samedi 15 juillet 2023

6. 26. De la famille d' Anjou qui dés & depuis le temps de Charles frere de sainct Louys commanda au Royaume de Naples, & des traverses qu' elle receut.

De la famille d' Anjou qui dés & depuis le temps de Charles frere de sainct Louys commanda au Royaume de Naples, & des traverses qu' elle receut.

CHAPITRE XXVI.

Je vous ay dit sur la fin du 23. Chapitre que le Royaume de Hierusalem fondit en nostre Charles d' Anjou lors Roy de Sicile, & par quel moyen ce tiltre d' honneur luy fut acquis & à sa posterité. C' est pourquoy je ne pense estre hors de propos (apres le precedent Chapitre dont je vous ay repeu par forme d' entremets) si j' enfile celuy qui s' offre à la suite des Roys de Hierusalem. Histoire pleine de tragedies, que je vous veux discourir, ores qu' elles n' ayent esté joüées sur le theatre de la France, ains d' Italie. Toutes-fois parce que les premiers personnages d' icelles, furent de la premiere famille d' Anjou, extraite du sang de nos Roys, je pense faire œuvre de merite, vous representant, non le tout, ains un sommaire abregé de cette Histoire, pepiniere de plusieurs malheurs advenus par succession de temps à la France. Fuzeau fascheux à demesler, bien qu' il tombe ordinairement en nos bouches. Pour le desvelopement duquel je deduiray le nombre & suitte des Roys, & leurs genealogies, & les revers qu' ils recevrent de la fortune.

Je trouve en cette famille y avoir eu onze tant Princes que Princesses, qui porterent le tiltre de Roys, & Roynes de Naples, Charles premier, Charles second, Robert, Jeanne premiere, André, Louys premier, Louys second, Charles troisiesme, Marguerite, Ladislao, Jeanne seconde, qui tous furent tirez du tige de Charles premier, & Jacques de Bourbon Comte de la Marche mary de Jeanne deuxiesme.

Charles I. frere de nostre bon Roy S. Louys, fut Comte d' Anjou de son estoc, & par Beatrix sa femme Comte de Provence.

De luy & d' elle nasquit Charles II. dit le Boiteux, qui espousa Marie fille unique d' Estienne Roy de Hongrie, & de ce mariage nasquirent 14. enfans, 9. masles & 5. filles, desquels toutes-fois je ne toucheray que 4. Charles, Robert, Philippes & Louys.

Charles fils aisné surnommé Martel, fut apres le decez d' Estienne son ayeul maternel, couronné Roy de Hongrie, du consentement de ses pere & mere.

Robert qui apres le decez de Charles le Boiteux son pere se fit proclamer Roy de Naples.

Philippes Prince de Tarente. 

Louys Duc de Durazzo.

De ces quatre Princes enfans de Charles II. sourdit la suitte des autres Roys & Roynes.

Charles Martel Roy de Hongrie eut un fils nommé Charles, Nombert, autrement Charrobert, d' un mot composé de Charles nom de son pere, & de Robert son oncle & parrain: Cestuy ne fut Roy de Naples, mais de luy nasquirent deux enfans Louys & André, qui par la rencontre du temps & des affaires, porterent diversement ce tiltre.

Du Roy Robert vint Charles seul fils qui predeceda son pere, delaissées trois filles, Jeanne, Marie, & Marguerite, dont la premiere & derniere furent intitulees Roynes.

De Philippes Prince de Tarente nasquit un seul fils nommé Louys, qui fut aussi Roy de Naples.

Louys Duc de Durazzo eut Charles, duquel nasquit un autre Charles qui porta le tiltre de Roy: Et de luy vindrent Ladislao, que nous appellons en nostre vulgaire Lancelot, & Jeanne II. tous deux qualifiez Roy & Royne. Genealogies ausquelles trouverez les Couronnes diversement advenuës, à quelques uns par le Droict reiglé de nature, aux autres par le desreiglé de fortune, selon que les occasions leur mirent le sujet en main.

Les Papes attediez de longues guerres & differens qu' ils avoient eus contre Federic second Empereur du nom, Roy de Sicile, voulurent exterminer sa race en la personne de Mainfroy son bastard, lequel par voyes induës s' estoit emparé du Royaume au prejudice de Conradin son nepueu & pupille. Pour y parvenir fut en l' an 1262. par eux appellé Charles Comte d' Anjou, Prince d' une magnanimité admirable, mais aussi d' une ambition desmesuree, & sans frein. Luy promettant de l' investir du Royaume, s' il pouvoit chasser Mainfroy. Sur cette promesse, il s' y achemine; Toutes choses luy rient sur son advenement. Mainfroy par luy desconfit, & occis en bataille rangee, Charles & Beatrix sa femme couronnez Roys par le Pape le jour & feste des Roys, l' an 1265. moyennant certain grand tribut, qu' ils promirent par chacun an au S. Siege. En quoy il y a diverses leçons: car les uns disent quarante mille ducats, les autres quarante huit, & les autres une hacquenée seulement par honneur, pour recognoissance de son hommage. Outre cela luy est conferé l' Estat de Senateur de Rome dedans la ville, & de Vicaire de l' Empire par toute l' Italie. Celuy-là premier Estat politic de la ville, & cestuy-cy du plat pays. Il est en outre gratifié par la Royne Marie du tiltre de Roy de Hierusalem, que ses successeurs n' oublierent en leurs qualitez de parade. Se fait continuer le tribut payé par la ville de Tunes à ses devanciers. Et comme il n' aspiroit qu' à hautes entreprises, aussi se promettoit-il l' Empire de Constantinople sur les Paleologues. Vainquit en champ de bataille Conradin: Victoire qu' il estimoit l' asseurance de son Estat: mais comme il est plus mal-aisé de mesnager sa bonne, que sa mauvaise fortune, aussi mettant sous pieds tout droict de guerre, auquel tous Princes Souverains sont obligez, il soüilla ses mains dedans le sang du jeune Conradin, & de Henry Duc d' Austrie son proche parent ses prisonniers de guerre, qu' il fit decapiter en plein marché, comme s' ils eussent esté ses justiciables. Le semblable fit-il à plusieurs Seigneurs de leur suite, non seulement du Royaume, mais aussi des pays estranges, & abatre tous les Chasteaux, tant des Gentils-hommes presens, qu' absens: Esperant que par ces morts, ruines & abbatis la voye seroit elaguée à sa domination. Playe qui seigna depuis longuement en luy, & toute sa posterité. Sujet du present discours, auquel j' ay donné quelque atteinte au Chapitre des Vespres Siciliennes, Livre 7. mais non si ample qu' en cestuy.

Dieu permit que Pierre Roy d' Arragon mary de Constance fille de Mainfroy, s' impatroniza du Royaume de Sicile, par les pratiques & intelligences des Gentils hommes mal contens du pays, qui s' estoient garentis par une bonne & prompte fuite, lesquels en un jour entr'eux assigné, au son d' un toxin general par tout le pays, massacrerent tous les François, sans exception de sexe, ny d' âge, ne pardonnant pas mesmement aux femmes Siciliennes qui se trouvoient estre enceintes de leur faict. De maniere que là où au precedant ce Royaume estoit compris sous le nom de la Sicile, on commença d' en faire deux lots. L' un qui estoit au delà du Far, occupé par l' Arragonnois, auquel fut continué le nom de Sicile, & l' autre au deça, qu' on appella Royaume de Naples, qui demeura és mains de Charles & des siens: Lequel au lieu de conquerir l' Empire de Constantinople, comme il s' estoit promis, alla de là en avant tousjours en empirant en toutes ses affaires jusques au dernier souspir de sa vie, & les Papes mesmes petit à petit luy retrancherent les grandeurs qu' ils luy avoient du commencement octroyées.

Ce Roy desirant estre tout ou rien, somma par cartel de deffi le nouveau Roy de Sicile, d' entrer en champ clos contre luy, a fin que leur differant fust vuidé par la decision de leurs espees seulement. Gage de bataille accepté par l' Arragonnois, du consentement du Pape qui leur bailla pour juge le Roy d' Angleterre: Occasion pour laquelle l' assaillant choisit pour lieu du combat la ville de Bourdeaux, dont l' Anglois joüissoit lors. Avant que de partir il laissa le gouvernement de son Royaume à Charles le Boiteux son fils, avecques tres-expresses inhibitions & deffences de faire aucune sortie, ains de se tenir clos & couvert en attendant son retour. 

