sa personne à huis clos, puis conduite sur un chameau par tout le camp,  non tant a fin que son armee fust spectatrice de sa misere, que pour luy servir en sa misere d' opprobre, mocquerie & illusion. Et finalement qu' elle fust attachee par les bras & cheveux à la queuë d' un cheval fougueux, & trainee par les voiries, jusques à la fin de sa vie. Ainsi jugé, & aussi tost en tout & par tout executé: & cette Princesse ainsi liee, au premier coup d' esperon donné au cheval, elle eut la teste ecervelee, & de là sans conduite de frain, trainee par halliers, hayes, buissons, broussailles & rochers, son corps deschiré & mis en pieces de telle sorte, qu' à peine en resta-il la carcasse.

Cette Histoire a esté par succession de temps, & de main en main representee, non seulement par les nostres; ains reblandie, comme ayant esté pris un juste supplice de cette Dame: Et de moy je l' estime la plus honteuse, inhumaine, & detestable, qui fut jamais couchee sur le papier. Si Clotaire l' eust fait passer par le fil de l' espee, comme ses arriere-petits enfans, peut estre y avroit il excuse comme d' une mort d' Estat, je veux dire comme de celle par laquelle, selon le monde, il voulust asseurer de tout poinct l' Estat par luy de nouveau conquis: Mais de l' avoir voulu revestir d' un faux pretexte de Justice, je dis & soustiens que ce fut non seulement violer le droict de gens & des armes; ains tout droit divin & humain, de quelque façon qu' il vous plaise mesnager cette Histoire. Premierement à qui est fait le procez? A une Royne & Princesse souveraine: Doncques non justiciable de celuy entre le mains duquel elle estoit tombee. Partant devoit son malheur aboutir, ou à une rançon seulement, ou bien à une longue prison, & detention de sa personne, ou en tout evenement à une mort, mais non cruelle, & exemplaire, comme cette-cy. Par qui est fait ce procez? non seulement par celuy qui estoit le juge, ains la partie; car pour tel vous est-il figuré par Aimoïn, quand il en parle. Sur quoy estoit l' accusation fondee? sur dix morts de Roys. Paravanture furent tous les chefs de cette accusation averez? Rien moins: mais aussi tost proposez: aussi tost la Princesse exposee à mort. Et qui est chose pleine d' une compassion admirable, non seulement ils ne furent averez; ains au contraire la calomnie s' y voit à l' œil: car quant à ce qu' en premier lieu on luy objecta, qu' elle estoit cause de la mort du Roy Sigebert son mary, comme l' ayant induit à la guerre contre le Roy Chilperic son frere; qui avroit occasionné l' assassinat depuis advenu en sa personne, c' est un vray songe & fantosme. Parce qu' en toute l' Histoire de Gregoire vous ne trouverez estre parlé d' elle depuis son mariage, sinon lors qu' advertie de la mort du Roy son mary, elle fit sagement evader de Paris le jeune Roy Childebert son fils. Et au surplus, le mesme Autheur nous enseigne que Chilperic fut le premier boute-feu de leurs guerres. Jusques à ce qu' en fin ce grand guerrier Sigebert fut assassiné par les embusches de Fredegonde, comme nous avons plus amplement discouru ailleurs; Et neantmoins voila le premier mets de son accusation dont on nous repaist, pour rendre l' innocence de cette pauvre Princesse inexpiable, pour avoir fait mourir son mary. Vous pourrez par cela juger quel est le demeurant du service. On luy objecte en second lieu la mort de Meroüee fils aisné du Roy Chilperic. Je vous ay cy-dessus recogneu, & encore recognois franchement, que pour se vanger de la mort du Roy son mary, elle espousa le fils de son ennemy, esperant par son moyen trouver par luy sa vangeance contre le pere: & encore que son intention ne luy reüssist à souhait; toutesfois il n' y avoit en cecy matiere de luy faire son procez, non plus qu' à la Royne Fredegonde qui reellement & de fait avoit faict mourir Sigebert. Adjoustez qu' apres la rupture de ce mariage, Brunehaud ayant esté reintegree en sa ville de Mets, on ne pouvoit plus luy rien imputer. Comme aussi est-ce la verité recogneüe par le mesme Gregoire, qui m' est en ce sujet un autre Evangeliste, si ainsi me permettez de le dire, que Meroüee fut tué, non par le commandement de son pere; ains à son deceu, par les menees de Fredegonde sa belle mere. Car quant à la mort de Chilperic, jamais on n' en soupçonna Brunehaud. Recours à toute l' histoire du mesme Gregoire, voire à celle de Aimoïn, qui fait tomber ce meurtre sous le glaive de Fredegonde & Landry. Et de fait toute la querelle que Childebert avoit dedans Gregoire contre son oncle Gontran, estoit a fin qu' il permist la porte luy estre ouverte à se vanger contre

