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dimanche 6 août 2023

8. 37. Ferté, Parage, Piédefief, & autres dictions racourcies en nostre langue.

Ferté, Parage, Piédefief, & autres dictions racourcies en nostre langue. 

CHAPITRE XXXVII.

Entre les Romains il eut des paroles racourcies, qui ne furent trouvees de mauvaise grace, comme quand ils disoient macte pour magis aucte, & Capsis pour cape si vis, dedans les Comiques intellextin, & dixtin, pour intellexisti nè & dixisti nè. Nostre langue en eut de semblables, qui en leurs saisons furent recueillies des mieux disans. Dans nos vieux Poëtes je trouve hireté pour heredité, main pour matin, forment pour fortement, dont l' utage est pour le jourd'huy perdu: aussi dirent-ils Penancier pour Penitencier, dont aussi a usé François de Villon en ses Repuës franches.

Vrayement ce dit le Penancier 

Tres-volontiers on le fera.

Il y en a d' autres que nous mettons indifferemment en œuvre, Benisson, & Benediction, cil & celuy, Hersoir, & hier au soir, confez, & repens, dit Viginelle au commencement de Villardoüin, pour Repentant: frilleux, & froidilleux. Marrien vient de Materien. Je trouve en un vieux Registre parlant des Loges de bois, qui avoient esté faites dans Rheims au sacre du Roy Philippes le Bel, qu' en fin elles furent venduës beaucoup moins qu' elles ne valoient en Materien, & façon. Qui me fait dire que de ce mot est issu nostre Marrien, que nous avons retenu, & rejetté le Materien. Ce que nous appellons mestier, vient de menestrier. Ainsi le voyons nous dans certaines lettres de Charles cinquiesme Regent, du vingtseptiesme Fevrier 1353. pource que sur la Chartre des ouvriers, laboureurs, manouvriers, & menestriers, nous avons fait certains Statuts (c' est à dire gens de mestier.) Le Latin les appelle Ministeriales. Celuy sur lequel pour peine on empraint une fleur de Lys chaude, on dit qu' il a esté flestry, qui est un abregement au lieu de fleurdelizer, mot qui sonneroit mal aux oreilles. Ester à droict, qui est fort familier en pratique est un racourcissement d' assister à droict: Ce que vous trouverez verifié par deux passages de l' Histoire mesdisante de Louys unziesme, comme si on eust voulu dire Iudicio sistere, & dans Froissard chap. 246. du premier Tome de son Histoire, où il dit qu' il fut ordonné que le Prince de Galle seroit adjourné à comparoir à Paris en la Chambre des Pairs de France, pour assister à droict, & respondre aux Requestes contre luy faites. Et quand dans des Essars en son Amadis de Gaule, & autres Romans, vous lisez un Ce m' aist Dieu, c' est une abreviation au lieu de ce que nos anciens disoient, Ainsi m' aide Dieu, dont on fit un ainsi m' aid Dieu, faisant par succez de temps du mot d' Ainsi un ce, & de m' aid un m' aist, ainsi en use Villon:

Si pour ma mort le bien publicque

D' aucune chose vaulsist mieux

A mourir comme un homme inique

Me jugeasse ainsi m' aist Dieux.

De là aussi est venu que quand un homme esternuë, pour salutation nous disons Dieu vous aid, pour Dieu vous aide, & depuis pour le faire plus doux, Dieu vous y. De cette mesme abreviation vint Courfeu pour Couvrefeu quand on dict sonner le Courfeu, que depuis par corruption de langage nous avons appellé Carfou, ainsi que j' ay deduit ailleurs. Quant à la Ferté, c' est un racourcissement de fermeté, qui signifioit anciennement forteresse tant en Latin, du temps de la corruption de la langue Latine, qu' en François. Adon de Vienne parlant de Charlemagne. Rex gloriosus Carolus iterum Saxones aggressus, Firmitatésque illorum, & universam Saxoniam recepit. Et Froissard au premier Tome de son Histoire: Et aussi (dit-il) si aucuns du Royaume, & obeïssans du dit Roy d' Angleterre ne vouloient rendre les chasteaux, villes, Fermetez, & forteresses. Or que ceste diction de Fermeté se prist en la façon que dessus, nous en voyons encore certaines remarques pour le jourd'huy en la conjonction de ces deux paroles, fort & ferme.

Entre ces mots racourcis il y en a deux qui sont diversement employez en matiere des fiefs, Parage & Piédefief. En quelques Coustumes nous voyons, que quand un fief se divise entre freres, à l' aisné appartient de faire la foy & hommage de tout le fief au Seigneur dominant & feudal, tant pour luy que pour ses puisnez, lesquels sont de là en avant estimez relever de luy leurs parts & portions, & les dit-on Tenir en Parage, qui n' est autre chose qu' une abbreviation du mot de Parentage, comme si nos anciens eussent voulu dire que par le moyen de leur Parentage les puisnez tenoient leurs parts en foy & hommage de leur aisné. Ainsi dit la vieille Oraison qu' on adressoit à la Vierge Marie, A toy Roine de haut parage, c' est à dire de haut parentage. Bel est aussi l' abregement du Piédefief tant rechanté par la Coustume de Touraine: car ce mot ne sonne autre chose que le Fief qui est depecé & demembré lors que le vassal s' en joüe pour sa commodité par alienations & transports, auquel cas la Coustume apporte divers regards, comme l' on peut recueillir d' icelle.

vendredi 4 août 2023

8. 10. Du Proverbe, Faire la barbe à quelqu'un.

Du Proverbe, Faire (bien) la barbe à quelqu'un.  

CHAPITRE X.

Nous usons de ce Proverbe quand nous voulons dire que nous avons bravé quelqu'un. Proverbe qui eust esté ridicule lors que nous portions barbes razes, tout ainsi que maintenant celuy dont j' ay discouru au precedant chapitre: Toutesfois il ne faut point faire de doute qu' autresfois cela se tournoit en une bien grande injure. Dedans les anciennes loix d' Allemagne, au tiltre 66. il estoit deffendu de tondre un homme libre, ou luy raire sa barbe, contre sa volonté, sous les peines qui y sont portees. Nous lisons dedans nos Annales, que Dagobert jeune Prince se voulant venger d' un sien Gouverneur, luy fit raire sa barbe, pour un despit qu' il avoit conceu contre luy: Chose qui se descouvre avoir esté en usage par un autre exemple autant & plus exprés que cestuy-là, en un vieux Roman intitulé La jeunesse d' Ogier le Danois, où parlant des Ambassadeurs que Charlemagne avoit envoyez en Dannemarc, vers Geofroy pere d' Ogier, pour recevoir le tribut qui estoit deu à l' Empereur, & deduisant l' indignité dont la femme de Geofroy avoit usé envers eux.

Advise soy de grand diversité

De mes Charlons n' anessum honoré, 

Chacun fait raire sa barbe outre son gré,

Pource que Charles qui tant a de fierté, 

Ait si son cuer de despit allumé, 

Quand li Mes Charles furent à ce mené, 

Qu' ils se veirent ainsi defiguré, 

Bien pouvez croire que ce leur a grevé.

Et les Ambassadeurs de retour vers Charlemagne, luy dirent.

En voz despit feumes si mal tenus, 

Que sans noz barbes sommes cy revenus.

Et de là faict un discours que Charlemagne vouloit entreprendre contre Geofroy une forte guerre. Qui nous est une leçon, soit que ce compte soit vray ou non, que pour le moins l' autheur du Roman estimoit estre grande injure, de faire la barbe à quelqu'un contre sa volonté, & paravanture de cela est procedé que par un commun Proverbe nous disons, Faire la barbe à quelqu'un, quand on l' a bravé de parole, ou d' effect.

8. 9. Du Proverbe, Je veux qu' on me tonde, dont userent anciennement nos Peres, & ayeuls, pour signifier une peine.

Du Proverbe, Je veux qu' on me tonde, dont userent anciennement nos Peres, & ayeuls, pour signifier une peine.

CHAPITRE IX.

Ce n' est pas chose de petite recommandation que la longue chevelure, & mesmement entre les Gaulois. Pour le moins le pouvons nous recueillir de ce que l' une partie de nos Gaules estoit appellee Comata, à la difference de celle que l' on appelloit Togata: & encores en ce que nos premiers Roys de la France, par un commun vœu remarquoient leurs Majestez par une bien longue perruque, voire qu' il y eut un Gondovault, qui faillit de se faire declarer Prince du sang soubs la premiere lignee de nos Roys soubs une fause remarque des longs cheveux. Herodote au premier livre recite une Histoire fort notable pour cest effect, quand il dit que les Lacedemoniens avoient accoustumé d' estre tondus, & les Argives autre peuple de la Grece de porter longue chevelure: Toutesfois depuis une bataille entre eux donnee, par laquelle les Lacedemoniens eurent du bon, gaignans sur les autres l' Isle de Tyrce, les victorieux commencerent de porter longs cheveux contre leur ancienne coustume, & les vaincus les tondre avec un ferme propos de ne les laisser croistre, jusques à ce qu' ils eussent recoux leur Isle. De ma part je ne fais point de doute que l' ancienneté tira à gloire & honneur la cheveleure, & estime que cela fut cause que ceux qui quittoient le monde pour se renger aux Cloistres, furent raiz, pour monstrer qu' ils renonçoient à toute mondanité, & aussi paravanture pour tesmoigner toute soubmission & obeyssance envers leurs Superieurs. Nos plus vieilles Croniques parlans d' un homme que l' on rendoit Moine, disoient qu' il avoit esté tondu, & dans le quatriesme livre des Loix de Charlemagne, article vingtdeuxiesme. Si quis puerum invitis parentibus totunderit, aut puellam velaverit. Nous usons encores d' une autre signification de ce mot de Tondre contre celuy qui a perdu sa brigue, ou est descheu de son entreprise, quand nous disons qu' il a esté tondu de sa brigue, ou de son entreprise. Comme si le contraire fust un signe de la victoire, tout ainsi qu' aux Lacedemoniens contre les Argives. Si vous croyez Nicolas Gilles en ses Annales de France, Clodion le Chevelu fut ainsi surnommé: par ce qu' ayant conquis quelque partie des Gaules sur les confins du Rhin, il restablit les cheveux aux Gaulois, que Jules Cesar en signe de victoire leur avoit faict abbatre: Au contraire si à l' Abbé Triteme, il dit que ce surnom luy fut donné, d' autant qu' apres avoir vaincu une partie des Gaulois, il les fit tondre: à fin de les discerner d' avec les François qui avoient participé à ses victoires. Tant y a que soit l' une ou l' autre opinion veritable, le tondre estoit imposé au vaincu, & à vray dire, il semble par ce Distique que le Romain estant victorieux fit tondre les pays par luy subjuguez, pour magnifier leurs victoires: quand Ovide dans ses Amours escrivant à sa Maistresse qui commençoit d' user de faulse Perruque: dit ainsi:

