jeudi 20 juillet 2023

6. 32. D' un amour prodigieux de Charlemagne envers une femme.

D' un amour prodigieux de Charlemagne envers une femme.

CHAPITRE XXXII.

Apres avoir discouru cy-dessus des assassins du corps, il ne sera hors de propos de parler des assassins de nos ames. Car si nous croyons aux Poëtes l' amour est le meurdre d' icelles. François Petrarque fort renommé entre les Poëtes Italiens, discourant en une Epistre son voyage de France, & de l' Allemagne, nous raconte que passant par la ville d' Aix, il apprit de quelques Prestres une Histoire prodigieuse qu' ils tenoient de main en main pour tres-veritable. Qui estoit que Charles le Grand, apres avoir conquesté plusieurs pays s' esperdit de telle façon en l' amour d' une simple femme, que mettant tout honneur & reputation en arriere, il oublia non seulement les affaires de son Royaume, mais aussi le soing de sa propre personne, au grand desplaisir de chacun: estant seulement ententif à courtiser cette Dame: laquelle par bon-heur commença à s' aliter d' une grosse maladie qui luy apporta la mort: Dont les Princes, & grands Seigneurs furent fort resjoüis, esperans que par cette mort, Charles reprendroit comme devant, & ses esprits & les affaires du Royaume en main: Toutes fois il se trouva tellement infatué de cet amour, qu' encores cherissoit-il ce cadaver, l' embrassant, baisant, accolant de la mesme façon que devant, & au lieu de prester l' oreille aux legations qui luy survenoient, il l' entretenoit de mille bayes, comme s' il eust esté plein de vie. Ce corps commençoit desja non seulement à mal sentir, mais aussi se tournoit en putrefaction, & neantmoins n' y avoit aucun de ses favoris qui luy en osast parler: dont advint que l' Archevesque Turpin mieux advisé que les autres, pourpensa que telle chose ne pouvoit estre advenuë sans quelque sorcellerie. Au moyen dequoy espiant un jour l' heure que le Roy s' estoit absente de la chambre commença de foüiller le corps de toutes parts, finalement trouva dans sa bouche au dessous de sa langue un anneau qu' il luy osta. Le jour mesme Charlemagne retournant sur ses premieres brisees, se trouva fort estonné de voir une carcasse ainsi puante. Parquoy, comme s' il se fust resveillé d' un profond sommeil, commanda que l' on l' ensevelist promptement. Ce qui fut fait: mais en contr'eschange de cette folie, il tourna tous ses pensemens vers l' Archevesque porteur de cet anneau, ne pouvant estre de là en avant sans luy, & le suivant en tous les endroits. Quoy voyant ce sage Prelat, & craignant que cet anneau ne tombast és mains de quelque autre, le jetta dans un lac prochain de la ville. Depuis lequel temps on dit que ce Roy se trouva si espris de l' amour du lieu, qu' il ne desempara la ville d' Aix, où il bastit un Palais, & un Monastere, en l' un desquels il parfit le reste de ses jours, & en l' autre voulut estre ensevely. Ordonnant par son testament que tous les Empereurs de Rome eussent à se faire sacrer premierement en ce lieu. Que cela soit vray, ou non, je m' en rapporte, tout ainsi que le mesme Petrarque, à ce qui en est. Si estoit ce un commun bruict, qui lors couroit en la ville d' Aix, lieu où reposent les os de Charlemagne. De laquelle histoire ou fable, Germantian a fort bien sceu faire son profit, pour averer, & donner quelque authorité à l' opinion de ceux qui soustiennent les malins esprits se pouvoir enclorre dans des anneaux. Or que Charlemagne fust grandement adonné aux Dames sur la fin de son âge, mesmes que ses propres filles, qui estoient à sa suitte, fussent quelque peu entachees du peché d' amourettes, Aimoïn le Moine vivant du temps du Debonnaire nous en est tesmoin authentique: Qui dit qu' à l' advenement de Louys Debonnaire à la Couronne, la premiere chose qu' il eut en recommandation fut de bannir de sa Cour les grands troupeaux de femmes qui y estoient demeurees depuis le decez de feu son pere: & aussi de confiner en certains lieux ses sœurs, qui ne s' estoient peu garentir de mauvais bruits, pour la dissoluë frequentation qu' elles avoient eüe avecques plusieurs hommes.

lundi 17 juillet 2023

6. 31. Du traictement que receut Jean de Bourgongne, Comte de Nevers par Basaith Roy des Turcs; Tamberlan

Du traictement que receut Jean de Bourgongne, Comte de Nevers par Basaith Roy des Turcs, & de celuy que receut depuis le mesme Basaith par Tamberlan.

CHAPITRE XXXI.