Fredegonde & Clotaire son fils, tant de la mort du Roy Sigebert son pere, que de celle du Roy Chilperic son oncle. Et pour monstrer que ce n' estoit feintise, soudain que Gontran eut les yeux clos, Childebert leva les armes contre eux. On accusa en quatriesme lieu cette Princesse, d' avoir fait mourir un autre Meroüee fils de Clotaire, je vous prie de considerer la sottie de cet impropere. Il y eut pres de la ville d' Estampes une bataille donnee entre les Roys Clotaire & Theodoric, l' armee de Clotaire estoit conduite par Landry Maire de son Palais, sous l' authorité de Meroüee son fils; celle de Theodoric sous sa banniere & authorité par Arnoul Maire de son Palais grand Capitaine, lequel y mourut, mais en mourant obtint la victoire au Roy son Maistre; & de l' autre costé fut pris Meroüee: Quelle fut depuis sa fin, l' Histoire n' en parle point, au moins on se fait accroire qu' on le fit mourir en prison, & y en a tres-grande apparence: Mais de l' attribuer à Brunehaud, il n' y en a nulle preuve; au contraire si en ces obscuritez la vray-semblance tient souvent lieu de la verité, il y a bien grande apparence que pour vanger la mort qui luy avoit procuré une si grande victoire, il s' estoit voulu vanger sur la vie de Meroüee. Aimoïn rudoyant par aigres paroles Brunehaud, objecte à Brunehaud que par ses frequentes & souvent reïterees importunitez, donnant à entendre à Theodoric que Theodebert n' estoit son frere, avoit semé la zizanie de division entr'eux, cause de la ruine fatale de Theodebert: induisant par cela que Theodoric estoit l' agresseur. Au contraire celuy qui fut promoteur des guerres d' entre les deux freres fut Theodebert (esquelles il rendit les abois) par le tesmoignage du mesme Aimoïn. Pour 5. chef de son accusation, on luy mit sus qu' elle avoit fait mourir le Roy Theodebert son petit fils. Si vous parlez à Fredegaire, il fut fait prisonnier par Theodoric, & confiné de Colongne en la ville de Chaalons sur Saone: Nulle mention de sa mort: Si à Aimoïn, il fut traistreusement meurtry par l' un des citoyens de Colongne, qui fit tout aussi tost present de sa teste à Theodoric. Les choses estans telles, comment y pouvez vous engager le fait de la Royne Brunehaud? Et neantmoins pour ne flatter sous faux gages son histoire, je veux croire que luy ayant esté envoyé elle luy fit prendre la tonsure de Clerc, & quelque temps apres tuer pour faire plaisir au Roy Theodoric, car ainsi l' apprens-je de Jonas en la vie de S. Colombain: Jonas dis-je qui florissoit de ce temps-là. Pour 7. chef on luy impute qu' elle avoit fait mourir Theodoric puis trois de ses enfans. Quant à Theodoric, à la verité telle est l' opinion d' Aimoïn, mais desmenty par Fredegaire son devancier qui le declare estre mort d' un flux de sang: & cestuy pareillement par Jonas qui dit que ce fut d' un coup de foudre. Et pour le regard de ses trois enfans, fut-il jamais histoire plus digne d' un Escolier, ou d' un Moine claustral que cette-cy?, qu' à la veüe de tous Clotaire en fit mourir deux, & le troisiesme sous main, feignant de le vouloir conserver, & neantmoins que ces trois cruautez soient rejettees sur cette malotruë Princesse? Joint que ce ne fut elle qui fit prendre les armes par le Roy Clotaire contre ses enfans; & de ce je n' en veux meilleur tesmoin qu' Aimoïn. Or combien que selon le droit commun du genre humain il ne fust en la puissance du Roy Clotaire de faire le procez extraordinaire à cette Dame, Royne & Princesse souveraine, & ores qu' en sa puissance il eust esté, toutes-fois que toutes ces imputations fussent fausses & calomnieuses, horsmis une, sans en faire aucune perquisition, sans avoir esgard, ny à son sexe, ny à la longueur de son aage, qui estoit de 73. ans, ny à sa qualité de fille, femme, mere, ayeule, & bisayeule de Roys, elle fut horriblement traictee de la façon que je vous ay cy-dessus discouru. Cruauté qui n' eut oncques sa pareille en son tout. Et qui est plus espouvantable, c' est qu' elle proceda de la part d' un Roy, non seulement debonnaire & clement; ains la mesme debonnaireté par dessus tous nos Roys de la premiere lignee. Qui a fait estimer à quelques uns, que cette histoire estoit fabuleuse. Discours que je reserve au chapitre prochain.