Nunc tibi captivos mittet Germania crines, 

Culta Triumphatae munere gentis eris.

Maintenant tout le Germain 

Fait Romain 

T' envoyera ses cheveux, 

Aux despens de ce pays 

Nouveau pris, 

Cointe seras si tu veux.

Mais dont peut estre provenu que nos predecesseurs passans plus outre denoterent en ce mot de tondre une maniere de peine? François de Villon ce bon fripon en ses Repuës franches parlant du temps qu' il alla à Paris.

Pource que chacun maintenoit 

Que c' estoit la ville du monde, 

Qui plus de monde soustenoit, 

Et où maint estranger abonde, 

Pour la grand science profonde 

Renommee en icelle ville, 

Je partis & veux qu' on me tonde,

S' à l' entree avois croix, ou pille.

Et moy-mesme en ma jeunesse ay veu ce Proverbe fort familierement tomber en nos bouches: maintenant que nous ne nourrissons plus les longs cheveux, on se mocqueroit de celuy qui en useroit. Car nous souhaiterions une peine que nous tournons à honneur. Et certes il ne faut point faire de doute que ce fut anciennement une remarque de peine. Dedans le troisiesme livre des loix de Charlemagne, article 9. De conspirationibus quicunque facere praesumpserunt, & sacramento quamcunque conspirationem firmaverunt, ut triplici ratione iudicentur, Primò ut ubicunque aliquod malum per hoc perpetratum fuit, authores facti interficiantur: Adiutores verò eorum singuli alter ab altero flagellentur, & nares sibi invicem procidant, ubi verò nihil mali perpetratum, similiter quidam inter se flagellentur, & capillos sibi invicem tondeant. C' estoit que celuy qui estoit d' une conjuration, si elle estoit arrivee à quelque effect, devoit estre puny de mort, & ses complices condamnez à s' entrefoüeter, & couper les nez les uns aux autres: Et s' il n' y avoit eu que la simple conjuration, sans passer plus outre, encores se devoient ils fustiger, & couper les cheveux les uns aux autres. Et au 4. livre, art. 17. Qui Epistolam nostram quocunque modo despexerit, iussu nostro ad palatium veniat, & iuxta voluntatem nostram, congruam stultitiiae castigationem accipiat. Et si homo liber aut ministerialis comitis hoc fecerit, honorem qualemcunque, sive beneficium amittat, & si servus, nudus ad palum vapulet, & caput ei tondeatur. En l' un & l' autre article avec le fouët on ordonne l' abatis des cheveux, comme peine extraordinaire. Quelques uns disent que soubs ce mot de tondre on entendoit rendre Moine. Qui est une inepte explication. Parce que les esclaves ne pouvoient en France estre rendus Moynes.

Le jugement que je fais de cecy est, que le commun peuple voyant nos Roys faire profession expresse de porter longues perruques, tira tellement cela à honneur, qu' il estima n' y avoir plus grand signe d' ignominie que d' estre tondu: Car naturellement les sujets desirent se composer aux mœurs de leur Roy. Lors de mon jeune aage nul n' estoit tondu, fors les Moines. Advint par mesme adventure que le Roy François premier de ce nom, ayant esté fortuitement blessé à la teste d' un tizon, par le Capitaine Lorges, sieur de Montgoumery, les medecins furent d' advis de le tondre. Depuis il ne porta plus longs cheveux, estant le premier de nos Roys, qui par un sinistre augure degenera de cette venerable ancienneté. Sur son exemple, les Princes premierement, puis les Gentils-hommes & finalement tous les subjects se voulurent former, il ne fut pas que les Prestres ne se meissent de cette partie. Ce qui eust esté auparavant trouvé plein de mauvais exemple. Sur la plus grande partie du regne de François premier, & devant chacun portoit longue chevelure, & barbe raze, où maintenant chacun est tondu, & porte longue barbe. Accordez je vous supplye la bien seance des deux temps. Cela mesme est autresfois advenu dans Rome, voire aux Empereurs: Parce que les quatorze premiers porterent barbe raze, comme l' on voit par leurs effigies, jusques à l' Empereur Adrian, qui premier enseigna à ses successeurs de nourrir leurs barbes.

mardi 1 août 2023

8. 5. De ces mots de Dom, Dam, Vidame, Dame, Damoiselle, Damoiseau, Sire, Seigneur, Sieur.

De ces mots de Dom, Dam, Vidame, Dame, Damoiselle, Damoiseau, Sire, Seigneur, Sieur.

CHAPITRE V.

Puis que nostre langue est bastie sur les ruines de la Latine, je ne puis en discourant l' ancienneté d' icelle, que je ne Latinise aussi. Les anciens Romains du temps de leur liberté ne recognoissoient ce tiltre de parade, & flatterie qu' ils observerent depuis sous ce mot de Dominus, qui estce que nous appellons Sire, ou Seigneur: Mais parlans ou escrivans les uns aux autres, se salüoient & gouvernoient sous leurs propres noms. Ce qui estoit encore en essence apres que Jules Cesar eut reduit sous son authorité toute la grandeur de la Republique, ainsi que l' on peut recueillir des plaidoyez, que Ciceron fit devant luy, tant pour Marcellus, que pour Ligarius. La tyrannie s' estant depuis sa mort asseuree à meilleures enseignes dedans Rome, la flaterie des inferieurs qui vouloient s' accroistre par les bien-faits des Empereurs, s' y vint pareillement loger. De là est qu' un Comedien en plein Theatre appella Auguste son Seigneur, (cela se dit en Latin Dominus) & les spectateurs ayans jetté l' œil sur luy, le lendemain, par Edit il prohiba que l' on n' eust à le reblandir sous ce tiltre. Et Tibere son successeur se courrouça fort aigrement contre un homme qui l' avoit ainsi appellé, disant que ce luy estoit faire injure. Le premier Empereur des Romains, qui commanda par expres que l' on l' appellast Dominus, fut Calligula, si nous croyons à Sextus Aurelius Victor, ou bien Domitian, selon le rapport de Suetone, auquel à mon jugement il faut plus adjouster de foy qu' à l' autre. Le Poëte Martial du tout voüé à flatter la tyrannie, parlant de cet Empereur, l' appella Dominum, Deumque nostrum: Et se tourna cela depuis tellement en usage, que Pline second l' un des premiers Senateurs & Orateurs de son temps, escrivant à l' Empereur Trajan, qui fut surnommé le Bon, ne parle jamais à luy en tout le dixiesme de ses Epistres, que sous ce titre de Domine. Lampride celebre l' Empereur Alexandre Severe, de ce qu' il ne voulut estre qualifié de ce tiltre superbe. Or comme des grands on vient aux moyens, puis aux petits, cela mesme se pratiqua non seulement envers les Empereurs, mais aussi envers les Princes & Gentils-hommes, & à peu dire, à l' endroit du commun peuple, selon que les occasions se presentoient: Parce que quand Auguste defendit au peuple de ne le qualifier de ce glorieux nom de Dominus, il fit la mesme deffense à ses enfans, & encore ne voulut que parlans les uns aux autres ils n' en usassent: comme nous apprenons de Suetone: Et Seneque au I. livre de ses Epistres, en la 3. dit que de son temps quand on salüoit un homme, duquel on ne sçavoit le nom, on l' appelloit ordinairement Monsieur: Quomodo (dit-il) obvios si nomen non succurrit, dominos salutamus. Martial se joüant sur cette mesme rencontre, en un distique, se mocque de Cinna:

Quum voco te Dominum, volo tibi Cinna placere: 

Saepe etiam servum sic resaluto meum. 

Et en un autre endroit se mocquant des enfans, qui appelloient leurs peres Dominos:

Tum servum scis te genitum, blandéque fateris,

Quum dicis Dominum Sosibiane patrem.

Paulin escrivant à Ausone:

An tibi me Domine illustris si scribere sit mens.

