lundi 14 août 2023

10. 10. Premier traict de cruauté tres-damnable faussement imputé à Brunehaud.

Premier traict de cruauté tres-damnable faussement imputé à Brunehaud.

CHAPITRE X.

Les deux premiers qui firent deux histoires mesdisantes contre cette Princesse; au moins qui soient arrivees jusques à nous, furent Fredegaire & Aimoïn. Et combien que la primauté du temps soit deüe à Fredegaire, toutesfois celle de mesdisance appartient à Aimoïn, lequel pour monstrer de quelle cruauté Brunehaud estoit accomplie, dit que sur l' advenement du Roy Sigebert, à la Couronne d' Austrasie, il fut supplié par la noblesse de vouloir honorer de la Mairie de son Palais, Chrodin Seigneur de singuliere recommandation, & comme le Roy eut entheriné leur requeste, ce personnage seul s' y opposa, & refusa tout à plat la dignité qui luy estoit deferee. Au moyen dequoy le Roy voyant en luy une retenüe admirable, se remit sur sa conscience, de luy en trouver un qu' il penseroit digne de cette charge. Ce qu' il fit, & nomma Gogon, qui à sa nomination en fut pourveu, & s' y comporta avec toute reputation. Et comme le Roy se voulut marier, il l' envoya pardevers Athanaïlde Roy d' Espagne, pour luy demander en mariage l' Infante Brunehaud sa seconde fille. Ambassade qui luy succeda si à propos, que cette Princesse luy fut baillee, avecques plusieurs grands & riches joyaux, & amenee par luy au Roy son Maistre, qui la receut & espousa avecques tous les favorables accueils & fanfares que l' on pouvoit desirer.

Or combien que cette nouvelle Royne eust receu ce grand & signalé service de Gogon; toutesfois bien tost apres elle le prit en tel desdain, qu' elle le fit premierement haïr par le Roy son mary, & ne cessa cette poursuite jusques à ce que finalement il fut mis à mort. Jamais premier coup d' essay de cruauté ne se trouva si detestable que cestuy: Qu' un Seigneur appellé & choisi sans brigue à cette grande dignité par un personnage de choix, Seigneur qui jusques là avoit conduit sa fortune au gré & contentement du Roy, & de tous; Seigneur auquel cette Princesse avoit tant d' obligation, eust esté occis à son instigation & poursuite. Aussi est-ce la cause pour laquelle Aimoïn poursuivant sa pointe dit que l' on trouvoit dedans quelque livre d' une Sybille, que des parties d' Espagne devoit arriver en France une Dame du nom de Brune, par le moyen de laquelle se commettroient une infinité de meurtres & assassinats, & au bout de tout cela seroit en fin trainee à la queüe d' un cheval, & en cette façon rendroit l' ame en l' autre monde.

Qui est bien une autre chance que celle qui nous avoit esté en peu de paroles, liuree par les deux Prelats, Gregoire & Fortunat. Et vrayement si la cruauté de cette Dame fut lors telle, qu' Aimoïn l' a representee, chacun se devoit asseurer quel seroit de là en avant le demeurant de sa vie. Toutesfois depuis ce temps qui fut l' an cinq cens soixante & cinq, jusques en l' an six cens deux, je ne trouve, ny en Fredegaire, ny dans Aimoïn, aucune cruauté qui luy soit par eux improperee. Voire en plus forts termes vous verrez en elle dedans Aimoïn un traict de debonnaireté admirable dont le cas est tel, recité seulement par ce Moine, & non par l' Evesque de Tours; & c' est pourquoy je le mettray icy plus librement sur le tapis.

Quelque peu apres la mort de Chilperic, Gontran son frere arrivé dans la ville de Paris, sur quelque fascheux rapport qu' on luy fit de Fredegonde, il la confina en un certain bourg du territoire de Rouen, en deliberation de luy faire illecques finir ses jours, où elle fut mise en une estroite garde. Ce neantmoins elle fut veüe par plusieurs grands Seigneurs de la Cour du feu Roy son mary, qui tous promirent de luy assister, & de prester le serment de fidelité au Roy Clotaire son fils. Mais elle se voyant ainsi mal menee, ne pouvant temporiser à sa defaveur, indignee de la grandeur de Brunehaud, depesche par devers elle un quidam nommé Oleric, (Maistre passé en tromperies) pour se presenter à la Royne Brunehaud; a fin qu' estant entré en son service, il trouvast temps à propos, & moyen de l' assassiner. Lequel suivant les instructions & memoires de sa Maistresse se transporte vers Brunehaud, & luy fait entendre, qu' il s' estoit transporté devers elle pour se garentir des cruautez estranges de la Royne Fredegonde sa Maistresse: Et sceut si bien pateliner, que Brunehaud le receut à son service: bien aimé & favorizé de tous pour quelque temps, pendant lequel il espioit son apoint: Mais il ne sceut si bien joüer son personnage, qu' en fin son jeu ne fust aucunement descouvert, & appliqué à la question, recogneut tout ce qui estoit de la verité. Si jamais y eut matiere de faire mourir justement un homme, c' estoit celuy-là. Toutesfois elle le renvoye à sa Maistresse, lequel luy ayant raconté comme toutes choses s' estoient passees, elle luy fit coupper jambes & pieds: Pour contenter (dit Aimoïn) Brunehaud, comme desadvoüant ce forfait: mais en verité, d' autant qu' il ne l' avoit peu mettre à execution.

En effect voila cette detestable furie, representee par ce Moine en la mort du pauvre Gogon; maintenant plus douce que l' une des trois Charites & Graces pour sauver cet homme sceleré. Considerations qui me semblent assez suffisantes pour m' excuser, si je ne puis adjouster foy à cette pretenduë mort de Gogon. Mais encore ay-je beaucoup plus de sujet de la mescroire, quand je voy un Gregoire de Tours, qui vivoit en ce temps là, & en escrivoit l' histoire, n' en faire aucune mention. Se peut-il faire que luy qui estoit la plus part du temps en la Cour des Roys, eust ignoré cette ingrate cruauté, & que deux cens ans apres (que plus que moins) elle fust venuë à la cognoissance d' un Moine dedans son Cloistre; ou bien que Gregoire l' eust sceuë, & neantmoins teuë? Luy (dis-je) que nous voyons dedans son œuvre ne pardonner à la verité, sans acception de personnes: Comme aussi au cas de present, tant s' en faut qu' il eust trouvé sujet de mesdisance contre Brunehaud: qu' au contraire il n' y a placard en ses dix livres où les Princes & Princesses soient avecques un si bel eloge loüez comme est celuy de Brunehaud.

Et vrayment il me semble, que pour supplanter l' authorité de Gregoire, Aimoïn devoit alleguer quelque Autheur de marque, qui luy eust enseigné cette nouvelle leçon; je dis nouvelle eu (en) esgard au temps. Toutesfois il a esté en cecy creu & suivy par quelques uns qui ont escrit apres luy. Je sçay quel honneur je dois à l' ancienneté: mais aussi sçay-je que je ne la dois respecter, quand elle est combattuë d' une plus ancienne ancienneté, comme cette-cy.