lundi 14 août 2023

10. 15. Vie du bon pere Colombain, & bannissement indigne contre luy procuré par la Royne Brunehaud.

Vie du bon pere Colombain, & bannissement indigne contre luy procuré par la Royne Brunehaud.

CHAPITRE XV.

L' an quatorziesme du regne de Theodoric (dit Fredegaire) la renommee du bon pere Colombain s' estoit grandement espanduë par toute la Gaule, & l' Allemagne, estant par la bouche de tous en reputation d' un grand preudhomme. Personnage d' une venerable presence: De maniere que le Roy Theodoric le venoit souvent voir à Luxeüil, le suppliant avecques toute humilité de luy vouloir faire part à ses prieres & oraisons envers Dieu. Et le frequentant de cette façon, cet homme de Dieu commença de se courroucer contre luy de ce qu' il aimoit mieux soüiller son ame en paillardises envers unes & autres femmes impudiques, que de se conjoindre par mariage avecques quelque honneste Princesse, dont il pourroit avoir lignee qui luy succederoit par honneur, & non se faire honteusement des successeurs qui proviendroient du bordeau. Et comme le Roy luy promit de vouloir suivre ses commandemens, & de quitter tous attouchemens illicites: Adonc Brunehaud poussee de ses vieilles & detestables tentations du diable, commença d' ourdir une nouvelle tresme contre le bon homme: voyant que le Roy s' estoit du tout disposé à le suivre. Advint donc un jour entre autres que le sainct homme estant venu visiter Brunehaud, elle luy presenta les enfans illegitimes du Roy son fils, pour leur vouloir bailler sa benediction. Ce qu' il refusa tout à plat: luy disant, ja à Dieu ne plaise que je donne ma benediction à ceux qui sont issus de for-mariage: M' asseurant que Dieu jamais ne permettra qu' ils arrivent à la Couronne. Paroles dont la Royne à demy forcenee s' en retourna tout court avecques ses enfans. D' un autre costé le bon homme s' en voulant retourner, à peine avoit-il passé la porte du Palais, qu' aussi tost se fit un petit tremblement de terre, qui en estonna plusieurs, mais non la Royne Brunehaud, laquelle deslors commença de dresser toutes sortes d' embusches contre le sainct homme. Deffendant à tous les Religieux circonvoisins de sortir de leurs Monasteres, & pareillement que nul ne fust si osé de recevoir aucun des Moines de Colombain, ny de luy prester assistance. Ce que voyant l' homme de Dieu, il s' achemine tout aussi tost en Cour, a fin de destourner le Roy, & la Royne de leur malheureuse opiniastreté. Et leur ayant esté rapporté que le sainct homme estant arrivé, ne s' estoit voulu loger dedans la maison du Roy. Si ainsi est (dit le Roy Theodoric) le meilleur sera d' honorer l' homme de Dieu de viures à propos, que si je n' en tenois compte d' encourir l' ire de Dieu. Pour cette cause il commanda qu' il fust servy magnifiquement & à la Royale. Et suivant ce commandement luy furent apportees viandes & vin d' eslite. Le sainct homme tout estonné, demande à quel jeu se faisoit ce grand appareil. Respondent