Toutes façons de faire qui ont esté depuis transplantees chez nous sous les mots de Sire, & Seigneur, & Sieur, & encores avecques le progrez du temps sur cette maniere de parler qui fut tiree du mot de Dominus, on y en enta une autre, qui fut de ne parler aux Princes, ou grands Seigneurs par ces dictions de Tu, ou Vos, mais on y adjoustoit je ne sçay quelles qualitez puisees du vray fonds de la flaterie. Ainsi le trouverez vous és Epistres de Symmaque, esquelles escrivant à l' Empereur Theodose, ou Valentinian, il dit, Vestra aeternitas, vestrum numen, vestra perennitas, vestra clementia, vestrum aeternitatis numen. Qui est une forme d' idolatrie. Il n' est pas que les grands personnages n' en ayent aucunement usé. Ainsi le trouverez vous dans S. Gregoire, lequel escrivant à un Patriarche ou Archevesque dit, Vestra sanctitas, Vestra beatitudo, aux autres Evesques communément, Vestra fraternitas, aux Patrices de Gaule ou Italie, Vestra excellentia, Qualité dont on use encore envers les Ducs non souverains, tout ainsi que du mot d' Altesse emprunté de l' Espagnol envers les Ducs souverains.

Voila ce qui appartient à l' ancienneté de Rome, mais pour revenir à nostre Dominus, lors que la Barbarie commença de se loger dedans la langue Latine, nous fismes d' un Dominus, un Domnus: & en l' usage de ces deux mots, au regard de Dominus, ce fut une reigle generale entre les Chrestiens de l' approprier à nostre Seigneur en toutes les prieres & oraisons que nous faisions en l' Eglise: mais quant aux Seigneurs temporels, voire spirituels, nous les appellions ordinairement Domini, & quelques-fois Domni. Ainsi le voyez vous dedans nos Litanies. Ut Domnum Apostolicum & omnes Ecclesiasticos ordines in sancta religione conservare digneris. Qui est à dire, qu' il plaise à Dieu conserver en sa saincte Religion nostre S. Pere le Pape, & tous les autres Ordres Ecclesiastics. Ce Domnus masculin ne fut point enté en son entier sur les vulgaires, mais bien en fut fait un feminin, Donna, familier aux Italiens, Provençaux, Tholosans, Gascons, & nous en nostre langue Françoise fismes un mot de Dame. Car il est certain que le mot de Donna vient de Domina. Et au lieu de faire de Domnus un mot entier, nous le divisasmes en deux, & en fismes un Dom. De là vint qu' en nos anciens Romans, nous appellasmes Dom Chevalier, ce que nous dirions aujourd'huy, Sire Chevalier, ou Seigneur, & qu' en certains Monasteres (comme aux Chartreux) nous appellons Dams les Religieux qui sont constituez en dignitez par dessus les autres, mot qui symbolise avec celuy de Dom: car l' un & l' autre viennent du mot Domini. Chose en quoy toutes-fois semble y avoir plus d' obscurité pour le mot de Dam ou de Dame, ce neantmoins il n' en faut faire aucune doute. J' ay autres-fois trouvé en la Librairie du grand Roy François, qui estoit à Fontainebleau, une vieille traduction de la Bible, & nouveau Testament, où le Translateur parlant à Dieu, l' appelloit Dame-Diex, tout ainsi que l' Italien Domine Dio: Cela se peut encore mieux averer en ce mot de Vidame, qui de sa premiere institution estoit le Juge temporel des Eveschez & Colleges Ecclesiastics, que nos ancestres appellerent en Latin, Vicedominus. Sainct Gregoire en la 66. Epistre du neufiesme de ses Epistres se plaignant de Paschase Evesque, de ce qu' il n' avoit point de soin de faire rendre la justice à ses sujets, Volumus (dit-il) ut memoratus frater noster Paschasius, & Vicedominum sibi ordinet, & Maiorem domus, quatenus poßit vel hospitibus venientibus, vel caußis quae eveniunt, idoneus & paratus existere. C' estoit avoir un Vidame pour juger les causes, & un Maistre de l' Hostel Dieu pour recevoir les Pellerins. Du Vidame en cette signification vous trouverez estre faite mention expresse au 2. livre des loix de Louys le Debonnaire chapitre 28. & au Concil tenu à Maience en l' an 813. article 50. Omnibus Episcopis, Abbatibus, cunctoque Clero, omnino praecipimus, Vicedominos, Praepositos, Advocatos sive defensores bonos habere. Et Flodoart au 2. livre de son Histoire dit que Charlemagne delegua Walfarius Archevesque de Reims par toute la France, pour s' informer du devoir que les Evesques, Abbez & Abbesses rendoient à leurs charges, & qualem concordiam & amicitiam adinvicem agerent, & ut bonos & idoneos Vicedominos & Advocatos haberent, & undecumque fuisset, iustitias perficerent. Depuis tout ainsi que nos Rois firent de leurs Comtes Juges, des Vassaux, aussi firent le semblable, les Ecclesiastics de leurs Vidames: & de là est que nous voyons les Vidames de Chartres, d' Amiens, & Reims estre tres-riches & amples Seigneuries, que l' on releve des Evesques. Par ainsi il ne faut point douter que le mot de Dame anciennement en France estoit comme le Dominus Latin approprié aux hommes: Vray que le temps a voulu qu' il soit en fin abouty aux femmes seulement, tout ainsi que celuy de Donna aux Italiens. Et n' en sçavrois rendre autre raison, sinon que les femmes commandent naturellement aux hommes, nonobstant quelque superiorité que par nos loix nous nous soyons donnez sur elles.

Tout ainsi que de Dominus & Domina, on fit un Domnus & Domna, aussi fit on de ces deux-cy deux diminutifs Domnulus & Domnula. Salvian en une Epistre qu' il escrit sous le nom de Palladia à Hipatius & Quieta ses pere & mere. Aduoluor vestris (ô parentes charissimi) pedibus, illa ego vestra Palladia, vestra Gracula, vestra Domnula, cum qua his tot vocabulis quondam, indulgentißima pietate lusistis. Tout de cette mesme façon fismes nous en France, du mot de Dame deux diminutifs, l' un de Damoisel pour les hommes, & Damoiselle pour les femmes. Quant au Damoisel masculin, nous en usasmes quelques-fois pour Seigneur. Ainsi j' ay-je trouvé passant par Eclimont en la Bibliotheque de Messire Philippes Huraut Comte de Cheverny, & Chancelier de France, dans les Croniques de France de Philippes Mosque vieux Poëte François, où il dit que S. Louys estoit Damoisel de Flandres, voulant dire qu' il en estoit Seigneur souverain. Parole qui est encore en usage pour Messieurs de la Rochepot, que l' on appelle Damoiseaux de Commercy. Bien sçay-je que l' on en use encore d' un autre sens pour ceux qui sçavent courtiser de bonne grace les Dames, ou leur complaire. Ainsi fut appellé Amadis de Gaule en sa jeunesse, Damoisel de la mer, parce qu' ayant esté recous au berceau de la fureur de la mer, depuis croissant en aage, beauté & valeur, il estoit grandement agreable aux Dames. 

J' ay voulu toucher l' origine du mot de Dame, & de ce qui en depend, devant celuy de Sire, pour autant que mon opinion est que Dame vient de Dominus, sur lequel j' ay employé tout le commencement de ce chapitre. Car quant au mot de Sire que nos ancestres rapporterent aux Roys, quelques uns estiment qu' il prend sa source du Grec, & les autres de Herus Latin qui signifie Maistre. De cette opinion semble avoir esté Guillaume Budé, quand s' introduissant parler avec le grand Roy François sur le fait de la chasse, en sa Philologie, il l' appelle tousjours Here, comme s' il l' eust voulu appeller Sire en nostre langue. De ma part je ne fais aucune doute que nous ne l' ayons emprunté du Grec, non pas de la poussiere des escoles Gregeoises, ains des ceremonies de nostre Eglise, & voicy comment. Encores qu' és Pseaumes de David, S. Hierosme eust traduit ce S. mot de Jehova sous celuy de Dominus, qui n' estoit pas de petite estoffe aux Romains, comme j' ay deduit cy-dessus, si est-ce qu' és plus solemnelles prieres de nostre Eglise, mesmes au sacrifice de la Messe, nous loüons Dieu sous cette grande parole de Kyrie, qui signifie en Grec un Seigneur, mais Seigneur plein de certitude & justice: & c' est pourquoy par une noble Metaphore, on appelle en Grec les principes & propositions belles & indubitables *grec, ce que l' on dit autrement en Latin, Certas & receptas sententias: Et de fait nos anciens François parlans de Dieu, usoient ordinairement de ce mot de Sire, comme vous verrez au commencement de l' histoire de Villardoüin, où parlant des miracles que Dieu exerçoit par Foulques Curé de Nuilly sur Marne, dit ainsi, Nostre Sire fit mains miracles par luy, & Hugue de Bercy en sa Bible Guyot:

A hy beau Sire Diex comment

Seme preud'hom mauvaise graine.

Et dans le Roman de la Roze, Nature discourant avec Genius Archi-prestre de la puissance que Dieu luy avoit donnee.

Cestuy grand Sire tant me prise, 

Qu' il m' a pour sa Chambriere prise.

Marot dans sa traduction des 50. Pseaumes use tantost du mot de Sire, tantost de Seigneur; comme aussi faisons nous en nos oraisons.