L' Arragonnois laisse en la Sicile la Royne Constance sa femme, assistee de Doria son Admiral, Capitaine grandement duit & pratic au faict de la guerre marine. Les deux Princes ayant donné ordre à leurs Royaumes, tel qu' il leur avoit pleu, font voile, & nommément le Roy Charles arrive à Bourdeaux à jour prefix, en bonne deliberation de combattre, mais l' Arragonnois plus retenu y defaut: Au moyen dequoy Charles estimant avoir satisfaict à son devoir, s' en part de la ville, & quelques jours apres son ennemy y arrive, qui ne deliberoit d' entrer au combat que par mines. Et à vray dire Charles avoit en ce party quelque advantage sur l' honneur de l' autre, mais de malheur, ce n' estoit pas le recouvrement de son Royaume perdu. Au contraire Doria pendant ce temps attaquoit le Royaume de Naples avecques une puissante armee de mer, attirant le plus qu' il luy estoit possible au combat. Charles le Boiteux, auquel les mains demangeoient, nonobstant les commandemens à luy faicts par le Roy son pere, en fin la patience luy eschappe, & rame en plaine mer, suivy de toute sa Noblesse. Pour le faire court les deux armees se heurtent: La victoire demeure à Doria, qui prend prisonnier le jeune Prince, lequel il envoya à la Royne Constance avecques neuf de ses principaux favoris: Et quant aux autres il fit decapiter sur le champ deux cens Gentils-hommes Napolitains.

Quelque temps apres Charles I. va de vie à trespas l' an 1484. (7.1.1285) mort certes merveilleusement piteuse. Car il veit avant que mourir la fleur de la Noblesse Napolitaine avoir aux despens de sa vie contregagé la cruauté insolente de luy: son fils unique entre les mains de ses ennemis, la moitié de son Royaume perduë: & l' autre grandement esbranlee, si par un doux remords de vengeance on eust exercé en ce jeune Prince, ce que le pere avoit fait contre Conradin. Comme de fait par Arrest du Conseil d' Estat de Sicile, luy & neuf Seigneurs de sa suitte, furent condamnez à mort. Arrest toutesfois dont la Royne Constance, d' une puissance absoluë remit l' execution à la volonté du Roy son mary, auquel elle envoya les prisonniers: Clemence accompagnee d' une grande sagesse, que Dieu depuis retribua à sa posterité.

La prison fut de quatre ans, au bout desquels elle fut ouverte à Charles II. dit le Boiteux, moyennant les paches capitulez entre les deux Princes: Et quelques mois apres mourut le Roy Pierre, delaissez trois enfans, Aufur, Jacques & Federic. Aufur decede peu apres, tellement que Jacques succeda au Royaume d' Arragon, & Federic à celuy de Sicile. Ce nouvel accident apporta nouvelle face d' affaires: grandes guerres entre les deux Roys: finalement assopies soubs cette condition que Federic joüyroit seulement sa vie durant de la Sicile, laquelle apres sa mort retourneroit à la famille de Charles. C' estoit luy donner prou de loisir pour s' asseurer du cœur des subjects, & consequemment de tout le pays.

Charles II. fut conjoint par mariage avecques Marie seule fille d' Estienne Roy de Hongrie, & mourut en l' an 1309. delaissez quatorze enfans. Or combien que la multitude des enfans procreez en loyal mariage, soit l' une des premieres benedictions de Dieu en ce bas estre, toutes-fois cette belle reigle faillit en cette famille: Car vous n' y verrez dores-en avant que troubles, partialitez, & divisions, pendant lesquelles la Maison d' Arragon asseura son Estat. Et qui est chose digne d' estre remarquee, celuy que les Historiographes estiment avoir esté entre les Roys de Naples le plus preud'homme, qui est Robert, en fut la premiere source.

Des enfans de Charles II. y en eut trois, dont le premier nommé Charles Martel fut du consentement de ses pere & mere, fait Roy de Hongrie, apres le decez du Roy Estienne son ayeul maternel. Louys II. fils fut Evesque de Tholose, & le troisiesme fut Robert. Charles Martel alla de vie à trespas avant son pere, delaissé Charles Nombert, ou Charrobert son seul fils, qui fut aussi apres la mort de son pere Roy de Hongrie. A luy par droict de representation de son pere devoit appartenir le Royaume de Naples, suivant la disposition du droit commun des Romains observé de toute ancienneté dedans l' ltalie, toutes-fois Robert son oncle puisné s' en empare, non comme plus proche habile à y succeder, mais comme plus proche sur les lieux pour y succeder. C' est le premier traict d' injustice que je voy avoir esté commis en cette famille apres la mort de Charles II. qui produisit une grande querelle entr'eux. Car Charrobert, voisin de Henry VII. Empereur d' Allemagne, l' attira à sa cordelle, lequel par Arrest declara Robert usurpateur & incapable de la Couronne de Naples. Au contraire Robert qui estoit dedans Avignon l' hoste du Pape Clement V. obtint de luy Arrest à son profit, par lequel le Pape cassa & annulla celuy de l' Empereur, sur quelques nullitez & formalitez, sans entrer au merite du fonds: comme l' on peut voir par la Clementine Pastoralis. De re iudicat. De moy, pour en parler sans passion, je croy que le plus beau jugement est celuy, qui fut donné par Robert. Il avoit eu un fils nommé Charles qui le predeceda, delaissees trois filles, Jeanne, Marie, & Marguerite. Et le Roy Robert estant sur le point de sa mort, meu d' un sindresse de sa conscience, institua par son testament pour heritiere universelle, Jeanne l' aisnee de ses arriere-filles, à la charge d' espouser André son cousin fils puisné de Charrobert, lequel comme j' ay remarqué cy-dessus avoit eu deux enfans masles, Louys & André. Jugement plein de sagesse, & de droicture, comme noüant par iceluy sa famille avecques celle à laquelle pour son droict d' ainesse appartenoit la Couronne à juste tiltre.

Ny pour cela toutesfois les choses n' en furent pas mieux establies. Car ce mariage ayant esté consommé, Jeanne qui estoit d' un desir insatiable au plaisir du lict, & son mary pour estre d' une matiere floüette ne pouvant fournir à l' appointement, cette mal-heureuse Princesse donna ordre de le faire estrangler de nuict d' un cordon de soye par elle tissu. Et qui est chose digne d' estre recitee, ainsi qu' elle le tissoit, le Roy André luy demandant à quoy estoit bon cet ouvrage: Pour vous estrangler (respondit-elle en se sousriant) parole que le mary tourna en risee, qui sortit toutes-fois son effect. De faire contenance, ny du dueil de ce cruel meurtre, ny de la recherche du meurdrier par une sage hypocrisie, ce fut une leçon à elle incognuë. Au contraire elle convola du jour au lendemain en secondes nopces, quoy que soit non long temps apres, avecques Louys Prince de Tarente son cousin tenant le dessus de germain sur elle. Mariage qui avecques les deux autres circonstances, asseura ce dont on avoit auparavant douté. Chose que Louys Roy de Hongrie frere aisné d' André, prenant à cœur, & semonds, tant du devoir d' une juste vengeance, que par les prieres de tout le peuple, indigné d' un assassin si detestable, s' achemine avecques une puissante armee à la Poüille: La Royne Jeanne & le Roy Louys son mary, se voyans denuez de toutes forces sortables pour faire teste à leur ennemy, apres avoir donné la charge à Charles Duc de Durazzo leur cousin de tout le Royaume, s' enfuyent en leur pays de Provence, où ils se blotirent, pendant que ce torrent des Hongres s' escouleroit. Ainsi le veux je appeller, parce que Louys Roy de Hongrie, apres avoir levé quelque obstacle, qui luy vouloit barrer le cours, se feit voye par tout le pays, comme un torrent, tant estoient les volontez des sujets à luy voüées contre la Roine & son mary. Le premier mets dont il se repeut, fut de la teste de Charles Duc de Durazzo, qu' il luy fist trancher, tant pour avoir participé à la mort d' André, que s' estre incestueusement comporté avecques la Roine sa cousine. Et en moins de trois mois se fit proclamer Roy de Naples & de Hierusalem.

