vendredi 30 juin 2023

4. 31. Du jeu des Eschecs.

Du jeu des Eschecs. 

CHAPITRE XXXI.

Jean de Mehun en son Romand de la Roze discourant & la fuitte, & la prise de Corradin, qui se pretendoit Roy de Naple, & de Henry fils du Roy d' Espagne, dit ainsi:

Ces deux comme fols garçonnets

Et Fols, & Rocs, & Pionnets, 

Et Chevaliers au jeu perdirent, 

Et hors de l' eschiquier saillirent,

Telle peur eurent d' estre pris

Au jeu qu' ils s' eurent entrepris:

Mais qui la verité regarde, 

D' estre pris ils n' avoient pas garde,

Puis que sans Roy ils combatoient.

Eschec & Mat point ne doutoient.

C' est une continue metaphore tiree du jeu des Eschecs, par laquelle cet Autheur voulant dire que Corradin ayant esté desconfit par Charles Comte d' Anjou, il avoit esté contraint de s' enfuir, & neantmoins qu' il n' avoit peu avoir Eschec & Mat, parce qu' il n' estoit point Roy, je rendray cy apres raison de cette conclusion. Nous pouvons à la suitte de ces deux derniers vers adjouster la belle rencontre de l' un de nos Roys, lequel estant pressé & sommé de se rendre par son ennemy en une bataille, respondit qu' un Roy n' estoit jamais pris seul au jeu des Eschecs. Il faut doncques dire que lors cette reigle estoit observee, toutesfois aujourd'huy j' ay veu plusieurs bons joüeurs tenir le contraire, qui soustiennent qu' un Roy se peut non prendre, ains Mater, ores qu' il soit despoüillé de toutes ses pieces: Et certes quiconque fut inventeur de ce jeu, je le vous pleuviray pour tres-grand Philosophe, je veux dire pour un personnage, lequel sous cet esbat d' esprit a representé la vraye image, & pourtraicture de la conduite des Roys. Il y a un Roy & une Dame, assistez de deux Fols, qui font leur route de travers, & apres eux deux Chevaliers, & au bout de leurs rangs deux Rocs, que l' on appelle autrement Tours. Car aussi entre Tour, Roque & Roquette, il n' y a pas grande difference. Devant eux il y a huict Pions qui sont pour applanir la voye, comme enfans perdus. Que voulut nous representer ce Philosophe? Premierement quant aux Fols, que ceux qui approchent le plus pres des Roys, ne sont pas ordinairement les plus sages, ains ceux qui sçavent mieux plaisanter. Et neantmoins combien que les Chevaliers ne soient pas quelquesfois les plus proches des Roys, si est-ce que tout ainsi que les Chevaliers au jeu des Eschecs donnans par leur saut, Eschec au Roy, il est contrainct de changer de place, ce dont il se peut exempter en tous les autres Eschecs, en se couvrant de quelques pieces, aussi n' y a-il rien qu' un Roy doive tant craindre en son Estat que la revolte de sa Noblesse. D' autant que celle du menu peuple se peut aisément estouffer, mais en l' autre il y va ordinairement du changement de l' Estat. Quant aux Tours, ce sont les villes fortes qui servent à un besoin de derniere retraite pour la conservation du Royaume. Il vous represente un Roy qui ne desmarche que d' un pas, pendant que toutes les autres pieces se mettent tant sur l' offensive, que deffensive pour luy, a fin de nous enseigner que ce n' est point un Roy, de la vie duquel depend le repos de tous ses sujets, de s' exposer à toutes heures aux hazards des coups, comme un Capitaine ou simple soldat, voire que sa conservation luy permet de faire un saut extraordinaire de sa cellule en celle de la Tour, comme en une place forte & tenable contre les assauts de son ennemy. Mais sur tout faut icy peser le privilege qu' il donna à la Dame de pouvoir prendre tantost la voye des Fols, tantost celle des Tours. Car pour bien dire il n' y a rien qui ait tant d' authorité sur les Roys que les Dames, dont ils ne sont honteux de se publier serviteurs. Je n' entens pas de celles qui leur sont conjointes par mariage, mais des autres dont ils s' enamourent. Et pour cette cause je suis d' avis que celuy qui appelle cette piece Dame, & non Royne, dit le mieux. Finalement tout ce jeu se termine au Mat du Roy. Si toutes les autres pieces ne se tiennent sur leurs gardes, elles peuvent estre prises, & par mesme moyen on les oste de dessus le tablier, comme mortes, ny pour cela le Roy n' a pas perdu la victoire: il peut quelquesfois la rapporter avec le moindre nombre des pieces, selon que son armee est bien conduite. Au demeurant on ne fait au Roy ce deshonneur de penser seulement qu' il soit pris, ains le reduit-on en tel desarroy, qu' estant denué de tout support, il ne peut se demarcher ny çà ny là. Quoy faisant on dit qu' il est Mat: Pour nous monstrer que quelque desastre qui advienne à un Roy, nous ne devons attenter contre sa personne. Et c' est pourquoy Jean de Mehun voulant excuser l' indignité que Charles d' Anjou avoit exercee faisant mourir Corradin, il denie fort bien la qualité de Roy en ce jeune Prince, ores qu' il la pretendist: Et à tant soustient qu' il n' y pouvoit avoir en luy Eschec & Mat. Quant au surplus le Mat du Roy est la closture du Tablier, encores qu' il fust au milieu de toutes ses pieces. Qui est à dire que de la conservation ou ruine de nostre Roy depend la conservation ou ruine de nostre Estat. Une chose ne veux-je oublier, qui est la recompense des Pions, quand ils peuvent gaigner l' extremité de l' Eschiquier du costé de nostre adversaire, comme s' ils eussent les premiers franchy le saut d' une bresche: car en ce cas on les surroge au lieu des pieces d' honneur qui pour avoir esté prises, sont jettees hors le Tablier. Car c' est en effect representer tant les guerdons, que peines qui doivent estre en une Republique, aux bien ou mal faisans. Hierosme Vidas representa en vers Latins par forme de bataille ce beau jeu, vers qui semblent estre vrays, & legitimes enfans de Virgile, & Louys des Masures les rendit en vers François. Chose que l' on eust pensé ne pouvoir estre faite: mais plus esmerveillable est ce que l' on dit qu' il y a quelques Espagnols si duits & nourris à ce jeu, qu' ils y joüent sur leurs chevaux, n' y employans autre Eschiquier pour la conduite, que leur memoire & jugement, avec la parole. Je ne sçay que la Grammaire, & non la Rhetorique de ce jeu. Bien vous diray-je avoir veu un Lyonnois oster toutes les pieces d' honneur, & ne retenir que le Roy avec ses Pions, desquels joüant deux fois contre une, il rapportoit la victoire contre de tres-bons joüeurs. Je luy ay veu mettre un anneau sur un Pion, sous cette stipulation qu' il ne pourroit Mater le Roy qu' avecques ce Pion; une autre fois passer plus outre, & mettre encores un anneau autour d' un Pion de son adversaire, à la charge qu' il le forceroit de le Mater avecques cette piece; & en l' un & l' autre jeu rapporter victoire de son opinion, contre un homme qui n' estoit point mis au rang des petits joüeurs.


4. 31. Du jeu des Eschecs.