Quant à moy je veux croire que le peuple estimant qu' un Roy estoit entre les hommes la plus expresse image de Dieu, & s' il faut qu' ainsi je le dise, un second Dieu en terre qui devoit estre, & pere, & Seigneur de ses sujets tout ensemble, le voulut aussi appeller Sire, & depuis comme les choses tombent en abus, les Princes, grands Seigneurs, & Chevaliers, qui approchoient de plus pres de ce grand Soleil, se firent aussi appeller Sires. Es Amours du Comte Thibaut de Champagne, du temps de S. Louys, il y a une chanson, où il introduit un Comte Philippes, qui luy fait plusieurs demandes:

Bons Rois Thiebaut Sire conseillez moy:

En ce vers il l' appelle Sire comme estant Roy de Navarre, & en deux couplets precedens il luy baille ce mesme tiltre comme simple Comte de Champagne, & de Brie.

Par Diex Sire de Champagne, & de Brie,

Je me suis moult d' un rien esmerveillé.

La forme que nous observons en cecy soit en parlant, soit en escrivant au Roy, est de mettre seulement le mot de Sire. Nos ancestres n' en userent pas tousjours ainsi par une reigle stable & infaillible. Le Roy Philippes de Valois ayant par lettres de Cachet commandé à Messieurs des Comptes de rechercher tous les dons qui avoient esté faicts à Louys Seigneur de Bourbon, ils luy rescrivirent par leurs premieres lettres en cette façon, Tres-cher, & tres-redouté Seigneur, vous nous avez mandé, &c. Et depuis ayans faict la recherche de ce que le Roy vouloit, ils firent une autre recharge de telle teneur. Tres-puissant, & redouté Seigneur, comme vous ayez mandé à nous les gens de vos Comptes. Qui monstre que parlans au Roy ils l' appelloyent tantost Sire, tantost Seigneur, je voy quelques anciennes familles en France, qui affecterent que le mot de Sire, tombast particulierement sur elles, comme le Sire de Pont, & le Sire de Montmorency, & specialement le Seigneur de Coussi, quand il estoit en essence: car il portoit en sa devise:

Je ne suis Roy, ny Prince aussi, 

Je suis le Sire de Coussy.

Mais voyez comme Dieu se moque de nos grandeurs: Ce Roy qui pour son excellence, & prerogative de dignité est par ses sujets appellé Sire, n' a peu empescher que ce mesme tiltre n' ait esté baillé aux simples marchands. Et de là est venu ce gaillard Epigramme de Clement Marot, où il appelle deux Marchands ses creanciers, Sire Michel, Sire Bonaventure.

Or tout ainsi que le mot de Sire approprié à Dieu par nos ancestres a esté communiqué à nos Rois, aussi avons nous employé en leur faveur le mot de Majesté, qui appartient proprement à nostre Dieu, & neantmoins il ne fut jamais que l' on ne parlast de la Majesté d' un Roy en un Royaume, tout ainsi que de celle d' un peuple en un Estat populaire. Verité est que nos peres en usoient avec une plus grande sobrieté que nous. Lisez les huict premiers livres d' Amadis de Gaule, où le Seigneur des Essars voulut representer sous un Perion de Gaule, & sa posterité, ce qui estoit de la vraye courtizanie, lisez le Palmerin d' Olive, vous ne trouverez point que ceux qui gouvernent les Rois usent de cette façon de parler, Vostre Majesté, &c. façon de parler toutesfois qui s' est tournee en tel usage au milieu de nos Courtisans, que non seulement parlans au Roy, mais aussi parlans de luy, ils ne couchent que de cette maniere de dire, Sa Majesté, a fait cecy, Sa Majesté a fait cela, ayans quitté le masculin. Usage qui commença de prendre son cours entre nous sous le regne de Henry second, au retour du traité de Paix que nous fismes avec l' Espagnol en l' an 1559. en l' Abbaye d' Orcan.

Un jour le feu sieur de Pibrac & moy tombans sur ce propos, & trouvans

cette nouvelle forme de parler, faire tort à nostre ancien usage, je luy envoyai ce sonnet.

Ne t' estonne Pibrac, si maintenant tu vois

Nostre France qui fut autresfois couronnée

De mille verds Lauriers, ores abandonnée

Ne servir que de fable aux peuples & aux Roys.

Le malheur de ce siecle a eschangé nos lois:

Cette masle vertu, qui jadis estoit née

Dés le bers avec nous, s' est toute effeminée,

Ne nous restant pour tout que le nom du François.

Nos peres honoroient le nom du Roy sur tous,

Ce grand nom, mais depuis la sottie de nous,

Ainçois du Courtisan l' a fait tourner en roüille, 

On ne parle en la Cour que de sa Majesté,

Elle va, elle vient, elle est, ell' a esté,

N' est-ce faire tomber la Couronne en quenoüille?

Belle chose & bien-seante à un subject parlant à son Roy de l' honorer de ce Sainct nom de Majesté, mais en son absence de rapporter toutes ses actions à ce mot, & tourner le masculin en un feminin, nos ancestres n' en userent de cette façon, & m' asseure qu' ils ne respectoient avec moindre devotion, leus Roys, que nous. Et neantmoins je vous diray cecy en passant, car ailleurs ne trouveray-je lieu plus à propos pour le dire. Dedans le registre des lettres de Sainct Gregoire j' en trouve neuf diversement par luy envoyees ores à la Royne Brunehault, ores à Childeric son fils, Roy d' Austrasie, & de Bourgongne, ores aux Roys Theodebert, & Theodoric enfans de luy, par toutes lesquelles il ne parle à eux que soubs ce mot d' Excellence: vostre excellence a fait ouyr, fera cela. Or voyez comme les choses se sont changees avec le temps: car cette parole s' employe par quelques uns en faveur des Ducs qui ne sont Souverains, Altesse pour les Ducs souverains & finalement la Majesté pour les Rois. Reste maintenant à parler du mot de Seigneur: car quant à celuy de Sieur il est abregé de l' autre. Jamais ne fut qu' en une Republique bien ordonnee, on n' ait appellé les personnes anciennes aux premieres dignitez de la Republique. De cela il y a tant d' exemples, que ce ne seroit que remplissage de papier de les reciter. Il est certain que le mot de Seigneur vient de Senior, qu' on appella en nostre vieux François Seignor, & depuis Seigneur. En toute l' histoire de Gregoire de Tours vous verrez estre faite mention de ces Seigneurs, qu' il appelle tantost Seniores, tantost Maiores natu. Chose qui se voit nommément au 7. livre, chap. 32. & dans Aimoin, livre 4. chap. 28. & 32. en l' un desquels ceux qu' il nomme Primores Vasconiae, il les appelle en l' autre Seniores. Or sous cette premiere lignee de nos Roys, il ne faut point faire de doute, que le mot de Seigneur ne signifioit celuy qui estoit maistre ou proprietaire d' un lieu, ains seulement celuy qui estoit appellé aux premiers degrez & dignitez du Royaume: mais sous la seconde nous l' estendismes aux proprietaires de terres & maisons, & commença l' on aussi dés lors à l' employer en matiere des Nobles, comme quand nous disons un Seigneur qui a soubs soy quelques vassaux ou subjects. Au 3. livre des Loix de Charlemagne & Louys le Debonnaire art. 24. Ut nullus comparet Caballum, bovem & iumenta, vel alia, nisi illum hominem cognoscat, qui eum vendit, aut de quo pago est, aut ubi manet, aut qui ei est Senior: C' est a dire celuy qui estoit son Seigneur. Et au 4. livre art. 24. Quicumque liber homo inventus fuerit anno praesente, cum Seniore suo in hoste non fuisse, plenum Heribannum persolvere cogatur, & si Senior, aut Comes eum domi dimiserit, ipse pro eo eundem Heribannum persolvat, & Heribanni ab eo tot petantur, quot homines dimisit. De là est venu que l' on adapte specialement le mot de Seigneur aux terres nobles, que nous appellons feodales & seigneuriales, encores que je sçache bien que nous en usons pour les autres heritages de quelque qualité qu' ils soient, quand ils nous appartiennent en proprieté. Tellement que le mot de Seigneur va tantost à l' honneur, tantost au profit. Au demeurant, la difference dont nous usons entre Monseigneur, & Monsieur, nous employons le premier à personnages qui tiennent grand rang, & auctorité dessus nous, & le second, à gens d' honneste qualité, mais que nous ne pensons point tenir plus de rang que nous. Ce qui ne fut pas observé tousjours par nos anciens. Car dedans les Memoriaux de la Chambre des Comptes de Paris, je trouve une lettre du vingtseptiesme Novembre 1339. de Jean de sainct Just Maistre des Comptes, qu' il escrivoit au Chancelier sur quelque obscurité qui concernoit la dignité de la Chambre, dont le commencement est tel: Monsieur le Chancelier, comme vous ayez commandé à moy Jean de sainct Just. Et en une des lettres de la chambre du Roy Philippes de Valois parlant du Roy decedé, on l' appelle Monsieur le Roy. Si nous avions maintenant à parler en trosiesme personne des Princes, nous nous donnerions bien garde d' user de ce mot de Monsieur, & encores moins, parlans du Roy, lequel n' est jamais appellé Monsieur, que par ses freres & sœurs, ou en ligne collaterale par celuy qui est le plus proche de la Couronne au dessous de luy. Encores mettons nous en usage ce mot de Monsieur pour les Princes d' une façon particuliere. Car jamais nous n' appellons un Prince Monsieur, cela est pour le commun des gens de marque: Mais si nous les appellons par leurs propres noms, nous en usons en cette façon, François Monsieur Duc d' Alençon, Henry Monsieur, Prince de Condé. De dire dont cela a pris sa source, un autre que moy le trouvera. Cela n' estoit pas en usage sous le regne de Philippes de Valois: Parce qu' en la seconde lettre que la Chambre luy escrivit, dont j' ay cy dessus fait mention, parlant du Duc de Bourbon, Messieurs des Comptes l' appellent Monsieur Louys de Bourbon. Les Italiens font beaucoup meilleur marché que nous de ce mot de Seigneurie: Car tout ainsi que l' Espagnol met en usage vostre Merce presque en toute occurrence de propos, aussi faict le semblable l' Italien le mot de vostre Seigneurie. Arioste en une sienne Satyre attribue cela aux Espagnols, depuis qu' ils s' estoient habituez en Italie:

Dapoi che l' adulatione Spagnuola,

A posto la Seignoria in burdello.