La Roine Jeanne premiere & son mary reduits aux termes de desespoir se jettent entre les bras du Pape Clement VI. comme derniere ressource contre leur mal-heur. Luy qui estoit grand sage-mondain ne voulut laisser envoler l' occasion qu' il voyoit estre à son apoinct. Il leur promet toute faveur & assistance, mais en la promettant, leur ramentevoit le tribut stipulé par le Pape Clement IV. du Roy Charles I. quand il l' investit du Royaume: Tribut pour lequel estoient deus infinis arrerages, desquels il compose avecques eux, & pour en demeurer quittes par une cottemote taillee, Jeanne luy cede & transporte la ville & Comtat d' Avignon, appartenances & dependances. Voila comme le ciel & la terre s' armerent contre cette meschante Princesse, pour vanger la mort d' un pauvre Prince innocent. Le contract en estant fait & passé, il ne cousta pas beaucoup au Pape d' investir Louys Tarentin & Jeanne sa femme des Royaumes de Naples, Sicile & Hierusalem: Et neantmoins ne laissa de procurer une paix pour les reintegrer dedans leur Estat. En quoy il eust esté tres-empesché si le malheur du temps ne luy eust facilité la voye. Parce qu' il survint dedans toute l' ltalie une peste la plus espouvantable qui oncques eust esté auparavant veuë, telle representee par Bocasse, sur le commencement de son Decameron, & par Petrarque dedans ses Epistres. Qui occasionna le Roy de Hongrie de deguerpir le pays, apres y avoir laissé pour Gouverneur le Vaivode, l' un de ses plus signalez Capitaines, & emmena quant & soy Charles de Durazzo jeune Prince, fils unique du decapité. Tout ainsi que les Napolitains à la chaudecole luy avoient voüé une admirable bien-vueillance, grandement confirmée par sa presence, aussi leur colere s' estant refroidie, l' ayans inesperément perdu, cette violente affection commença de se refroidir, & de tourner par mesme moyen leur courroux en une pitié envers leur Roine, qu' ils voyoient ainsi mal-menee par la fortune. Mesmes que le Pape y avoit envoyé son Legat pour pacifier toutes choses. C' est pourquoy le Roy de Hongrie cognoissant la legereté des Napolitains, l' inopiné changement de leurs volontez, la grande distance de la Hongrie à la Poüille, davantage que le Pape s' engageoit dedans cette querelle, & qu' en voulant conserver à soy le Royaume de Naples, il se mettoit en danger d' en perdre deux, il condescendit en fin à la paix: Mais à la charge que la Roine venant à faillir, le Royaume reviendroit à luy & aux siens. Belle hypocrisie pour couvrir la honte de cet accord, a fin qu' en tout ce qu' il avoit acquis en la Poüille, on ne l' estimast avoir esté un champignon de fortune.

En cette façon fut la Roine Jeanne premiere restablie avec le Roy Louys son mary, qui mourut quelque temps apres tout alengoury, pour avoir voulu faire trop grande preuve de ses forces sur celle qui ne pouvoit, ny se vouloit rendre. Et elle ne pouvant demeurer longuement en friche, se remaria en troisiesme nopces avec un Jacques d' Arragon, Infant de la Maiorque, beau Prince, & bien proportionné de ses membres, sous condition toutes-fois qu' il se contenteroit seulement du tiltre de Duc de Calabre, lequel elle fit mourir pour une jalousie qu' elle conceut, qu' il faisoit bon marché de son corps à quelques autres Dames de sa Cour. Elle ressembloit proprement au cheval Sejan, que l' ancienneté disoit avoir eu ce malheur, que tous ses Maistres qui l' avoient monté estoient peris de morts violentes. En fin elle eut pour quatriesme mary un Othon de la Maison de Saxe, portant qualité de Duc de Bronzuic, lequel ne prit aussi tiltre de Roy pendant son mariage. Avant que de passer plus outre, je feray une saillie, non peut-estre mal à propos, puis que l' occasion s' est presentee de vous avoir cy-dessus touché comme les Papes se firent Seigneurs proprietaires de la ville & Comtat d' Avignon. Cette ville estoit de l' ancien patrimoine des Comtes de Provence, jusques au Siege & Pontificat de Clement VI. Ce neantmoins Clement V. s' y estoit habitué avec toute la Cour de Rome, dés l' an mil trois cens. Et vrayement je suis contraint de dire, que ce Pape fut d' un esprit merveilleusement bizerre, & d' une volonté bizerrement absoluë, d' avoir quitté cette grande ville de Rome premiere de la Chrestienté, de laquelle ses predecesseurs, par une longue possession, s' estoient acquis la domination souveraine, pour se venir loger, par forme d' emprunt, en un arriere-coin de la France, dedans la ville d' Avignon, nid à corneilles au regard de l' autre. Car mesmes outre le desordre que ce changement apporta à nostre Eglise, cette longue absence d' Italie occasionna une infinité de petits tyrans, par faute de controlle d' un plus grand, de se faire Seigneurs absoluz d' unes & autres villes, au grand prejudice, tant du Sainct Siege, que de l' Empire. Absence qui commença de prendre fin soubs Gregoire unziesme Limosin, & voicy comment. Ce Pape plein de zele & devotion, devisant avecques un Evesque, luy dit qu' il seroit beaucoup mieux pour le devoir de sa conscience, s' il residoit sur son Evesché, laquelle demeuroit par son absence veufve de son espoux. A quoy fut respondu par l' Evesque: Que tout ce qu' il faisoit en cecy estoit à l' exemple de luy, lequel aussi ne faisoit sa residence en son grand Evesché de Rome. Cette response toucha si fort le cœur du Pape, que deslors il se voüa du tout au retour, lequel il executa si dextrement, qu' au desceu de tous ses Cardinaux il arriva à Rome, laquelle avoit senty l' eclypse de son Soleil l' espace de 70. ans. Car en l' an 1306. Clement V. s' estoit venu loger en Avignon, & en l' an 1352. Clement VI. en achepta la proprieté. Et Gregoire XI. en quitta la demeure l' an 1376. Ce bon Pape fut receu par le peuple Romain, avecques une infinité d' applaudissemens & acclamations publiques, & mourut l' an 1378. au tres-grand regret de ce mesme peuple, qui perdit lors son vray pere. Les Cardinaux entrans au Conclave, furent priez par le peuple de se souvenir que la ville de Rome estoit le vray siege des Papes, & pour cette cause qu' ils jettassent leurs yeux sur un Pape Italien: Le nombre des Cardinaux Italiens estoit petit au regard de celuy des François. Les Romains pour suppleer ce defaut, feignans de vouloir asseurer le Conclave mettent plusieurs gendarmes aux environs, mais en verité c' estoit pour intimider les François, à ce qu' ils n' appellassent à la Papauté autre Prelat que de la nation d' Italie. L' affaire est ourdie & conduite de telle façon, que par le suffrage volontaire des uns, & par la crainte des autres fut esleu Pape, Urbain VI. Italien, qui establit son Siege dedans Rome. Les Cardinaux François d' Avignon ne peuvent en leurs ames bonnement digerer cette eslection. Et dissimulans leurs intentions ils obtindrent congé du Pape, d' aller prendre l' air ailleurs pour leurs santez, estans (ainsi qu' ils disoient) inaccoustumez à celuy de Rome. Se transportent premierement en la ville d' Ananie, puis en celle de Fundi, où par un monopole fait avec la Roine Jeanne, qui ne vouloit priver son Comté de Provence de cette grande Cour de Rome, fut par eux esleu celuy qui depuis se fit nommer Clement VII. dont nos Historiographes Ecclesiastics n' ont fait estat en nostre Eglise, non plus que de Benoist XIII. son successeur, comme estans Anti Papes. Cette Roine Jeanne estoit si mal née, que tous ses desseins visoient à mal faire. Et tout ainsi que ce dernier coup d' elle causa une infinité de maux au S. Siege, aussi fut-ce l' accomplissement & dernier periode de ses mal-heurs.