les Gentils hommes servans, que tel estoit le vouloir du Roy; Mais luy abhorrant cette marchandise, comme chose desplaisante à Dieu. Il est escrit, dit-il, que Dieu abhorre les dons des meschans. Et se faut soigneusement donner garde, que les serviteurs soüillent leurs mains dedans les dons de celuy, qui non seulement deffend aux siens; ains à tous les autres de converser aux maisons de Dieu, & sur cette parole rompt & fracasse tous les vases, & jette par terre toutes les viandes & vins. Dont les Gentils hommes servans estonnez, & estans retournez vers le Roy, luy racontent comme le tout s' estoit passé, lequel estant tout effrayé le vint sur le point du jour visiter avecques son ayeule, le supplians de leur vouloir pardonner le passé, & qu' à l' advenir ils donneroient ordre à l' amendement de leurs fautes. Ce que le preudhomme ayant pris en payement, il s' en retourna fort content à son Monastere: mais ils n' entretindrent pas long temps leur promesse: Parce que le Roy peu apres reprend les arrhes de sa paillardise. Dont le beat pere ayant eu advis, il luy escrit lettres pleines d' aigreur, voire le menace d' une excommunication, s' il perseveroit en son peché. Ce dont Brunehaud plus que devant indignee, recherche tous les artifices pour exciter l' indignation du Roy contre luy: y apportant premierement tout ce qu' elle peut du sien, puis y employant les Princes & grands Seigneurs de la Cour, & finalement les Prelats, qui soustindrent que la reigle Monastique de Colombain estoit dyscole, & non admissible en nostre Eglise. Tellement que le Roy vaincu de toutes ces importunitez & persuasions, visite le bon homme en son Monastere, luy reprochant qu' il avoit introduit un nouvel ordre de Religion, non commun avecques tous ses autres comprovinciaux, ne permettant qu' aucun homme Lay eust entree dedans son Cloistre. A quoy le beat pere comme personnage sans crainte luy respondit fortement: qu' à la verité telles manieres de gens ne pouvoient entrer dedans son Cloistre. Mais qu' au lieu de ce il avoit logis hors son Monastere pour les recevoir. A quoy le Roy: Si vous desirez avoir part à mes bien-faicts, je souhaite qu' ouvriez la porte à tous, sans acception & exception de personnes. L' homme de Dieu luy respond. Si vostre opinion est d' enfraindre ce qui a esté jusques à huy observé par une discipline bien reiglee, je ne veux faire aucun estat de vos liberalitez, & si vous n' estes venu en ce lieu cy, qu' en deliberation de ruiner les Eglises & maisons de Dieu, sçachez que vostre Royaume tombera de fonds en comble avecques tous vos enfans. Prognostic qui fut depuis certain, & averé par l' evenement. Car dés l' instant mesme le Roy, par une trop hardie entreprise, contre la reigle du Convent estoit entré dedans le Cloistre, avecques sa suite, & neantmoins estonné de ce fascheux prognostic il en sortit tout aussi tost, & lors l' homme de Dieu reprend le Roy fort aigrement, lequel luy repartit en cette façon. 