Bien vous puis-je dire qu' en tout le Decameron de Boccace, où l' on recueille les vrayes fleurs de la Langue Italienne, vous n' y trouverez que deux fois cette façon de parler, dont ils sont aujourd'huy si prodigues. D' une chose me puis-je plaindre, aussi bien que Martial faisoit à Sosibian, qu' il n' y a presque Gentilhomme de la France, qui ne pensast avoir faict tort à sa noblesse, s' il n' estoit appellé par ses enfans, Monsieur, au lieu de ce doux nom de Pere.

jeudi 27 juillet 2023

7. 5. Des Chants Royaux, Ballades, & Rondeaux.

Des Chants Royaux, Ballades, & Rondeaux.

CHAPITRE V.

Tel fut le cours de nostre Poësie Françoise, tel celuy de la Provençale. Et tout ainsi que cette-cy prit fin quand les Papes se vindrent habituer en Avignon, qui fut sous le regne de Philippes le Bel: Temps auquel, & un Dante, & un Petrarque se firent riches des plumes de nos Provençaux, & commencerent de planter leur Poësie Toscane en la Provence, où Petrarque se choisit pour Maistresse la Laura Gentil-femme Provençale: Aussi le semblable advint-il vers le mesme temps à nostre Poësie Françoise, pour le nombre effrené d' un tas de gaste-papiers qui s' estoient meslez de ce mestier. Au moyen dequoy au lieu de la Poësie qui souloit representer les exploits d' armes des braves Princes & grands Seigneurs, commença de s' insinuer entre nous une nouvelle forme de les escrire en prose sous le nom & tiltre de Romans, les uns en l' honneur de l' Empereur Charlemagne, & de ses guerriers, les autres du Roy Artus de Bretagne, & des siens qu' ils appellerent Chevaliers de la table ronde. Livres dont une plume mesnagere pourroit bien faire son profit si elle vouloit, pour l' advancement & exaltation de nostre langue. Vray que comme toutes choses se changent selon la diversité des temps, aussi apres que nostre Poësie Françoise fut demeuree quelques longues annees en friche, on commença d' enter (entrer) sur son vieux tige, certains nouveaux fruits auparavant incogneus à tous nos anciens Poëtes: Ce furent Chants Royaux, Ballades, & Rondeaux. Je mets en premier lieu le Chant Royal comme la plus digne piece de cette nouvelle Poësie, & se faisoit, ou en l' honneur de Dieu, ou de la Vierge sa mere, ou sur quelque autre grand argument, & non seulement la plus digne, mais aussi la plus penible. Et parce que depuis le regne de Henry deuxiesme nous avons perdu l' usage de ces trois pieces, je vous en representeray icy le formulaire. Au Chant Royal le fatiste (ainsi nommerent-ils le Poëte d' un mot François symbolizant avecques le Grec) estoit obligé de faire cinq onzaines en vers de dix syllabes, que nous appellons heroïques, & sur le modele de ce premier, falloit que tous les autres tombassent en la mesme ordonnance qu' estoit la rime du premier, & fussent pareillement accolez mot pour mot du dernier vers, qu' ils appelloient le Refrain. Et en fin fermoient leur Chant Royal par cinq vers, qu' ils nommoient Renvoy, gardans la mesme reigle qu' aux autres, par lesquels, les addressant à un Prince, ils recapituloient en bref ce qu' ils avoient amplement discouru dedans le corps de leur Poëme.

Par exemple, Clement Marot en fit quatre, dont le premier estoit sur la Conception.

Lors que le Roy par haut desir & cure

Delibera d' aller vaincre ennemis,

Et retirer de leur prison obscure

Ceux de son ost à grands tourmens soubmis,

Il envoya ses fourriers en Judee

Prendre logis sur place bien fondee:

Puis commanda rendre en forme facile,

Un pavillon pour exquis domicile:

Dedans lequel dresser il proposa

Son lict de camp, nommé en plein Concile,

La digne couche où le Roy reposa.

Au pavillon sur la riche peinture,

Monstrant par qui nos pechez sont remis:

C' estoit la nuë ayant en sa closture

Le jardin clos, à tous humains promis.

La grand cité des hauts Cieux regardee, 

Le Lys Royal, l' olive collaudee,

Avec la tour de David immobile.

Parquoy l' ouvrier sur tous le plus habile,

En lieu si noble assit & apposa

(Mettant à fin le lict de la Sibylle)

La digne couche où le Roy reposa.

Les trois autres qui suyvent sont tous de cette mesme parure: & finalement pour conclusion le renvoy s' adresse au Prince. 

Prince je prens en mon sens puerile,

Le pavillon pour Saincte Anne sterile:

Le Roy pour Dieu, qui aux Cieux repos a: 

Et Marie est (vray comme l' Evangile) 

La digne couche où le Roy reposa. 

Servitude certes, que je ne die gesne d' esprit admirable, & neantmoins ils en sortoient à leur honneur. Quant à la Ballade, c' estoit un chant Royal racoursi au petit pied, auquel toutes les reigles de l' autre s' observoient & en la suitte continuelle de la rime, & en la closture du vers, & au Renvoy, mais ils se passoient par trois ou quatre dizains ou huitains, & encores en vers de sept, huit, ou dix syllabes à la discretion du fatiste, & en tel argument qu' il vouloit choisir. Au regard du Rondeau, il avoit son logis à part de la façon qu' est celuy de Marot au Seigneur Theocrenus lisant à ses disciples.

Plus profitable est de t' escouter lire, 

Que d' Apollo ouyr toucher la lire, 

Où ne se prend plaisir que pour l' oreille:

Mais en ta langue ornee & nompareille, 

Chacun y peut plaisir & fruict eslire.

Ainsi d' autant qu' un Dieu doit faire & dire 

Mieux qu' un mortel, chose où n' ait que redire: 

D' autant il faut estimer ta merveille. 

Plus profitable. 

Bref si dormir plus que veiller peut nuire,

Tu dois en loz par sus Mercure bruire: 

Car il endort l' œil de celuy qui veille: 

Et ton parler les endormis esveille, 

Pour quelque jour à repos les conduire, 

Plus profitable.

Si ces trois especes de Poësie estoient encores en usage, je ne les vous eusse icy representees, comme sur un tableau: vous les recevrez de moy comme d' une antiquaille. Toute mon intention estoit & est de vous monstrer dont provenoit, que combien que les Chants Royaux & Ballades ne parlassent en aucune façon des Princes, toutes-fois leurs conclusions aboutissent seulement en eux.

Et parce que de cecy depend la cognoissance d' une ancienneté qui est incognuë, la verité est qu' en telles matieres d' esprit, les nostres ont tousjours esté sur toutes autres nations desireux de l' honneur. C' est pourquoy dés le temps mesme de Juvenal, dedans Lyon, ceux qui faisoient profession de declamer, sembloient subir une ignominie quand ils estoient vaincus. 

Aut Lugdunensem Rhetor dicturus ad aram. 

Il n' est pas qu' en ma jeunesse és disputes qui se faisoient entre nous dedans nos Classes, celuy qui avoit mal respondu, estoit par nous appellé Reus, comme si on luy eust faict son procez. Il en prit autrement à nos vieux Poëtes. Car comme ainsi fust qu' ils eussent certains jeux de prix en leurs Poësies, ils ne condamnoient point celuy qui faisoit le plus mal, mais bien honoroient du nom, tantost de Roy, tantost de Prince, celuy qui avoit le mieux fait, comme nous voyons entre les Archers, Arbalestiers, & Harquebusiers estre fait le semblable. Ainsi l' autheur du Roman d' Oger le Danois s' appelle Roy. 

Icy endroict est cil livre finez, 

Qui des enfance Oger est appellez: 

Or vueille Diex qu' il soit parachevez,

En tel maniere kestre n' en puist blasmez, 

Li Roy Adams par Ki il est rimez.

Et en celuy de Cleomades.

Ce livre de Cleomades 

Rimé-ie le Roy Adenes,

Menestré au bon Duc Henry.

Mot de Roy qui seroit tres-mal approprié à un Menestrier, si d' ailleurs on ne le rapportoit à un jeu de prix: & de faict il semble que de nostre temps, il y en eust encores quelques remarques, en ce que le mot de Iouingleur (Jovingleur) s' estant par succession de temps tourné en batelage, nous avons veu en nostre jeunesse les Jovingleurs se trouver à certain jour tous les ans en la ville de Chauny en Picardie, pour faire monstre de leur mestier devant le monde, à qui mieux mieux: Et ce que j' en dis icy n' est pas pour vilipender ces anciens Rimeurs, ains pour monstrer qu' il n' y a chose si belle qui ne s' aneantisse avec le temps.