De ces deux diverses eslections, & habitations de Papes nasquit un honteux schisme en l' Eglise, qui prit traict l' espace de quarante ans. Urbain indigné contre la Roine Jeanne l' excommunie, & declare indigne du Royaume de Naples, au contraire Clement VII. l' absout de toutes ces censures, & confirme en tous ses Estats. Grande authorité de l' un, & non moindre de l' autre en plusieurs lieux. Pour accommoder ces deux grandes puissances spirituelles, chacun endroit soy, on eut recours aux temporelles. Urbain somme par Ambassades Louys Roy de Hongrie de reprendre la possession du Royaume qui loyaument luy appartenoit. Clement conseille la Roine pour sa protection & deffense, d' adopter à fils un autre Louys Duc d' Anjou Regent en France, & oncle du Roy Charles VI. lors mineur. Quoy faisant, voulant asseurer l' Estat de la Roine, il asseuroit le sien dans la France. Gaignant par ce moyen la bonne grace de celuy lequel sembloit estre le ressort general des affaires, comme Regent. Toutes-fois au choix de ces deux partis il y avoit bien plus de force en celuy de Hongrie qui estoit Roy par effect, qu' en l' autre qui l' estoit seulement par image. Comme aussi les evenemens nous en rendirent bon tesmoignage. Car Charles de Durazzo ayant esté fait general de l' armee du Roy de Hongrie son cousin, donna si bon ordre à son fait qu' entrant dedans la ville de Naples par une des portes, Othon mary de Jeanne s' enfuit par l' autre. Bataille entr'eux deux: où Othon eut du pire & fut pris. Et quelque peu apres cette Princesse qui s' estoit retiree dedans la roque de Chasteauneuf se rendit à luy prisonniere, estimant qu' il luy feroit bonne guerre, & telle que sa qualité requeroit. Toutes-fois apres avoir eu l' advis du Roy Louys, il la fit pendre & estrangler au mesme lieu qu' elle avoit fait estrangler le Roy André son mary, & encores d' un cordon de las de soye, tout ainsi comme elle avoit faict: & tout d' une suite fit trancher la teste à Marie sœur de Jeanne, veufve de Robert Comte d' Arthois, pour ses desbordees impudicitez, mais paravanture pour asseurer son Estat, ayant espousé Marguerite troisiesme sœur de ces deux Princesses.

Ainsi fut-il investy par le Pape Urbain VI. Roy de Naples: & ainsi faisant les affaires du Roy son Maistre & cousin, fit-il les siennes propres. Luy qui estoit Prince du sang, & avoit espousé celle à laquelle apres le decez de ses deux sœurs, sembloit devoir appartenir le Royaume, Louys Duc d' Anjou I. de ce nom fils adoptif de Jeanne entra dedans l' Italie, faisant contenance de vouloir guerroyer le Roy Charles III. du nom, mais son voyage ne fut qu' entree & issuë. Discours que je reserve pour une autre fois.

Voila la fin, & du regne, & de la vie de la Roine Jeanne, & commencement de la Maison de Durazzo qui regna depuis longuement dedans la Poüille, & la Calabre. Or comme il advient souvent qu' en une grande famille des Princes du sang en un Royaume, les premiers estans richement assortis, ceux qui les suivent d' aages ne sont pas lotis de mesme: Aussi advint-il le semblable aux neuf enfans masles du Roy Charles le Boiteux. Car apres que Charles Martel son fils aisné eut esté fait Roy de Hongrie, & Louys son second Archevesque de Tholose, & que Robert III. en rang, se fut empieté de l' Estat de Naples, tous les autres qui les suivirent d' aages prindrent diverses qualitez, si vrayes, ou non, je m' en rapporte à ce qui en est. Tant y a qu' ils furent Princes du Sang, tiltre qui apres celuy de Roy, est l' outrepasse de tous les autres. Et entre ces neuf freres y eut un second Louys que les uns appellerent Duc, les autres Comte de Durazzo, ayeul de Charles III. nouveau Roy: Mais en quel lieu fut situé ce Duché, ou Comté, nulle mention dedans les histoires. Si vous lisez Platine en la vie de Clement VI. il l' appelle Carolum Dyrachinum. Qui seroit le rapporter à la ville de Dyrachium, tant solemnizée par la victoire qu' obtint Pompe contre Jules Cesar. Mais cette ville estoit assise en la Macedoine. Quoy qu' il en soit cette famille de Durazzo obtint assez longuement la domination de Naples. Car Charles III. commença de regner absolument l' an 1380. & se continua cette domination jusques à la mort de Jeanne de Durazzo sa fille, qui fut en l' an 1432. qui sont 52 ans.

Quelque temps apres l' advenement de Charles à la Couronne de Naples mourut Louys Roy de Hongrie, delaissée une seule fille nommée Marie, du commencement pour son bas aage exposée sous la puissance & authorité de la Roine sa mere. Les Hongres ne pouvoient bonnement gouster que leur Couronne tombast en quenoüille: & de fait pour monstrer combien cela leur estoit à contre-coeur, parlans de leur Roine, ils en faisoient un masculin, l' appellans le Roy Marie: Placard digne d' estre remarqué. En fin cognoissans qu' entre les collateraux du deffunt, il n' y avoit Prince plus proche habile à luy succeder (cette jeune Princesse sa fille ostee) que Charles III. Roy de Naples, il fut par les Seigneurs de Hongrie appellé à leur Royauté: Semonce à luy agreable, & fut par eux favorablement receu: Voire par les deux Princesses, dont la fille renonça franchement en faveur de luy à tout le droit qu' elle pouvoit pretendre à la Couronne. Mais Isabeau sa mere ne pouvant porter patiemment cette indignité fit un tour de Maistre. Car apres que Charles eut esté couronné Roy, estant en la ville de Bude, il est par elle convié en un grand banquet, & ainsi qu' il estoit à table, fut par un homme, par elle attitré, tué d' un coup de hache, qu' il luy donna sur le chignon du col, dont il rendit l' ame sur le champ.

Mourant il laissa deux enfans, Ladislao & Jeanne sous le gouvernement de la Roine Marguerite leur mere. Mais les nouvelles de sa mort arrivees, les Napolitains, pour ne deschoir du privilege de legereté qui leur est de toute ancienneté familier, se revolterent. En cecy secondez, & d' un nouveau mescontentement que le Pape Urbain avoit conceu contre le deffunct, & d' une nouvelle opinion de changement, en faveur de Louys II. Duc d' Anjou qui pretendoit la Couronne luy appartenir comme heritier de Louys I. son pere, fils adoptif de la Roine Jeanne. Toutes-fois la mort du Pape Urbain advenuë, qui eut pour successeur Boniface IX. il investit & couronna Ladislao Roy, soustenant sa cause envers & contre tous. Guerres intestines dedans le pays, les aucuns de la Noblesse soustenant le party du Roy Ladislao, sous l' authorité du Pape Boniface, & les autres celuy de Louys assisté du Pape Clement VII. Villes partialisées, qui pour l' un, qui pour l' autre, toutes-fois en fin Ladislao demeure Maistre du tapis. Et comme Prince qui estoit l' un des plus grands Guerriers & Capitaines de son temps, apres qu' il se fut rendu paisible de son Royaume de Naples, non toutes-fois de son esprit, il se voulut rendre Maistre & Seigneur de la ville de Rome, ainsi qu' il fit en l' an 1413. & lors de la prise d' icelle, il raffla tous les deniers & meubles des Florentins qui y hebergeoient. Et ce pour une haine particuliere qu' il leur portoit. Qui luy cousta puis apres la vie. Car s' estans enamouré de la fille d' un Medecin, avec laquelle il prenoit souvent son esbat, le pere gaigné par quelques Florentins, moyennant grande somme de deniers, promit d' empoisonner le Roy. Et pour y parvenir voicy la police qu' il y tint. Il donna un certain poison à sa fille, qu' il disoit estre un oignement amatoire, de laquelle frotant sa nature, elle gaigneroit de plus en plus le cœur du Roy, quand il avroit sa cognoissance. A quoy la pauvrette obeïssant, comme à un conseil de pere, à l' issuë du premier combat, le Roy & elle se trouvans empoisonnez moururent d' un mesme coup. Telle fut la fin de ce grand guerrier, qui ne pouvoit mourir par les armes.

Il laissa Jeanne de Durazzo sa sœur son heritiere, seconde Roine de ce nom, veufve, qui faisoit banque de paillardise & impudicité dedans sa maison. Et ne fust jamais arrivee à ce haut point, n' eust esté qu' elle se trouva environnee de 16. mille hommes de guerre, commandez par Sforce I. l' un des plus grands & signalez Capitaines de son temps. Vous ne verrez en son regne que guerres, non civiles, ains domestiques. Et c' est pourquoy en elle finit dedans ce Royaume la premiere famille d' Anjou. Et estoit gouvernée par deux, ausquels selon le bruit commun, elle faisoit part de son honneur. Par Pandolfe Aloppe son Chambellan, & par le mesme Sforce au grand despit & regret de tout le peuple. Du premier, on ne faisoit nulle doute, du second, le jeu estoit plus couvert. Mais elle pour assopir ces bruits, delibera de se marier, & choisit pour son mary Jacques de Bourbon, Comte de la Marche, à la charge que l' espousant il ne changeroit le tiltre de Comte. Ce qu' il promit, mais le mariage accomply, il s' en voulut faire croire. Car sous le tiltre & qualité de Roy de Naples, il fit mourir Pandolfe, mettre en prison le Capitaine Sforce, & appliquer à la question, pour s' esclaircir des bruits sourds qui couroient de luy, tint la Roine recluse dedans une chambre, ne luy permettant d' avoir aucune communication des affaires d' Estat, mesmes n' avoit la compagnie d' elle que par jeux mesurez, & fort sobrement. Le tout par la suggestion d' un Jules Cesar Gentil-homme Capoüan qui s' insinua aux bonnes graces du Roy dés son arrivée. Et pour comble de ses insolences, il osta les charges publiques aux Napolitains, pour en revestir les François. Qui tint en ceruelle tous les Italiens contre luy: mesmes le Jules Cesar dont j' ay presentement parlé.