Tu penses par tes propos m' induire à te faire mourir comme un Martyr, mais je ne suis pas si fol de faire cette meschanceté; ainçois par un plus sage conseil je feray ce que je pense plus expediant & utile, qui est que celuy qui ne peut endurer chez soy aucun homme Lay, ait à reprendre ses premieres brisees, & s' en retourner par où il estoit venu. Et sur ce tous les Courtizans d' une commune voix s' escrierent, qu' ils ne souloient avoir en leur quartier un homme, qui ne se rendist communicable à tous. Et lors le bon pere leur dit: Qu' il n' estoit resolu de quitter son Monastere, si on ne l' en chassoit par force. Sur ces propos le Roy s' en part, laissant un Seigneur nommé Baudulfe: lequel y estant demeuré, chasse du Monastere le S. homme, & le conduit à la ville de Vesonce, pour y passer le temps de son bannissement, jusques à ce qu' il pleust au Roy d' en ordonner autrement. Ces choses ainsi passees, ce bon homme se voyant n' estre en la garde d' aucun: parce que chacun voyoit les vertus de Dieu reluire en luy, & pour cette cause nul ne l' osoit offenser, ny ne vouloit participer au tort qui luy avoit esté fait. Parquoy un jour de Dimanche de bon matin il monte fort malaisément au plus haut de la montagne, car cette ville estoit bastie le long d' un mont, aux pieds duquel passoit une riviere, & le sommet un roch sans maisons, où le bon homme ayant sejourné jusques au midy pour recognoistre s' il n' y avoit nul homme en bas commis pour luy empescher son retour, & voyant qu' il n' y en avoit nul, il passa avec les siens au travers de la ville, & s' en retourne en son Monastere. Chose dont Brunehaud & Theodoric irritez, commandent au Comte Bertaire, & à Baudulfe de le tenir en une plus estroite garde, lesquels arrivez au Monastere le trouverent psalmodiant en l' Eglise avec ses Religieux, & le gouvernerent en cette façon. Nous vous supplions de n' obeïr tant aux commandemens du Roy qu' à nos prieres, & vouloir retourner és lieux dont sortites premierement pour vous adomestiquer aux nostres. Mais luy: Je ne pense (dit-il) qu' il plaise au Createur de ce monde que je retourne au pays dont je suis sorty pour son honneur, & advancement de son nom. Ces deux Seigneurs cognoissans qu' il n' estoit deliberé de les croire, s' en partirent, delaissez pres de luy quelques soldats. Mais eux au lieu de le forcer, le prierent tres-humblement vouloir avoir pitié d' eux: d' autant que par malheur on les avoit laissez en ce lieu, a fin de l' exterminer tout à fait, & ne le faisant ils couroient risque de leurs vies, & luy à eux. J' ay souvent (dit-il) protesté de ne deguerpir cette place, sinon contraint de toute force. A quoy ces pauvres gens tenans le loup par les oreilles, & assiegez d' une part & d' autre de crainte, les uns touchans devotement ses habits, les autres se prosternans à genoux devant luy, les larmes aux yeux le supplierent tres-humblement de leur vouloir pardonner leur faute: comme à ceux, qui n' executoient rien en cet endroit de leurs particulieres volontez; ains estoient forcez d' obeïr aux commandemens du Roy. Partant l' homme de Dieu voyant qu' il y avroit danger pour ces pauvres soldats, s' il s' opiniastroit davantage en sa premiere resolution, sortit du Monastere, estant suivy d' une infinité de pleurs d' un chacun. Accordant que ses gardes luy fissent compagnie, jusques à ce qu' il fust hors le Royaume de Bourgongne, entre lesquels estoit Ragumond qui l' accompagna jusques en la ville de Nantes, & ainsi banny du Royaume de Theodoric, il delibera de reprendre la route de son païs d' Hibernie: puis vint en Italie, où il bastit un Monastere, & en fin plein de saincteté & d' annees il rendit son ame à Dieu.

A tant Fredegaire. Or fut le dernier acte de cette tragedie joüee l' an 615. & adjoustent quelques Historiographes que ce grand sainct homme passant par la ville d' Auxerre, pendant un disner declara haut & clair à ses gardes, que dedans trois ans pour le plus tard on verroit Theodoric, ses enfans, & Brunehaud perdre leurs vies, & leur Royaume. Prophetie qui depuis sortit son plein & entier effect.