Toutes-fois cette ancienneté se pourra encores mieux averer par le moyen des Chants Royaux, Ballades, & Renvois d' iceux dont je parlois maintenant. Tous ces Chants, comme j' ay dit, estoient dediez à l' honneur, & celebration des Festes les plus celebres, comme de la Nativité de nostre Seigneur, de sa Passion, de la Conception nostre Dame, & ainsi des autres: la fin estoit un couplet de cinq, ou six vers que l' on adressoit à un Prince, duquel on n' avoit faict aucune mention par tout le discours du Chant. Chose qui peut apprester à penser à celuy qui ne sçavra cette ancienneté. La verité doncques est (que j' ay apprise du vieux art Poëtique François par moy cy-dessus allegué) que l' on celebroit en plusieurs endroits de la France des jeux Floraux, où celuy qui avoit rapporté l' honneur de mieux escrire, estant appellé tantost Roy, tantost Prince, quand il falloit renouveller les jeux, donnoit ordinairement de ces Chants à faire, qui furent pour cette cause appellez Royaux, d' autant que de toute leur Poësie, cestuy estoit le plus riche sujet qui estoit donné par le Roy, lequel donnoit aussi des Ballades à faire, qui estoient comme demy Chants Royaux. Ces jeunes Fatistes ayans composé ce qui leur estoit enjoinct, reblandissoient à la fin de leurs Chants Royaux & Ballades leur Prince, a fin qu' en l' honorant ils fussent aussi par luy gratifiez, & lors il distribuoit Chapeaux & Couronnes de fleurs, à uns & autres, selon le plus ou le moins qu' ils avoient bien faict. Chose qui s' observe encores dans Tholose, où l' on baille l' Englantine à celuy qui a gaigné le dessus, au second la Soulcie, & quelques autres fleurs par ordre, le tout toutes-fois d' argent: Et porte encores cet honneste exercice le nom de jeux Floraux, tout ainsi qu' anciennement.

Ces Chants Royaux, Ballades, Rondeaux & Pastorales, commencerent d' avoir cours vers le regne de Charles cinquiesme, sous lequel tout ainsi que le Royaume se trouva riche & florissant, aussi les bonnes lettres commencerent de reprendre leur force, lesquelles il eut en telle recommandation, qu' il fit mettre en François la plus grande partie des œuvres d' Aristote par Maistre Nicole Oresme, qu' il fit Evesque de Lizieux. Celuy que je voy avoir grandement advancé cette nouvelle Poësie, fut Jean Froissard qui nous fit aussi present de cette longue Histoire que nous avons de luy, depuis Philippes de Valois jusques en l' an 1400. Et m' estonne comme il n' ait esté recommandé par l' ancienneté en cette qualité de Poëte: Car autres-fois ay-je veu en la Bibliotheque du grand Roy François à Fontainebleau un grand Tome de ses Poësies, dont l' intitulation estoit telle: Vous devez sçavoir que dedans ce livre sont contenus plusiour dictié ou traitié amoureux & de moralité, lesquels sire Jean Froissard Prestre & Chanoine de Canay, & de la nation de la Comté de Hainaut & de la ville de Valentianes, a fait dicter & ordonner à l' aide de Dieu & d' Amours, à la contemplation de plusieurs Nobles & vaillans, & les commença de faire sur l' an de grace 1362. & les cloist en l' an de grace 1394. Le Paradis d' Amour, le Temple d' Honneur, un traité où il loüe le mois de May, la fleur de la Marguerite, plusieurs Laiz amoureux, Pastoralles, la Prison amoureuse, Chansons Royalles en l' honneur de nostre Dame, le Dicté de l' Espinette amoureuse, Balade, Virelaiz, & Rondeaux, le Plaidoyé de la Roze, & de la Violette. Je vous ay voulu par exprés cotter mot apres mot cette Intitulation: D' autant que depuis ce temps-là, toute nostre Poësie consistoit presque en toutes ces mignardises. Apres luy fut sous Charles VII. Maistre Alain Chartier Secretaire du Roy, qui escrivit en Vers & en Prose, auquel j' ay donné son chapitre particulier au 5. de ces presentes Recherches. Tout cet entrejet de temps jusques vers l' advenement du Roy François I. de ce nom, nous enfanta plusieurs Rimeurs, les uns plus, les autres moins recommandez par leurs œuvres: Arnoul, & Simon Grebans freres nez de la ville du Mans, Georges Chastelain, François de Villon, Coquillard Official de Reims, Meschinot, Moulinet, mais sur tous me plaist celuy qui composa la Farce de Maistre Pierre Patelin, duquel encore que je ne sçache le nom, si puis-je dire que cette Farce tant en son tout, que parcelles, fait contrecarre aux Comedies des Grecs & Romains. Le premier qui à bonnes enseignes donna vogue à nostre Poësie, fut Maistre Jean le Maire de Belges, auquel nous sommes infiniment redeuables, non seulement pour son Livre de l' Illustration des Gaules, mais aussi pour avoir grandement enrichy nostre langue d' une infinité de beaux traicts tant en Prose que Poësie, dont les mieux escrivans de nostre temps se sont sçeu quelques-fois fort bien aider. Car il est certain que les plus riches traits de cette belle Hymne que nostre Ronsard fit sur la mort de la Roine de Navarre, sont tirez de luy au jugement que Paris donna aux trois Deesses. Cet Autheur florit sous le regne de Louys XII. & veit celuy de François premier. Nostre gentil Clement Marot en la seconde impression de ses œuvres recognoissoit que ce fut luy qui luy enseigna de ne faillir en la coupe feminine au milieu d' un vers. Le mesme Marot en un Epigramme qu' il fit à Hugue Salel son Concitoyen, à l' imitation de Martial, fait estat de quelques Poëtes tant anciens, que de son temps.

De Jean de Mehun s' enfle le cours de Loire, 

En Maistre Alain Normandie prend gloire,

Et plaint encor' mon arbre paternel,

Octavian rend Cougnac eternel, 

De Moulinet, de Jean le Maire, & Georges,

Ceux de Hainaut chantent à pleines gorges,

Les deux Grebans ont le Mans honoré, 

Nante la Brete en Meschinoit se baigne,

De Coquillart s' esjouït la Champagne,

Quercy, de toy Salet, se vantera,

Et comme croy de moy ne se taira.

Je voy que les deux Grebans freres dont Marot fait mention furent grandement celebrez, par les nostres. Car Jean le Maire en sa preface du Temple de Venus les meit au nombre de ceux qui avoient mieux escrit en nostre langue. Le semblable fait Geoffroy Toré en son Champ flory, & neantmoins recognoissoit n' avoir rien veu de leur façon fors une oraison d' Arnoul qui estoit dedans un tableau en l' Eglise des Bernardins à Paris, addresee à la Vierge Marie, dont le commencement estoit. En protestant. Et que les premieres lettres du dernier couplet contenoient son nom & surnom. Arnaldus Grebans me. L' autheur du vieux art Poëtic François recite tout au long une complainte par luy faicte, dont je copiay seulement ces trois couplets en la ville de Blois, où j' eus communication du livre.

A vous Dame je me complains,

Je vois pleurant par vaux & plains,

Je ne cognois que pleurs & plains

Puis que ie vis.

Vostre gent & gratieux vis,

J' aime mieux estre mort que vis, 

Neantmoins plus volontiers qu' enuis

Je me soubmets

Au Dieu d' Amour, qui desormais

Me fait servir d' estranges mets

De danger & de refus, mais

C' est pour aimer.

Et ainsi vont plusieurs autres couplets que je regrette grandement n' avoir copiez, n' estimant pas lors que ce fust une piece dont je me deusse un jour aider. Joinct que l' Autheur dit que cest Arnoul fut le premier inventeur en cette France de cette maniere de rime, qui n' estoit pas pauvre.

Le Roy Louys douziesme estant decedé, luy succeda le grand Roy François I. de ce nom, qui fut restaurateur des bonnes lettres, & son exemple excita une infinité de bons esprits à bien faire, mesmes au subject de la Poësie Françoise, entre lesquels Clement Marot, & Melin de sainct Gelais eurent le prix: aussi sembloient-ils avoir apporté du ventre de leurs meres la Poësie: Car Jean Marot pere de Clement fut Poëte assez elegant, duquel j' ay veu plusieurs petites œuvres Poëtiques qui n' estoient de mauvaise grace: Et Octavian pere de Melin mit en vers François toutes les Epistres d' Ovide: C' est pourquoy Clement Marot disoit que la Normandie plaignoit son arbre paternel, & qu'  Octavian rendoit Cougnac eternel. Or se rendirent Clement & Melin recommandables par diverses voyes, celuy-là pour beaucoup & fluidement, cestuy pour peu & gratieusement escrire. Ce dernier produisoit de petites fleurs, & non fruits d' aucune duree, c' estoient des mignardises qui couroient de fois à autres par les mains des Courtisans