Or est-il que le Roy ayant grande confidence en cestuy l' avoit par exprez commis pour faire compagnie à la Roine sa femme, c' est à dire pour observer ses actions & deportemens: Avec lequel elle estoit en mauvais mesnage, quelque beau semblant qu' elle luy fist, comme celle qui le sçavoit avoir esté le premier autheur & promoteur de tout ce nouveau mesnage du Roy, & aussi qu' on le luy avoit baillé pour controlleur: mais luy d' un esprit remuant, indigné d' un costé de l' avancement des François au prejudice de ceux de sa nation, d' ailleurs desirant d' entrer en la bonne grace de la Roine qu' il sçavoit estre sa Dame naturelle, commença d' ourdir autre tresme, & projetter d' assassiner le Roy. Et parce qu' il estimoit que ce dessein ne seroit desagreable à la Roine, ainsi mal menée par son mary, comme dit est, la chevala à diverses fois par ambages, pour sçavoir quelle pourroit estre son opinion sur pareilles affaires. En fin la trouvant assez fouple & disposée, sur ce qu' il luy proposoit en general, prit la hardiesse de luy esclorre en particulier ce qu' il couvoit en sa pensee. Le tout pour le service de vous (disoit-il) Madame, & de vostre deliurance. Ce que la Roine fit contenance d' avoir pour tres-agreable, mais elle qui auparavant avoit dissimulé son maltalent avec une patience vrayement Italienne, pourpensa de se vanger de deux personnes tout d' un coup, de son mary, & de cestuy-cy. Car cette deliberation ainsi prise, elle la descouvre au Roy, & pour luy en faire preuve apparente le fit retirer dedans son cabinet, avecques quelques Seigneurs bien armez; Lors faict venir pardevers elle Jules, & demande quelle police il entendoit tenir pour mettre son entreprise à effect. Ce mal-heureux qui ne pensoit estre aguetté, luy discourt tout au long & par le menu, quand, comment, & en quel lieu il entendoit y proceder. Adoncques le Roy, juge, tesmoin, & partie, & les Seigneurs qui estoient avec luy, sortent de leur embusche, & se saisissent du traistre, qui est aussi tost mis entre les mains du Juge, & exposé au supplice. Voila le premier traict de vengeance de la Roine, entendez maintenant le second. Le Roy estimant par cet acte, avoir recogneu en sa femme une fidelité admirable, commença de se donner le tort, & de luy lascher la bride. Et elle se voyant au large, l' entretient par faux semblans, & cependant gaigne soubs main un Otin Carracioli, & un Hennequin Morinelle, celuy-là chef de part des Nobles, cestuy-cy du commun peuple; Nobles, dis-je, & menu peuple, tous deux ayans unanimement conceu une haine mortelle contre le Roy pour avoir advantagé les François, à leur honte & desadvantage: Ces deux personnages bien suivis se mettent en pleine place, avec leurs confidens bien armez, & massacrent à l' impourveu tous les officiers de la nation Françoise. Et quant au Roy, il est par eux, si non gardé, pour le moins soigneusement regardé, & ordonné qu' il licentieroit d' autour de luy tous les François, fors quarante. Tout d' une main les portes de la prison sont ouvertes au Capitaine Sforce. La Roine pour payer son mary de mesme monnoye qu' il luy avoit prestee, luy prescript l' ordre qu' il devoit tenir toutes & quantes fois qu' elle le voudroit admettre avec elle. Bref, le reduit au mesme pied pour l' examen des affaires, qu' elle avoit esté reduite par luy. Ce pauvre Prince voyant toutes choses conjurer contre luy dedans Naples, mesme qu' il seroit mal-aisé que Sforce puissant ennemy ne se voulust ressentir des outrages par luy receuz dedans la prison, se desrobe à petit bruit une belle nuit, vogue en pleine mer, arrive à Marseille, delà vient en sa maison, & comme il estoit Prince qui s' attachoit aux extremitez, quelques mois apres se rend Moine, par desespoir ou devotion. 

D' un autre costé la Roine ayant, ce luy sembloit, vent en poupe, fait voile à ses desordonnez appetits, retournant fort aisément à son premier naturel. Car mettant sous pieds, & son honneur, & les mauvais bruits, elle s' enamoure d' un Jean Carracioli Gentil-homme Napolitain, & le faict grand Seneschal de son Royaume. Auquel la grandeur de Sforce estant suspecte, il donne ordre de le faire desarçonner. Nouveau sujet de Tragedie: car le Pape Martin V. irrité contre la Roine Jeanne, la declara vers ce mesme temps descheuë du droict de la Couronne par elle pretendu, & en investit Louys III. Duc d' Anjou: Qui arriva en Italie avec une grande armee pour en prendre possession. La Roine se voyant sur les bras trois puissans ennemis, le Pape, le Duc d' Anjou, & Sforce, pour obvier à cette tempeste, adopte & prend à fils, Alfonce Roy de Sicile, lequel arrive dans le Royaume avec une autre grande armee, favorablement accueilly dedans la ville de Naples. Bataille liuree entre les deux, le Roy Alfonse mis en route, plusieurs Barons & Capitaines pris par Sforce dont la rançon valoit quatre-vingts mille escus pour une fois payee. A cette victoire, Sforce Conducteur de l' orne, sonna un Hola, ne pouvant mettre en oubly les anciennes faveurs qu' il avoit receu de la Roine, laquelle aussi deslors se reconcilia sous main fort aisément avec luy, sans toutes-fois que pour l' heure il retournast en sa Cour. Victoire qui demeura par ce moyen infructueuse à l' Angevin, le Capitaine Sforce luy faillant de garand. La Roine estimant par ce Hola, & taisible reconciliation, toutes choses luy estre asseurées, vivoit dedans la ville de Naples avec Alfonse son fils adoptif, se donnant cependant toute carriere avec son Carracioli. La guerre estrangere assopie, Dieu luy en liure une nouvelle dedans sa maison. Alfonse qui est mis entre les Roys, l' un des plus sages & accomplis de son temps, voyant la continuation de ces sottises, se resout de ne les plus passer par dissimulation. Il contrefait le malade, & est trois jours sans sortir de sa chambre. La Roine desirant sçavoir comme il se portoit, luy envoye Carracioli, lequel estant entré dans sa chambre est pris au corps, avec toute sa suitte, hors-mis un, lequel estant eschappé court de toute vistesse vers la Roine, à laquelle ayant faict recit de ce qui s' estoit passé, commande aussi tost de fermer les portes de son chasteau, dont bien luy prit. Car à peine en fermoit-on l' une, que le Roy estoit sur le pontlevy pour y entrer. Il se fait maistre de la ville, & assiege la Roine dedans son chasteau: elle appelle à son aide Sforce, qui y vient à grandes journees. Bataille donnee entr'eux dont Sforce obtint le dessus, Alfonce est contraint de se fermer avec Carracioli son prisonnier dedans la citadelle du Chasteau-neuf. Ces deux guerriers joüent au boute-hors, tantost l' un chassé de la ville de Naples, puis aussi tost restably à la ruine & desolation generale de tous. Il y avoit parmy ces troubles deux sortes de prisonniers, les Capitaines & Seigneurs Napolitains qui estoient entre les mains de Sforce, dont la rançon estoit grande, & entre celles du Roy Alfonce, le bien-aimé Carracioli: mais il y en avoit une troisiesme plus estrange, c' estoit la Roine, prisonniere de Carracioli, lequel elle ne pouvoit lors oublier. Pour se deliurer de prison, elle moyenne que Sforce rendroit tous ses prisonniers sans rançon, & qu' Alfonce en contr'eschange mettroit en pleine liberté Carracioli: Quoy faisant il ne restoit plus que la Roine sa prisonniere. Sforce condescend à la volonté de la Princesse, qui pour recompense des rançons luy faict present de quelques chasteaux & bourgades.

