jeudi 29 juin 2023

4. 23. Des Epithetes que nos ancestres donnerent à quelques uns de nos Roys par honneur, aux autres par attache.

Des Epithetes que nos ancestres donnerent à quelques uns de nos Roys par honneur, aux autres par attache. Depuis quel temps apres leurs decez leurs Epithetes se sont tournez en ceremonie, ensemble sommaire discours sur les surnoms.

CHAPITRE XXIII.

Ceux qui nous ont laissé par escrit les anciennetez des Egyptiens, nous racontent que lors que leur Roy estoit allé de vie à trespas, c' estoit une coustume ordinaire d' exposer son corps à la veuë de tout le peuple, a fin qu' il fust loisible à chacun de le loüer ou accuser publiquement des choses que l' on estimoit avoir esté par luy bien ou mal faites. Et si par cas d' adventure il se trouvoit qu' en cette balance de loüange & d' accusation, la pluralité des voix passast pour ceux qui se plaignoient de ses extorsions & tyrannies, alors luy estoit toute sepulture interdite. Qui estoit l' une des choses qu ils redoutoient le plus, non seulement pour l' ignominie qui leur estoit faite par ce moyen: mais aussi que la commune opinion estoit que leurs ames estoient sans cesse vagabondes, jusques à ce que leurs corps fussent mis au cercueil selon leurs ceremonies. Cela fut cause que les Princes estoient semonds de n' extravaguer hors les bornes de leur devoir, pour la peine qu' ils voyoient leur estre preparee apres leur mort: laquelle n' estoit, ce leur sembloit, passagere, ains duroit à perpetuité. Quant à nous qui sommes nourris en la vraye doctrine de Dieu, encores que ne devions avoir autre crainte pour nous inviter à bien faire que celle que nous rapportons des Evangiles: toutesfois voyant que la plus grande partie des Nobles, & grands Seigneurs s' enyurent tellement de l' honneur mondain, que sans l' alechement d' iceluy, ils oublieroient plusieurs choses de leur devoir: si j' osois employer mon souhait à l' endroit de nos Roys, je voudrois non pas qu' ils fussent exposez de la façon des Egyptiens: mais bien que sans flaterie on leur donnast tiltres, aussi bien tirez de leurs vices, que de leurs vertus, a fin que tout ainsi que les tiltres d' honneur seroient envers leurs successeurs, comme un esperon de vertu, aussi les taches leur servissent comme d' une bride pour les destourner de mal faire.

Et vrayment si nous voulons icy remarquer l' ancienneté de la France és Epithetes que nous donnons à nos Roys apres leurs trespas, nous trouverons que du commencement ils se donnoient sans aucune solemnité, par un taisible consentement de tout le peuple, selon les merites ou demerites qu' on avoit veu regner en eux. De là vint que par la voix commune de tous, ce grand guerrier Charles, pere de Pepin, fut surnommé Martel, du nom de Mars, & son petit fils Charles le grand, autrement Charlemagne, d' un mot François, & my-Latin. Et sous la troisiesme lignee de nos Roys, Hugues Capet, pour le bon sens qui estoit en luy: Philippes II. le Conquerant, parce qu' il avoit conquis & reüny à sa Couronne tout ce que les Anglois possedoient en & au dedans de la France. Et si nous fusmes liberaux en ces loüables Epithetes envers ceux qui le meritoient, nous ne feusmes non plus avaricieux de leur donner des attaches sur les defaux qui estoient en eux. Nous appellasmes un Charles le Simple, & un Louys le Faineant. Quelques uns estiment que Louys VII. pere de Philippes le Conquerant eust esté surnommé le Jeune, parce que sur un umbrage tel quel, il avoit repudié Leonor sa femme, seule heritiere du Duché de Guyenne, & Comté de Poictou, laquelle se maria depuis à Henry II. Roy d' Angleterre: accroissant grandement par ces deux pieces son Estat, au grand dommage de la France: Mais en cette opinion ils s' abusent, d' autant qu' il fut appellé le Jeune à la difference de Louys le Gros son pere. Ayant esté du vivant de luy fait & couronné Roy de France. Chose que l' on voit à l' œil par le privilege de la Regale qu' il octroya à l' Archevesque de Bourdeaux, portant ces mots. Ego Ludovicus iunior, Magni Ludovici filius, duquel j' ay cy-dessus parlé au troisiesme Livre. Et neantmoins il meritoit vrayement le tiltre de Jeune, par la repudiation par luy faite. Voyla quant aux Epithetes concernans les fautes de l' esprit. Car quant à ceux qui touchoient les vices du corps, je souhaitterois que ne les eussions remarquez, comme quand nous dismes Pepin le Brief, Charles le Chauve, Louys le Begue, Louys le Gros.