& Dames de Cour, qui luy estoit une grande prudence. Parce qu' apres sa mort, on fit imprimer un recueil de ses œuvres, qui mourut presque aussi tost qu' il vit le jour: Mais quant à Clement Marot ses œuvres  furent recueillies favorablement de chacun. Il avoit une veine grandement fluide, un vers non affecté, un sens fort bon, & encores qu' il ne fust accompagné de bonnes Lettres, ainsi que ceux qui vindrent apres luy, si n' en estoit-il si desgarny qu' il ne les mist souvent en œuvre fort à propos. Bref, jamais livre ne fut tant vendu que le sien, je n' en excepteray un tout seul de ceux qui ont eu la vogue depuis luy. Il fit plusieurs œuvres tant de son invention que traduction, avec un tres-heureux Genius: Mais entre ses inventions je trouve le livre de ses Epigrammes tres-plaisant: Et entre ses traductions il se rendit admirable en celle des 50. Pseaumes de David, aidé de Vatable Professeur du Roy és lettres Hebraïques, & y besongna de telle main, que quiconque a voulu parachever le Psautier, n' a peu attaindre à son parangon: C' a esté une Venus d' Apelles. Ce bel esprit eut pour ennemy de sa vertu un Sagon, qui se mesla d' escrire contre luy, mais il y perdit sa peine. Ce mesme regne enfanta aussi d' autres nobles esprits, entre lesquels je fais grand grand compte d' Heroët en sa Parfaite amie: Petit œuvre, mais qui en sa petitesse surmonte les gros ouvrages de plusieurs. Aussi fiorit de ce temps-là Hugue Salet qui acquit grand nom par sa traduction d' unze livres de l' Iliade d' Homere. Quelques uns honoroient Guillaume Cretin duquel je parleray plus amplement au dernier Chapitre. Je mettray entre les Poëtes du mesme temps, François Rabelais: car combien qu' il ait escrit en prose les faits Heroïques de Gargantua & Pantagruel, si estoit-il mis au rang des Poëtes, comme j' apprens de la response que Marot fit à Sagon sous le nom de Fripelipes son valet:

Je ne voy point qu' un sainct Gelais, 

Un Heroet, un Rabelais:

Un Brodeau, un Seve, un Chapuy, 

Voisent escrivans contre luy.

Cestuy és gayetez qu' il mit en lumiere, se mocquant de toutes choses, se rendit le nompareil. De ma part je recognoistray franchement avoir l' esprit si folastre, que je ne me lassay jamais de le lire, & ne le leu oncques que je n' y trouvasse matiere de rire, & d' en faire mon profit tout ensemble.

Je vous laisse à part Estienne Dolet, qui traduit en François les Epistres de Ciceron, Jean Martin, les Azolains de Bembo, & l' Arcadie de Sannazar, & Jean le Maçon, le Decameron de Boccace: Parce qu' ils n' eurent autre sujet que de traduire, & neantmoins nostre langue ne leur est pas peu redeuable: mais sur tous à Nicolas de Herberay, sieur des Essars aux huit livres d' Amadis de Gaule, & specialement au huictiesme: Roman dans lequel vous pouvez cueillir toutes les belles fleurs de nostre langue Françoise. Jamais livre ne fut embrassé avec tant de faveur que cestuy, l' espace de vingt ans ou environ: Et neantmoins la memoire en semble estre aujourd'huy esvanoüie. Du Bellay l' honora d' une longue Ode dans son cercueil: Qui est la plus belle de toutes les siennes. Mais pour clorre la Poësie qui fut lors, je vous diray qu' encores fut elle honoree par le Roy François I. lequel composa quelques chansons non mal faites, qui furent mises en Musique: Mesme fit l' Epitaphe de la Laure, tant honoré par les Italiens, qu' il n' y a eu depuis presque aucun Petrarque imprimé, où ce petit eschantillon ne soit mis au frontispice du livre. Et sur tout faut que nous solemnizions la memoire de cette grande Princesse Marguerite sa sœur, Roine de Navarre, laquelle nous fit paroistre par sa Marguerite des Marguerites (ainsi est intitulee sa Poësie) combien peut l' esprit d' une femme, quand il s' exerce à bien faire: C' est elle qui fit encore des Comptes à l' imitation de Boccace.

dimanche 23 juillet 2023

6. 44. De quelques memorables Bastards qui ont esté en ceste France, & autres discours de mesme subject.

De quelques memorables Bastards qui ont esté en ceste France, & autres discours de mesme subject.

CHAPITRE XLIV.

L' opinion de quelques uns est, que les Bastards sont naturellement plus forts & plus vigoureux, que les enfans procreez en loyal mariage: & rendent raison de cecy, d' autant que la grande, & continuë  frequentation qu' il y a du mary à la femme, les rend plus tiedes & nonchalans au mestier de faire enfans, comme chose à quoy ils doivent satis-faire plus par maniere d' acquit qu' autrement. Au contraire les autres qui n' y vont que par emprunt y apportent leurs corps, leurs esprits, & leurs ames sans exception & reserve. Que ceste raison soit vraye ou non, je m' en rapporte à ce qui en est, pour le peu d' interest que j' y ay: Mais tout ainsi que j' ay voüé la fin du precedent Chapitre à une grande Dame, je veux aussi donner cestuy à quelques genereux Bastards. Grande chose, que la plus part des grandes Monarchies ayent pris leur commencement, ou advancement des Bastards. De ceste marque furent Romule fondateur de l' Empire de Rome, Theodoric Ostrogot Roy d' Italie, Gentzeric Roy des Vandales, Artaxerxes, qui du temps de l' Empereur Alexandre transporta la Monarchie des Parthes aux Perses, Artus Roy de la grand Bretagne. Or entre les nostres je vous mettray premierement Theodebert Roy de Mets, lequel premier de tous les François fit trembler l' Italie: en apres Clotaire second, fils de Fredegonde: Car encores qu' il fust conceu pendant le mariage d' elle avecques le Roy Chilperic, & que pour cette cause il ait esté reputé enfant legitime par toute la posterité: Toutes-fois ny Gontran Roy d' Orleans, frere du deffunt Roy, ny plusieurs autres du mesme temps ne le pouvoient bonnement croire. Comme vous le trouverez en mots couverts rapporté par Gregoire de Tours, encores que par la conduite & magnanimité de sa mere tout le Royaume luy fut depuis conservé. Le troisiesme Bastard dont nous ne faisions point de doute fut Charles Martel, lequel bien qu' il ne portast jamais tiltre de Roy, si sceut-il commander aux Roys, & est celuy auquel la seconde lignee de nos Roys doit sa promotion en grandeur: Car quant à Guillaume Duc de Normandie, qui conquit l' Angleterre, la qualité de Bastard que nos anciennes Histoires luy baillerent, monstre qu' il n' estoit extraict de loyal mariage, & en dernier lieu nous ne sçavrions assez haut loüer Jean Comte de Dunois, Bastard d' Orleans, auquel nous devons la closture du restablissement de l' Estat sous Charles VII. Mais oserois-je adjouster avec tous ceux-cy, ce grand Clovis, qui nous fut un autre Hercule? Nos anciens le couchent entre les legitimes, toutes-fois ils ne s' advisent pas qu' en faisant le recit de sa vie, ils chantent tout le contraire. Qu' il ne soit vray, ils sont tous d' accord que Childeric ayant esté chassé du Royaume pour ses extorsions & tyrannies, se retira à Toringe, où ayant esté honorablement accueilly du Roy, il devint amoureux de la Roine Bazine sa femme: Tellement qu' estant depuis rappellé par les François, il l' enleva, & espousa, violant par ce moyen tout droict de gens, & d' hospitalité: toutes-fois de ce mariage nasquit ce grand Clovis, & paravanture que cette Dame fut à ce faire induite par une taisible cognoissance qu' elle avoit des choses futures, prevoyant le grand bien qui devoit provenir de ce mal: D' autant que tous nos Historiographes sont d' accord qu' à la requeste de cette Princesse leur premiere nuict se passa sans aucun jeu de mariage. Priant son mary de vouloir considerer ce qu' il pourroit voir en la Cour de leur Palais: Ce à quoy condescendant, il rapporta à sa femme avoir veu trois diversitez d' animaux, dont les premiers estoient Licornes, & Lyons, les deuxiesmes Ours, & Loups ravissans, & les troisiesmes des petits Chiens qui s' entremordoient l' un l' autre. Lesquelles visions rapportees par le mary à sa femme, elle luy dit que tout cela representoit l' image de la posterité qui descendroit d' eux: parce que les premiers, d' un cœur genereux representeroient des Lyons, & bien que les seconds fussent forts & puissans, toutes-fois il n' y avroit en eux le cœur, & la valeur des premiers, & les derniers par leur neantise succomberoient. Et ainsi comme elle predit, il advint: Car la France, comme j' ay dit, ne porta jamais plus grand Prince que Clovis, & se trouve que ses descendans allerent en ravalant selon la prediction de cette Princesse. Qui me fait dire que prevoyant le grand Prince qui devoit provenir de ce mariage, elle abandonna son premier mary, pour adherer au second. Voila le jugement que j' en fais, un autre fera jugement du mien tel qu' il luy plaira. Bien vous veux-je reciter icy une autre Histoire, qui ne s' esloigne de cette-cy, encores que ce ne fust entre personnes de pareille estoffe. On trouve aux Histoires de Perse (j' entends durant l' Empire de Rome) qu' un Panachius pauvre couroyeur, qui avoit quelque cognoissance des choses à venir, ou par les astres, ou par la familiarité qu' il avoit avec les Demons, un jour entr'autres, passant un advanturier par sa maison, nommé Samnes, il cogneut que de sa semence devoit issir un enfant, qui arriveroit à la Monarchie, & comme cestuy hebergeant en sa maison, ils familiarisassent ensemble, Panachius se plaignit à luy qu' il ne pouvoit avoir enfans de sa femme, & contre tout devoir marital le sollicita de prendre pour une nuict son lict, ce qu' ayant esté gayement accepté par le soldat, il engrossa sa femme d' un enfant, qui fut nommé Artaxerxes, lequel depuis par son heur & vaillance se fit couronner Roy, & transporta l' Empire des Parthes aux Perses dont il estoit. Je ne veux asseurément dire que cette mesme science fust en la Roine Bazine: Mais tant y a que je n' ay point dit cy-dessus sans cause qu' elle nous produisit un autre Hercule: Car tout ainsi que Hercule Gregeois extermina les monstres du monde, aussi Clovis d' une mesme hardiesse chassa les Romains des Gaules sans esperance de retour, rendit les Bourguignons à soy tributaires, expulsa de l' Aquitaine les Visigots, & reduisit sous son obeïssance toute l' Allemagne. Chose auparavant attentee, mais non jamais mise à fin par le Romain: & à peu dire, il n' y eut oncques un tout seul de ses successeurs, qui vint au parangon de luy. Car quelque valeur qui depuis fut en Charlemagne sous la seconde lignee, mon opinion est qu' il n' eust osé s' apparier à luy, s' ils fussent tombez en mesme temps.

jeudi 20 juillet 2023

6. 32. D' un amour prodigieux de Charlemagne envers une femme.