Les affaires se passans de cette façon; Alfonce se voyant disgratié de la Roine, s' en retourne à son Royaume de Sicile, & laisse la garde de la ville de Naples és mains de Pierre son frere. La Roine qui estoit és environs avoit une puissante armee pour l' envahir. Et par le conseil de Sforce, revoque son testament, & exherede Alfonce comme ingrat, & en son lieu fait Louys III. de ce nom Duc d' Anjou son fils adoptif, & l' instituë son heritier universel, non seulement au Royaume, mais aussi en la Provence, & generalement en tous & chacuns ses biens, terres & Seigneuries, dont furent passez instrumens authentiques. Sforce faisant nouvelle entreprise pour la Roine contre le party Arragonnois passant à gué le fleuve de Pescara, ainsi qu' il vouloit aider un qui se noyoit vers l' emboucheure de la mer, le train de derriere faillit à son coursier. De sorte qu' il fut tiré au fonds par la violence du fil de l' eau, & n' estant secouru de personne fut noyé, & oncques puis son corps ne fut veu. La Roine eut lors recours à autres grands Capitaines, entre lesquels fut Francisque Sforce fils du deffunct & Jacomo Caldora, qui reduisirent, & la ville de Naples, & le Royaume soubs la puissance d' elle.

Estant de cette façon paisible, elle fit Louys III. son fils adoptif, Duc de Calabre, bien aimé & courtizé tant de la Noblesse que du menu peuple pour la debonnaireté de ses mœurs. En mesme temps fut fait le mariage du fils de Carracioli, avec l' une des filles de Jacomo Codora (Caldora) avec une despence infinie telle que l' on eust peu desirer en un grand Monarque.

Au bout de tout cela voicy tout nouveau discours qui se presente au Royaume. Parce que Carracioli logé au Chasteau de Cappuana, pensant triompher de la fortune, quelques uns par le commandement de la Roine, l' allerent trouver de nuict, & comme ils le pressassent de se lever pour aller parler à elle, qu' ils disoient estre en grand danger de mort, pour un accident qui luy estoit de nouveau survenu: Luy se levant hastivement pour se vestir, la porte de sa chambre ouverte, il est tout aussi tost par eux assassiné. Puis son corps porté à demy chaussé, sur un aiz, hors du chasteau, sans aucun honneur, & comme un belistre. Et ne fut en apres informé, ny de la cause de la mort, ny de l' Autheur, ny des executeurs. Argument tant d' une grande inimitié ancienne du peuple, que d' une nouvelle de la part de la Roine contre luy.

Quelque temps apres Louys III. son fils adoptif surpris d' une fiévre chaude mourut en l' an 1434. sans delaisser aucuns enfans, ou heritiers de son corps, regretté de tous les Seigneurs du Royaume. Ainsi la Roine demeuree comme seule, passa au mesme an de cette vie en l' autre, ayant regné vingt ans, & en elle finit la race de la premiere famille d' Anjou, qui avoit joüy du Royaume dés & depuis l' an 1266. jusques à cette annee 1434. (qui disent 151. an) avec toutes sortes d' encombres, miseres, & calamitez. J' attendois en cette Princesse quelque mort honteuse ou tragique: toutes-fois Dieu se contenta qu' en elle cette grande famille prit fin.

vendredi 14 juillet 2023

6. 25. Quel fruict nous rapportasmes des voyages d' outremer, que nos ancestres appelloient Croisades.

Quel fruict nous rapportasmes des voyages d' outremer, que nos ancestres appelloient Croisades.

Chapitre XXV.

Je trouve que nous fismes six voyages notables, tant pour aller conquerir que conserver la terre Saincte, lors que nous l' eusmes conquise. Le premier sous le regne de Philippes premier, le second sous Louys le Jeune, le tiers sous Philippes second, dict le Conquerant, le quart par Baudoüin Comte de Flandres, les cinq, & sixiesme par sainct Louys. 

Je supplie tout homme qui me fera cet honneur de me lire, vouloir suspendre son jugement jusques à la fin du chapitre. Parce que je me suis icy mis en bute une opinion du tout contraire à la commune. Car qui est celuy qui ne celebre ces voyages, sur toutes les autres entreprises, comme faicts en l' honneur de Dieu, & de son Eglise? Et quant à moy, s' il m' estoit permis de juger, je dirois volontiers (toutesfois sous la correction & censure des plus sages) que ceux qui les entreprindrent à dessein, y gaignerent, & la plus part des autres qui s' y acheminerent par devotion, y perdirent. Je seray encores plus hardy, & diray que ces voyages ont causé presque la ruine de nostre Eglise, tant en temporel, que spirituel. J' appelle user par dessein, ceux qui trouverent bons ces voyage, máis les laisserent exploicter par autres, ou bien y allerent tant seulement par contenance. De ce premier rang furent Philippes premier, & second, Henry premier de ce nom Roy d' Angleterre, Thibaut de Champagne, Baudoüin Comte de Flandres. Du second furent Herpin Comte de Berry, Robert Duc de Normandie, le Comte de Clairmont en Auvergne, Louys le Jeune, Richard Roy d' Angleterre, S. Louys, Henry Comte de Champagne.

Au premier voyage Herpin Comte de Berry vendit son Comté au Roy Philippes premier pour le deffroy de son pelerinage: Comté qui ne r' entra oncques puis en la famille du vendeur. Le Comte de Clairmont engagea son Comté à l' Evesque, qui en jouït depuis, & tous ses successeurs, jusques à ce que de nostre temps, l' Evesque en fut evincé par la Royne Catherine de Medicis: Robert fils de Guillaume le Bastard, ne voulut accepter la couronne de Hierusalem, qui luy fut presentee premier qu' à Godefroy de Boüillon, se promettant à son retour d' estre Roy d' Angleterre, & Duc de Normandie. Toutesfois retourné qu' il fut, il trouva que Henry son plus jeune frere s' en estoit emparé pendant son absence. Tellement que le pauvre Prince pour toute ressource de ses esperances, espousa une rigoureuse prison, en laquelle il finit ses jours. Tournons maintenant le fueillet. Ce premier voyage fut grandement profitable à Philippes premier, lequel par un sage conseil voulut demeurer dans la France, & surrogea en son lieu Hugues son frere pour y aller, & seroit impossible de dire combien il accommoda ses affaires par  ce bon advis. Car je puis dire que ce fut le premier restablissement de la grandeur de nos Roys. Lors que Hugues Capet usurpa sur la lignee de Charlemagne, plusieurs grands seigneurs voulurent avoir part au gasteau comme luy, sous autres titres que de Roy: Se faifans neantmoins accroire qu' ils estoient comme souverains sous ces qualitez de Ducs, & Comtes: il n' estoit pas que quelques moyens seigneurs ne se dispensassent de mesmes licences. Nostre France estant par le moyen de ce voyage espuisee d' une bonne partie des grands, desquels les petits se targeoient contre l' authorité de nos Roys, le Roy Philippes, & Louys le Gros son fils commencerent de les harasser, ou pour mieux dire terrasser: & specialement Louys surmonta un Hugues sieur de Puisay en Beausse, Bouchard Seigneur de Mont-morency, Milles Comte de Montlehery, Eude Comte de Corbeil, Guy Comte de Rochefort, Thomas comte de Merles. A l' exemple desquels tous les autres communs Seigneurs se reduisirent soubz la totale obeyssance de nos Roys. Et pour cela (dit Guillaume de Nangy) Louys le Gros fut par les siens appellé le Batailleux. Tant furent estimees ses victoires, ores que de peu de merite, si nous considerons les siecles suivans.