Or n' estoient tous ces Epithetes donnez par ceremonie. Nos Roys en joüissoient lors par la voix commune du peuple en bien, ou en mal faisant, & dura cela jusques à Philippes de Valois: Car comme Philippes quatriesme fut appellé Philippes le Bel, & de ses trois enfans, l' un Hutin, l' autre le Long, l' autre encores le Bel, remarques que l' on tiroit en eux ou du corps, ou de l' esprit, le premier pour lequel commença cette ceremonie d' Epithetes par flaterie, fut Philippes de Valois, lequel du commencement fut appellé le Fortuné par tout le peuple: Parce que Fortune l' avoit ce sembloit conduit par la main à ce haut tiltre de Roy par la mort de ses trois Cousins qui estoient decedez sans hoirs masles, luy qui sembloit lors du decez de Philippes le Bel estre grandement esloigné de la Couronne. Depuis il fut nommé l' Heureux, pour la grande victoire qu' il avoit euë contre les Flamans: Toutesfois tous ces tiltres d' honneur s' esvanouirent avec sa vie, & luy en resta seulement un seul. Il avoit esté solicité, ainsi que j' ay deduit ailleurs, par Maistre Pierre de Congneres lors son Advocat en la Cour de Parlement, de refrener les Jurisdictions Ecclesiastiques, en ce qu' elles entreprenoient sur les droits du Roy & de ses sujets: Et de fait cette cause fut solemnellement plaidee d' une part & d' autre devant luy au bois de Vincennes: Toutesfois apres avoir oüy les parties, il declara que pour lors il ne remueroit rien de nouveau, ains lairroit (laissoit) les Ecclesiastics en leur ancienne possession. Chose qui leur fut si aggreable qu' ils commencerent à le haut loüer sur tous les autres: tellement qu' apres qu' il fut decedé, comme si la foy Chrestienne eust despendu de la manutention de telles Jurisdictions, il fut par cry public surnommé le Catholique, lequel tiltre ne luy est point depuis tombé, voire fut engravé sur sa sepulture, comme l' on peut voir en l' Eglise des Jacobins de Paris, dans laquelle fut son cœur ensevely: Et toutes-fois à prendre sans hypocrisie les choses, luy mesme durant sa vie se surnomma tel qu' il estoit. Car apres la mal-heureuse journee de Cressy, s' enfuyant de la bataille au Chasteau de la Broye, le Chastelain voulant sçavoir qui estoit celuy qui luy demandoit l' entree, parce qu' il estoit ja nuict close, il luy respondit que c' estoit la Fortune de la France: Et certes non sans grande raison: Car depuis cette deffaicte n' advindrent que toutes miseres au Royaume.

Depuis que le Clergé eut faict cette ouverture, on tira cela en Coustume, & chercha-l'on apres le decez de nos Roys dans leur vie passee, la plus grande vertu qui eust reluy en eux pour les en surnommer, à cry public & son de trompe, comme nous voyons que Jean fils de Philippes de Valois, fut apres son decez appellé le Bon. Charles V. le Sage & le Riche: parce que l' on remarquoit en luy, qu' il avoit eu des affaires de guerre autant & plus qu' aucun autre de ses devanciers: davantage avoit construit plusieurs grands bastimens tant en Eglises que Chasteaux: Et outre ce avoit fait plusieurs belles donations & fondations: Et neantmoins se trouvoit qu' au bout de toutes ses affaires & despences, il avoit laissé apres son decez un fonds infiny de deniers: Au moyen dequoy, à bonne raison sembloit-il que l' on le deust appeller Sage & Riche: combien que pour le regard de la Sagesse il fit un grand pas de Clerc, lors qu' il espousa pour son plaisir Jeanne de la maison de Beau-jeu, estant en son choix d' espouser la fille & unique heritiere de Flandres, qu' il laissa espouser à son frere Philippes Duc de Bourgongne. En cas semblable fut Charles VI. surnommé le Bien-aimé, parce comme je croy, que le hazard du temps ne luy donna jamais le loisir de se faire hayr de son peuple: D' autant qu' il entra au Royaume en aage de minorité, & estant sous le gouvernement des Ducs d' Anjou & de Berry ses oncles, & peu apres se trouvant alteré de son bon sens, l' on remettoit les fautes qui estoient commises plustost sur ses Gouverneurs que sur luy. Louys XII. Pere du peuple, François I. le Clement, & Zelateur des bonnes Lettres: Henry son fils le Belliqueux. Nous ne sçavrions assez honorer nos Roys. Bien diray-je que quand par flaterie nous voulusmes honorer leurs memoires, les affaires de nostre France ne s' en sont pas mieux portees.