Cet exemple est fort notable, & qui devroit rendre les Princes sages de ne s' oublier pendant leurs heureuses affaires. Advint sous le regne de Charles sixiesme, que les Hongres manderent Ambassadeurs vers le Roy, pour le prier de leur vouloir estre aidant contre une grosse armee des Turcs qui leur venoit tomber sur les bras, sous la conduite de Basaith, que les aucuns ont voulu nommer Baiazeth (Bajazeth), & les nostres l' Amorabaquin. Or comme ainsi soit que nos Roys ne furent oncques avares de secours envers les estrangers, mesmes lors qu' il est question de prendre en main la deffence de nostre Religion. Ainsi fut-il lors resolu entre les Princes de s' acheminer à ceste brave entreprise, à la charge de passer plus outre, & deliurer la Terre Saincte de la subjection des Turcs, si leurs premieres affaires leur succedoient à propos. Parquoy pour ce voyage fut esleu chef & Capitaine general de toute l' armee Jean Comte de Nevers, qui depuis fut Duc de Bourgongne, lequel estant suivy de la plus grande partie de la Noblesse Françoise fit plusieurs braves exploits d' armes, & prit plusieurs villes de marque: Et qui est chose fort memorable en ce voyage, mille François par l' astuce & proüesse du sire de Coussi desconfirent vingt mille Turcs. Toutes-fois la fortune voulut que les François enflez de cette premiere victoire, ayans eu certaines nouvelles de la venuë de Basaith, pensans du premier coup foudroyer, & mettre à sac toute son armee, luy voulurent courir sus contre l' opinion de plusieurs sages Capitaines qui estoient d' advis d' espier leur commodité, & apoint. A maniere que se trouvans en cette rencontre de toutes parts environnez de leurs ennemis furent menez de telle furie par les Turcs, que la playe en a depuis longuement saigné, & par la France, & par toute la Chrestienté. En cette bataille moururent plusieurs gens de bien, & plusieurs autres furent pris, entre lesquels se trouverent trois cens Chevaliers de nom, qui quatre jours apres de sang froid furent amenez en chemise devant Basaith, & par son commandement miserablement mis à mort. Quelques uns ont voulu dire que son intention estoit de les faire passer indifferemment par le tranchant de l' espee, toutes-fois que par l' advis d' un devin il fut destourné de cette opinion, lequel lors que se vint à recognoistre les prisonniers, ayant jetté sa veuë sur le Comte de Nevers, dit au Turc, que la vie de cestuy apporteroit à l' advenir trop plus de dommage à la Chrestienté que sa mort. Chose qui se trouva averee par les grands troubles que depuis il suscita en la France. Quoy que soit ce Prince fils du plus grand Duc qui fust lors par toute l' Europe, se veit pour ceste heure là au plus grand danger de sa personne qu' il seroit possible de dire. Toutes-fois apres plusieurs humilitez, il obtint avec grande difficulté sa grace, & semblablement celle des Seigneurs d' Eu, de la Marche, Coussi, de Bar, & la Trimoüille: & voulut Dieu par bonne advanture que le Mareschal de Boucicaut que l' on menoit à la boucherie avec les trois cens Chevaliers, estant recogneu par le Comte, fut par ses supplications, & prieres recous de ce supplice qu' il voyoit luy estre preparé. Recevant de ce costé-là quelque courtoisie de Basaith: Lequel en toute autre chose exerça toutes sortes d' indignitez à l' endroit de ce pauvre Comte, voire jusques à le faire mettre quelques-fois quand l' envie luy en prenoit, entre les mains d' un bourreau, & estendre sur un posteau, comme si on luy eust voulu trancher la teste avec une doloüere. Cruauté vrayement barbaresque, & de laquelle peu apres cette mesme fortune, qui tant l' avoit favorisé, luy fit payer tout à loisir aux propres despens de son corps, les dommages & interests. Car depuis cette grande route, Tamberlan s' estant esveillé és marches de la Scithie, & ayant occupé la plus grand part de la Natolie: par une journee qu' ils se donnerent l' un à l' autre, Basaith fut totalement desconfit, & luy, & sa femme reduits sous la captivité de Tamberlan, lequel de là en avant (comme s' il eust esté envoyé de Dieu pour venger l' injure des Chrestiens) au lieu des inhumanitez que Basaith avoit pratiquees, le fit porter enchaisné dedans une cage de fer, se servant de son eschine tout ainsi que d' un marche-pied, toutes les fois qu' il vouloit monter à cheval: Et non content de ce, apres avoir donné fin à plusieurs guerres, & entreprises, luy de retour en ses pays, fit un festin general à tous ses Princes & Barons, auquel lieu il fit apporter Basaith dedans sa cage pour servir à tous de spectacle, & pour luy augmenter sa douleur, voulut estre servy de la femme de luy, à laquelle il fit couper tout le devant de ses habits, tellement qu' il estoit facile à chacun de descouvrir toutes ses parties honteuses, mesmes par le miserable Basaith, lequel se voyant en cette façon estre une bute de misere, & de risee, par un juste creue-coeur (luy estant osté tout autre moyen de se mesfaire) se heurta tant de fois la teste contre les pilliers de sa cage, que finablement il en fit sortir la cervelle, & en cette façon mourut. Qui est une Histoire digne de grande compassion, & qui doit apprendre à tous grands Seigneurs, qu' ils sont souventes-fois punis des mesmes verges dont ils ont chastié les autres. Certes tous Historiographes sont d' accord (je diray cecy en passant) que lors de la defaicte de Basaith, les affaires des Turcs se trouverent si desesperees, que si l' Empereur de Constantinople, avec l' aide d' autres Chrestiens, eust voulu parachever cette route encommencée par Tamberlan, le nom, & la race des Turcs eust esté totalement desracinee.