Le second voyage fut entrepris à la semonce & exhortation de sainct Bernard par Conrad Empereur d' Allemagne, & Louys le Jeune Roy de France, qui tous deux y allerent en personnes: Et jamais chose n' apporta plus de dommage que celle-là. Tout ainsi que le premier voyage avoit esté conclud en un grand Conseil tenu dans la ville de Clairmont en Auvergne, aussi le fut cestuy cy en un autre tenu à Vezelay en Bourgongne, où sainct Bernard Abbé de Clairvaut fit un ample recit des maux que les Chrestiens avoient nagueres receuz des Turcs, & lors chacun picqué de ses remonstrances fit vœu, de charger la redemption des nostres, entre lesquels principalement ces deux Princes. L' Empereur se mist le premier en chemin avecques une tres-puissante armee, mais dés son arrivee fut battu par le Souldan d' Egypte avecques une perte telle, que de soixante mille hommes, il ne luy en resta pas la dixiesme partie: Et mesmes fut non seulement trahy par manuel Empereur de Constantinople qui le vendit à nos ennemis. mais encores feignant de luy administrer farines, pour la nourriture de son armee, il y mesloit du plastre, chose qui causa la mort à une infinité de personnes. Au moyen dequoy il fut contraint de retourner tout court en ses pays. Louys le Jeune eut du commencement un meilleur succés, mais non de longue duree, estant puis apres mis en route: Perte qui ne fut rien au regard de celle que je discourray maintenant. La Royne Leonor sa femme l' avoit accompagné en ce voyage: il entre en une extreme jalousie d' elle, & du Prince d' Antioche, qu' il imprima de telle façon dans sa teste, qu' à son retour il la repudia, fondant toutesfois son divorce sur ce qu' il disoit, qu' ils estoient dans un degré de consanguinité prohibé, ayans deux filles de leur mariage. Par ceste repudiation nous (perdimes) perdismes la Guyenne, la Gascongne, & le Poictou, qui tomberent souz la domination de l' Anglois par le mariage qui fut fait d' elle avecques Henry Roy d' Angleterre troisiesme du nom. Voilà le fruict que nous rapportasmes de la devotion de Louys. Il ne nous en prit pas ainsi au troisiesme voyage, qui fut conclud l' an 1188, en un Concil de Paris entre Philippes Auguste, & cest Henry troisiesme, & depuis executé par Richard Roy d' Angleterre son fils apres la mort de son pere: car combien que l' un & l' autre s' y fussent depuis acheminez, toutesfois soudain apres la ville d' Acre prise, Philippes rebroussa chemin vers la France sur un mescontentement par luy exquis & affecté, laissant le Roy Richard engagé dedans la querelle: lequel à la verité acquit du commencement beaucoup de reputation: Car y allant il prit le Royaume de Chipre, dont il investit Guy de Lusignan, & tout d' une suite se rendit si redoutable aux Turcs, qu' apres son partement, quand les meres vouloient faire peur à leurs petits enfans, elles les menaçoient de Richard: Mais voyez je vous prie quelle fut la fin & issuë de ce jeu. Philippes à son retour, apres avoir consideré comme les affaires des Anglois alloient par la France, commence de brouiller leur Estat, occasionné de ce faire sur l' absence du Roy Richard: Entreprise qu' il n' intermit jusques à ce qu' apres plusieurs accidens en fin il en vint à chef. Au contraire Richard de ce adverty, voulant reprendre les brisees de son pays, fut pris par Henry Empereur, & contraint de payer cinquante mille marcs d' argent pour sa rançon. En ce voyage Henry Comte de Champagne se trouva tres-mal appointé: Parce que pendant son pelerinage, Thibaut son frere le supplanta de son Comté: pour toute recompense resta à Henry le Royaume de Hierusalem, lors qu' on ne le possedoit plus que par image: Et tout ce qu' apres son decez sa veufve peut obtenir de Thibaut, pour ses conventions matrimoniales, fut la somme de deux mille liures de rente en assiette d' heritage. 

Le semblable n' advint pas à Baudoüin Comte de Flandres au quatriesme voyage, lequel plus poussé par discours que devotion, comme l' evenement le monstra, faisant semblant d' aller secourir les Chrestiens de la terre Saincte, se fit Empereur de Constantinople: Empire qu' il transmit à sa posterité l' espace de soixante tant d' ans: Car quant aux cinq & sixiesme voyages qui fusent entrepris par S. Louys: tout ainsi qu' il n' y eut qu' une bonne devotion qui l' y conduisit, aussi furent-ils tous deux malheureux, parce qu' au premier il fut pris & paya une grosse & lourde rançon pour se deliurer, & au second il mourut, voyages qui cousterent la ruine generale de la France.

De tous ces voyages, jamais voyage ne fut entrepris de plus grande allegresse que le premier. Chacun y couroit à l' envy: Gilbert qui florissoit de ce temps là, dit qu' il y eut une flotte de Sauvages qui aborderent en France, lesquels pour ne pouvoir estre entendus en leur barraguoin, monstroient par un croisement de leurs doigts qu' ils venoient expressement pour estre de cette partie: & que Pierre l' Hermite promoteur de cette entreprise estoit en telle veneration, que passant parmy les ruës le menu peuple arrachoit du poil de son mulet pour en faire comme des Reliques. Encores trouvez-vous au second une devotion qui secondoit le premier. Parce que Nicetas autheur Constantinopolitain nous dict qu' entre les troupes de l' Empereur Conrad qui passerent par la Grece, il y avoit des compagnies de femmes armees, & montees sur des chevaux tout ainsi comme les hommes. On usoit de tels voyages non pas proprement comme d' une guerre, ains comme d' un vœu & pelerinage, pour la recousse de la terre Saincte. Et de faict ceux qui y entroient se presentoient confez selon leurs qualitez, les uns devant leurs Evesques, les autres devant leurs Curez, & prenoient d' eux le bourdon, comme si s' ceussent esté Pelerins, non soldats: Et outre la devotion, on proposoit certains guerdons à ceux qui y alloient, & aux autres certaines charges. Au Concil de Clairmont en Auvergne, apres que le premier voyage eut esté conclud, le Pape Urbain second voulut que tous les Pelerins, au lieu de l' escharpe, chargeassent la Croix, pour monstrer que c' estoit pour la propagation de nostre Christianisme que se faisoit cette entreprise, signal qui fut depuis continué, & de là vint que l' on disoit que ceux qui s' y enrolloient, se croisoient, & que l' on appella ces voyages, Croisades. Le mesme Pape donna lors pleine absolution des pechez à tous ceux qui firent le vœu, & excommunia les autres, qui apres avoir fait le vœu, ne le paracheverent. Et pour y apporter encores quelque esperon, il fut arresté au Concil qu' il y avroit surseance de tous procez petitoires l' espace de trois ans en faveur de ceux qui iroient. Chose qui tourna dans Normandie en coustume, parce que dans le vieux Coustumier il y avoit article exprés, portant doncques qu' en tel cas il y avroit trefue de procez sept ans durant, sinon que l' on apportast information sommaire de la mort: Depuis on commença de foüiller aux bourses de chacun sans acception, & exception de personnes, car aussi que pouvoit on ne donner pour si devotes entreprises, esquelles il ne s' agissoit d' autre chose que de l' accroissement de nostre Religion Chrestienne? A la nouvelle que nous eusmes que Saladin avoit pris Hierusalem, & la plus grande partie de la Palestine, pour faire levee de gens, fut imposee cette grande disme, que la posterité nomma la Disme Saladin, qui estoit que chacun qui demeuroit en la France, devoit payer la dixiesme partie de son revenu, & lors (dit un vieux Historiographe) par le conseil de Philippes Roy de France, & des Barons du Royaume fut commandé, crié, & estably, que pour l' aide des Pelerins à aller à la terre Sainte, & les biens, & les meubles de toutes manieres de gens fussent dismez, & que chacun payast la Disme de ce qu' il eust: C' est à sçavoir de tous ceux qui en la terre Saincte ne pourroient, ou ne voudroient aller: laquelle chose tourna à grand dommage: car il advint que plusieurs de ceux qui les Dismes requeroient efforcément les Eglises aggravoient, & pis qu' à autres gens leurs faisoient. A tant l' Autheur. En ce grand Concil de Latran tenu dans Rome sous Innocent troisiesme, toutes sortes de gens furent exhortez d' entreprendre tels voyages. Aux Ecclesiastiques qui iroyent, permis de joüyr trois ans durant du revenu de leurs benefices, sans les desservir en personnes. Que les Roys, Ducs, Marquis, & Comtes, qui n' iroyent, comme aussi les corps des villes seroient tenus de stipendier des gendarmes durant ce temps de trois ans: pareillement seroit prise la Disme du revenu des benefices, le tout pour la remission de leurs pechez, & que le Pape mesme, & les Cardinaux seroient tenus d' y contribuer.