Or n' emportent tels Epithetes aucune remarque des surnoms, ains sont seulement tiltres honorables, dont on revest nos Roys apres leurs decez. Aussi ne se trouve-il point qu' ils ayent jamais usé de surnoms, ny mesmes les Princes, qui leur attouchoient de quelque degré de consanguinité en ligne masculine. Car ce que nous appellasmes la ligne des Roys n' agueres regnans sous le surnom de Valois, & nostre Roy à present regnant HENRY DE BOURBON, comme aussi tous les autres Princes qui luy attouchent de proximité de lignage, ce sont surnoms tirez de leurs principales Seigneuries. Et est cecy cause que nos Roys & tous les Princes ne sous-signent que de leurs noms. Et certes il n' y a rien où je me trouve tant empesché, qu' en la varieté qui s' est rencontree aux surnoms. Repassez par la Republique de Rome auparavant qu' elle fust asservie sous la puissance d' un Empereur, ils avoient quelques-fois trois noms, comme Marcus Tullius Cicero, & d' ordinaire deux. Descendez quelques deux ou trois cens ans sous l' Empire, vous n' y en trouverez le plus souvent qu' un seul. Mesmes tous ces grands personnages, dont les uns firent profession des armes sous l' Empereur Justinian, les autres du droict, ne se trouvent qualifiez que d' un nom, Belissaire, Joannes Tribonian, Theophile, Dorothee: & peut-estre n' est-il hors de propos d' estimer que nos premiers François n' usoient non plus de surnoms: au moins n' en trouverez vous aucuns en tous nos livres anciens. N' estoit que nous voulussions dire que nos ancestres n' eussent voulu inserer leurs surnoms par contemnement & mespris, ains se contentassent sans plus d' estre designez par leurs noms. Car nous voyons un Jean de Mehun avoir seulement pris celuy de la ville en laquelle il estoit né, combien qu' il fust surnommé Clopinel. En cas semblable le Sire de Joinville qui nous escrivit la vie de sainct Louys, semble avoir voulu oublier le sien au commencement de son œuvre, posé que par son Histoire il face mention d' un sien frere appellé Messire Jean le Brun Connestable de France: & tout de cette mesme façon ces doctes Religieux qui florirent en l' Abbaye de sainct Victor joignant Paris, se contenterent de mettre au lieu de leurs surnoms, le nom du Monastere, auquel ils faisoient profession tant de la Religion, que des disciplines, comme nous voyons que Hugues, Adam, & Richard, personnages celebrez en leur siecle, pour tout surnom s' appellerent de S. Victor. Toutesfois c' est une chose esmerveillable qu' en tous ces bons vieux autheurs, dans un Gregoire, Adon, Aimoïn, Reginon & autres, vous ne trouvez un seul nom accompagné de surnom. Et plus encores comme il soit depuis advenu qu' il n' y ait aujourd'huy famille Roturiere en nostre France, qui n' ait son surnom. Si vous parlez à du Tillet, il vous dira que ces surnoms ont esté donnez à uns & autres par forme de sobriquets. Il faut doncques qu' ils soient tous intelligibles, & neantmoins de cent mille, il n' y en a pas cent qui ayent aucune signification: Tellement qu' il semble que ce soit un, je ne sçay quel Daimon qui nous les ait imposez.

mercredi 28 juin 2023

4. 22. Sommaire deduction de nombres François,

Sommaire deduction de nombres François. Et pourquoy par V. nous signifions cinq, & par X. dix, par L. cinquante & par D. cinq cens.

CHAPITRE XXII.

Geofroy Thory, homme qui en son Livre du Champ Fleury, discourant sur les lettres Antiques ou Attiques, s' est par mesme moyen estudié de nous enseigner quelques choses appartenantes à l' embellissement de nostre France, entre autres poincts, où il discourt dont procede qu' en nostre Arithmetique Françoise nous facions valoir la lettre de V. pour cinq, & celle de X. pour dix, D. pour cinq cens, & L. pour cinquante, qui semblent n' avoir aucun rapport aux nombres, pour lesquels elles sont employees, estime que le V. fut employé pour cinq, parce que c' estoit la cinquiesme voyelle, & de là passe en plusieurs divinations fantasques (fantastiques), ausquelles je renvoye le Lecteur s' il se veut donner le loisir de les lire. Je ne m' amuseray pas grandement à le contredire, ains diray seulement que si sa conjecture avoit lieu, je demanderois volontiers dont vient que nous ne mettons les autres quatre voyelles A. E. I. & O. pour designer selon l' ordre Abecedaire, les premier, deux, trois, & quatriesme nombres, tout ainsi que nous employons V. pour le cinquiesme. Pourquoy encores signifions nous le nombre premier par I. qui est la troisiesme voyelle. Je veux doncques dire (& le disant je ne seray desadvoüé) que le discours de nostre Arithmetique a pris son origine de la mesme Nature, laquelle nous apprit premierement de conter par nos doigts, un, deux, trois, & quatre: chacun desquels represente la figure d' un I. & si vous venez du doigt que l' on appelle Indice à celuy du Poulce, vous y voyez la figure & remembrance d' un V. antique, en esplanissant vostre main. De là à mon jugement est venu que quand nos anciens, voire les Romains conterent, ils employerent I. pour les quatre premiers nombres. Par exemple I. II. III. IIII. pour signifier un, deux, trois, & quatre, & userent puis apres de l' V. pour le cinquiesme nombre, representé entre le Poulce, & le doigt qui luy est le plus proche. Or que par I. on representast mesmes aux Romains tantost un, tantost deux, trois, & quatre nombres, nous l' apprenons de ce vers de Martial au second livre de ses Epigrammes où il dit, Que si quelqu'un trouve son premier & second livre trop briefs, il le peut garentir de cette faute, ostant un I. du second livre.