Or en ces voyages on commençoit premierement par une publication de Croisade, qui se faisoit sous l' authorité & permission du sainct Siege: 

Et parce que ceux qui s' y vouloient acheminer, avant que de s' y exposer se rendoyent confez & repens, les uns entre les mains de leurs Evesques, & les autres de leurs Curez, comme j' ay dit, l' Eglise de Rome leur bailloit absolution generale de leurs pechez, & promesse certaine de Paradis, laquelle par la parole de Dieu est enclose dans une bonne confession accompagnée d' une poenitence & restitution des forfaits. Et à la suite de cela, on levoit (comme j' ay dit) des Decimes sur le Clergé, pour le souldoyement de l' armee Chrestienne. Car aussi puis que la guerre s' entreprenoit pour la manutention & soustenement de l' Eglise, c' estoit chose tres-raisonnable qu' elle contribuast au defroy des armees: ce que l' on avoit apris de faire auparavant. Tout cela sembloit specieux & plein de Religion; toutes-fois le mal-heur voulut que le Levant fut le tombeau des Chrestiens, que nos Croisades se soient evanoüies en fumee, & que tous les pays qu' esperions convertir par les armes soient demeurez en leurs anciennes mescreances, & qui plus est, que nous ayons tourné avecques le temps ces premiers fondemens des Croisades en une ruine & desolation de nostre Eglise. Parce en premier lieu que depuis les Papes exerçans inimitiez particulieres contre quelques Princes souverains, lors qu' ils s' en voulurent vanger les excommunierent, puis à faute d' absolution les declarerent heretiques, & à la suite de cela firent souvent trompeter des Croisades contre eux, comme s' ils eussent esté Infidelles: a fin que les autres Princes Chrestiens s' armassent, & s' emparassent de leurs Principautez & Royaumes. Ce qui causa une infinité de divisions, troubles & partialitez en nostre Chrestienté. Davantage lors que les Courtisans de Rome vouloient sous fausses enseignes faire un grand amas de deniers, on faisoit publier une Croisade contre les Turcs, & pour exciter un chacun à y aller ou contribuer à cette Saincte Ligue, les Papes envoyoient par toutes les Provinces plusieurs gens porteurs de leurs Indulgences, a fin d' en faire part plus ou moins, selon le plus ou le moins de deniers que l' on financeroit pour l' expedition de tels voyages. Comme de fait il advint sous Clement cinquiesme: Car ayant esté une Croisade concluë au Concil de Vienne, il la fit prescher par un Cardinal en cette France, & se trouverent une infinité de Seigneurs qui se voüerent à ce pelerinage. Entre autres choses celuy qui donnoit un denier avoit pardon d' un an, douze deniers, de douze ans, & qui donnoit autant comme il convenoit pour defrayer un homme de guerre avoit planiere Indulgence & absolution de tous ses peschez, & disposa personnes desquelles il se fioit, pour recevoir telles offrandes cinq ans durant: pendant lesquels il leva une incroyable somme de deniers. Mais au bout du temps le voyage fut rompu par occasion, & dit le Livre dont j' ay tiré cette Histoire, que la plus grande partie de ces deniers fut donnee par le Pape à un sien nepueu. Et tout ainsi qu' en Cour de Rome on tiroit profit sous pretexte de ces Indulgences, aussi firent les Roys & Princes seculiers sur le Clergé, parce qu' ils faisoient semblant de voüer un voyage outre mer, & sur ce pied obtenoient permission du Pape de lever une & deux Decimes, ou bien d' en lever une, deux ou trois ans consecutifs, & puis ces levees estans faites leurs vœux & voyages s' esvanoüissoient en fumee: Ainsi en fit le Roy Philippes de Valois. Et les Papes mesmes se dispenserent de lever telles cueillettes sur les Ecclesiastiques sans necessité, comme j' ay traicté ailleurs. Or voyez quel fruict nous avons rapporté de tout cecy. Alexandre sixiesme ayant faict sonner une Croisade par toute l' Allemagne, France, Espagne, & Italie, avecques une distribution de plusieurs Indulgences à ceux qui financeroient deniers pour ce sainct voyage, que l' on veit depuis ne sortir effect, ains les deniers qui en estoient provenus avoir esté par luy donnez à une sienne niepce: Martin Luther commença de crier contre cet abus par l' Allemagne, & tombant d' une fievre tierce en chaud mal, il bastit son heresie contre la Papauté sur ce mesme abus. Heresie qui s' est depuis espanduë presque par toute l' Allemagne, Polongne, Angleterre, Escosse, Flandres, & quelque partie de la France. Comme en cas semblable les Roys avec le temps ont commencé de faire fonds des Decimes qu' ils levent dessus le Clergé, tout ainsi que des tailles sur le commun peuple. En effect voila comme par ces voyages, nostre Eglise s' est trouvée & trouve affligee tant au temporel, que spirituel. A fin que je vous laisse à part, les Dismes infeodees que j' attribuë au premier voyage d' outre-mer, & pour closture, l' Idolatrie des Templiers qui fut condamnee au Concil de Vienne, encores que je sçache bien que quelques uns ont estimé qu' en cette condamnation il y eut je ne sçay quoy de l' homme, toutes-fois puis que ces Templiers furent condamnez par un Concil general, je veux croire que ce ne fut sans juste sujet.

Mais dont peut proceder qu' une si bonne & saincte plante ait rapporté des fruits si fascheux? je n' ay pas entrepris de vous en rendre raison, ains de vous raconter l' Histoire: Et neantmoins je vous diray avec toute humilité ces deux mots, suppliant tout bon & fidele Chrestien les vouloir prendre de bonne part, à la charge, si mon opinion n' est bonne, de la reduire à la meilleure. Je ne me puis persuader qu' il faille advancer nostre Religion par les armes, celle de Moïse fut destinee à tel effect, celle de Jesus-Christ au contraire s' est accreuë par prieres, exhortations, jeusnes, pauvreté & obeïssance: & luy mesme nous en donna le premier advis, lors que S. Pierre desgaina son glaive, quand il luy commanda de le rengainer, disant que si c' eust esté le moyen d' advancer sa Religion, il pouvoit souslever une infinité de legions d' Anges qui eussent pris les armes pour luy. Au milieu de la desbauche des armes, l' impieté se loge aisément, laquelle ne sçavroit produire fruict qui vaille, encores qu' un zele indiscret de nostre Religion nous y alleche. Et à peu dire, pendant que le Catholic, & l' Arrien se combattoient anciennement, Mahomet prit sujet avec le temps d' introduire une troisiesme Religion: Et de nostre temps l' Empereur Charles V. s' estant armé contre les Lutheriens, il se forma une Secte d' Anabaptistes de plus perilleuse consequence que l' erreur de Martin Luther. Il y a trente-quatre ans & plus que nous avons pris les armes en cette France, les uns pour le soustenement de la Religion ancienne & Catholique, les autres pour la nouvelle, que d' un mot specieux ils appellent la Reformee: Que si vous me permettez d' en dire ce que j' en pense, je ne voy point que nous en ayons rapporté autre chose qu' un Atheisme & contemnement de l' une & l' autre Religion. Je ne doute point que telles guerres ne soient entreprises d' un zele, mais zele du tout furieux. S. Gregoire au I. de ses Epistres escrivant à Virgile & Theodore Evesques de Marseille, sur un advis qu' il avoit eu qu' ils contraignoient plusieurs Juifs dans leurs Dioceses d' estre baptisez. Intentionem quidem huiusmodi, & laude dignam censeo, & de Domini nostri dilectione descendere profiteor. Sed hanc eandem intentionem, nisi competens Scripturae sacrae comitetur effectus, timeo ne aut mercedis opus inde non perveniat, aut animarum quas eripi volumus, quod absit, dispendia subsequantur. Dum enim quispiam ad baptismatis fontem, non praedicationis suavitate, sed necessitate pervenerit, ad pristinam superstitionem remeans, inde deterius moritur, unde renatus eße videbatur. Je vous laisse le demeurant. Que si ce grand & sainct Pape ne trouvoit bon que l' on fist Chrestienner un Juif par force, combien eust-il plus blasmé que par armes nous eussions voulu provigner nostre Religion Chrestienne? Et de la mesme opinion que je suis, est Messire Guillaume du Bellay en son premier Livre sur le faict de la guerre, quand il dit, que ce n' est pas à coups d' espees que les infidelles se convertissent, & Chrestiennent, ains que l' exemple & le parler y peuvent plus que la force (ce sont les mots dont il use) & que la force qu' il leur faudroit faire, ce seroit seulement pour deffendre nos marches quand ils les voudroient assaillir, ou entrer plus avant sur nous.