Unum de titulo tollere Iota potes.

C' est à dire, au lieu de ces deux I. qui signifioient deux, que l' on y en mit un seulement. Cette demonstration oculaire me faict tomber à la divination de mon V. pour cinq. Si bonne ou mauvaise, je m' en rapporte au jugement du Lecteur. Bien vous diray-je que puis que par une leçon de nature nous avons pris nos quatre I. de nos quatre doigts, comme estant le premier ject & calcul qui despend de nous, j' ayme mieux l' emprunter de là, que de V. pour cinquiesme voyelle. Cette maxime presupposee, comme premier fondement de nos nombres, il est aisé de juger pourquoy la lettre de X. fut employee pour le nombre de dix. Parce qu' en sa figure elle represente haut & bas deux V. Tout de cette mesme raison la lettre C. estant mise pour signifier le nombre de cent l' on fit valoir L. pour cinquante, faisant la moitié d' un C. representé en quelques vieux characteres sous cette figure L. Et ainsi l' ay-je autresfois veu, moy estant Escolier à Tholoze en quelques vieux Epitaphes, & se peut encores voir dedans Paris, au Monastere S. Germain des Prez, au soubassement de l' Autel de la Chapelle de S. Germain, en certaines anciennes lettres gravees en pierre de taille, autour d' une Croix qui y est, ausquelles on pourra avoir recours. Sur ce mesme modele faut dire que M. representant la premiere lettre de Mille, fut employee pour figurer ce nombre: & D. pour cinq cens, comme faisant la moitié de la lettre (* omega) ainsi figuree en nos vieux moules François. Tellement que mettans toutes ces lettres ensemble, M.DC.LXVIII. nous pourrons dire qu' elles signifient Mil six cens soixante & huict: vray que nos anciens arrivans sur le nombre de neuf mettoient un I. devant X. voulans nous donner à entendre que tout ainsi que I. mis au dessous de X. signifioit unze, aussi mis au dessus de la mesme lettre, il ne signifioit que neuf, par la substraction qui estoit faite d' un I. & apres le dix reprenoient les quatre unitez: & pour signifier unze, douze, treize, quatorze mettoient XI. XII. XIII. XIIII (XIV). jusques au nombre de quinze, qu' ils figuroient en cette façon XV. & ainsi de tous les autres nombres: nous signifions vingt, par deux XX. trente par trois XXX. & puis cinquante par une L. & quant à quarante par XL. & nonante XC. le tout pour la mesme raison que le IX. dont j' ay cy-dessus discouru. Monstrant que chacun des deux nombres est moindre de dix que le cinquante & centiesme. Et n' est pas chose qu' il faille icy oublier, ores que de petite consequence, que quand nos ancestres escrivant ce mot un, ils y adjousterent un g. derriere en cette façon ung, qui n' a nulle correspondance à ce mot qui vient du Latin, ny au son des oreilles: mais cette maniere d' escrire fut introduite pour oster l' equivoque qui pouvoit sourdre entre ce mot, & le nombre de sept. Car lisez tous les Livres anciens François manuscrits, c' estoit une coustume familiere aux Copistes de mettre les nombres par abbregement: & s' il estoit question d' escrire un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huict, neuf & dix, on y mettoit I. II. III. IIII. V. VI. VII. VIII. IX. & X. & ainsi de tous les autres: Et depuis l' invention de l' impression nous les couchasmes tous de leur long. De façon que ceux qui premierement au lieu de mettre la figure de I. voulurent pour signifier l' unité escrire le mot d' un, ils y adjousterent, (comme il est vray-semblable) le g, pour oster l' ambiguité qui se fust peu rencontrer avec le nombre de sept, escrit en lettre commune avecques un V (U), & une n, qui represente deux I (VII: Vn, Un).