D' un amour prodigieux de Charlemagne envers une femme.

CHAPITRE XXXII.

Apres avoir discouru cy-dessus des assassins du corps, il ne sera hors de propos de parler des assassins de nos ames. Car si nous croyons aux Poëtes l' amour est le meurdre d' icelles. François Petrarque fort renommé entre les Poëtes Italiens, discourant en une Epistre son voyage de France, & de l' Allemagne, nous raconte que passant par la ville d' Aix, il apprit de quelques Prestres une Histoire prodigieuse qu' ils tenoient de main en main pour tres-veritable. Qui estoit que Charles le Grand, apres avoir conquesté plusieurs pays s' esperdit de telle façon en l' amour d' une simple femme, que mettant tout honneur & reputation en arriere, il oublia non seulement les affaires de son Royaume, mais aussi le soing de sa propre personne, au grand desplaisir de chacun: estant seulement ententif à courtiser cette Dame: laquelle par bon-heur commença à s' aliter d' une grosse maladie qui luy apporta la mort: Dont les Princes, & grands Seigneurs furent fort resjoüis, esperans que par cette mort, Charles reprendroit comme devant, & ses esprits & les affaires du Royaume en main: Toutes fois il se trouva tellement infatué de cet amour, qu' encores cherissoit-il ce cadaver, l' embrassant, baisant, accolant de la mesme façon que devant, & au lieu de prester l' oreille aux legations qui luy survenoient, il l' entretenoit de mille bayes, comme s' il eust esté plein de vie. Ce corps commençoit desja non seulement à mal sentir, mais aussi se tournoit en putrefaction, & neantmoins n' y avoit aucun de ses favoris qui luy en osast parler: dont advint que l' Archevesque Turpin mieux advisé que les autres, pourpensa que telle chose ne pouvoit estre advenuë sans quelque sorcellerie. Au moyen dequoy espiant un jour l' heure que le Roy s' estoit absente de la chambre commença de foüiller le corps de toutes parts, finalement trouva dans sa bouche au dessous de sa langue un anneau qu' il luy osta. Le jour mesme Charlemagne retournant sur ses premieres brisees, se trouva fort estonné de voir une carcasse ainsi puante. Parquoy, comme s' il se fust resveillé d' un profond sommeil, commanda que l' on l' ensevelist promptement. Ce qui fut fait: mais en contr'eschange de cette folie, il tourna tous ses pensemens vers l' Archevesque porteur de cet anneau, ne pouvant estre de là en avant sans luy, & le suivant en tous les endroits. Quoy voyant ce sage Prelat, & craignant que cet anneau ne tombast és mains de quelque autre, le jetta dans un lac prochain de la ville. Depuis lequel temps on dit que ce Roy se trouva si espris de l' amour du lieu, qu' il ne desempara la ville d' Aix, où il bastit un Palais, & un Monastere, en l' un desquels il parfit le reste de ses jours, & en l' autre voulut estre ensevely. Ordonnant par son testament que tous les Empereurs de Rome eussent à se faire sacrer premierement en ce lieu. Que cela soit vray, ou non, je m' en rapporte, tout ainsi que le mesme Petrarque, à ce qui en est. Si estoit ce un commun bruict, qui lors couroit en la ville d' Aix, lieu où reposent les os de Charlemagne. De laquelle histoire ou fable, Germantian a fort bien sceu faire son profit, pour averer, & donner quelque authorité à l' opinion de ceux qui soustiennent les malins esprits se pouvoir enclorre dans des anneaux. Or que Charlemagne fust grandement adonné aux Dames sur la fin de son âge, mesmes que ses propres filles, qui estoient à sa suitte, fussent quelque peu entachees du peché d' amourettes, Aimoïn le Moine vivant du temps du Debonnaire nous en est tesmoin authentique: Qui dit qu' à l' advenement de Louys Debonnaire à la Couronne, la premiere chose qu' il eut en recommandation fut de bannir de sa Cour les grands troupeaux de femmes qui y estoient demeurees depuis le decez de feu son pere: & aussi de confiner en certains lieux ses sœurs, qui ne s' estoient peu garentir de mauvais bruits, pour la dissoluë frequentation qu' elles avoient eüe avecques plusieurs hommes.

vendredi 14 juillet 2023

6. 25. Quel fruict nous rapportasmes des voyages d' outremer, que nos ancestres appelloient Croisades.

Quel fruict nous rapportasmes des voyages d' outremer, que nos ancestres appelloient Croisades.

Chapitre XXV.

Je trouve que nous fismes six voyages notables, tant pour aller conquerir que conserver la terre Saincte, lors que nous l' eusmes conquise. Le premier sous le regne de Philippes premier, le second sous Louys le Jeune, le tiers sous Philippes second, dict le Conquerant, le quart par Baudoüin Comte de Flandres, les cinq, & sixiesme par sainct Louys. 

Je supplie tout homme qui me fera cet honneur de me lire, vouloir suspendre son jugement jusques à la fin du chapitre. Parce que je me suis icy mis en bute une opinion du tout contraire à la commune. Car qui est celuy qui ne celebre ces voyages, sur toutes les autres entreprises, comme faicts en l' honneur de Dieu, & de son Eglise? Et quant à moy, s' il m' estoit permis de juger, je dirois volontiers (toutesfois sous la correction & censure des plus sages) que ceux qui les entreprindrent à dessein, y gaignerent, & la plus part des autres qui s' y acheminerent par devotion, y perdirent. Je seray encores plus hardy, & diray que ces voyages ont causé presque la ruine de nostre Eglise, tant en temporel, que spirituel. J' appelle user par dessein, ceux qui trouverent bons ces voyage, máis les laisserent exploicter par autres, ou bien y allerent tant seulement par contenance. De ce premier rang furent Philippes premier, & second, Henry premier de ce nom Roy d' Angleterre, Thibaut de Champagne, Baudoüin Comte de Flandres. Du second furent Herpin Comte de Berry, Robert Duc de Normandie, le Comte de Clairmont en Auvergne, Louys le Jeune, Richard Roy d' Angleterre, S. Louys, Henry Comte de Champagne.

Au premier voyage Herpin Comte de Berry vendit son Comté au Roy Philippes premier pour le deffroy de son pelerinage: Comté qui ne r' entra oncques puis en la famille du vendeur. Le Comte de Clairmont engagea son Comté à l' Evesque, qui en jouït depuis, & tous ses successeurs, jusques à ce que de nostre temps, l' Evesque en fut evincé par la Royne Catherine de Medicis: Robert fils de Guillaume le Bastard, ne voulut accepter la couronne de Hierusalem, qui luy fut presentee premier qu' à Godefroy de Boüillon, se promettant à son retour d' estre Roy d' Angleterre, & Duc de Normandie. Toutesfois retourné qu' il fut, il trouva que Henry son plus jeune frere s' en estoit emparé pendant son absence. Tellement que le pauvre Prince pour toute ressource de ses esperances, espousa une rigoureuse prison, en laquelle il finit ses jours. Tournons maintenant le fueillet. Ce premier voyage fut grandement profitable à Philippes premier, lequel par un sage conseil voulut demeurer dans la France, & surrogea en son lieu Hugues son frere pour y aller, & seroit impossible de dire combien il accommoda ses affaires par  ce bon advis. Car je puis dire que ce fut le premier restablissement de la grandeur de nos Roys. Lors que Hugues Capet usurpa sur la lignee de Charlemagne, plusieurs grands seigneurs voulurent avoir part au gasteau comme luy, sous autres titres que de Roy: Se faifans neantmoins accroire qu' ils estoient comme souverains sous ces qualitez de Ducs, & Comtes: il n' estoit pas que quelques moyens seigneurs ne se dispensassent de mesmes licences. Nostre France estant par le moyen de ce voyage espuisee d' une bonne partie des grands, desquels les petits se targeoient contre l' authorité de nos Roys, le Roy Philippes, & Louys le Gros son fils commencerent de les harasser, ou pour mieux dire terrasser: & specialement Louys surmonta un Hugues sieur de Puisay en Beausse, Bouchard Seigneur de Mont-morency, Milles Comte de Montlehery, Eude Comte de Corbeil, Guy Comte de Rochefort, Thomas comte de Merles. A l' exemple desquels tous les autres communs Seigneurs se reduisirent soubz la totale obeyssance de nos Roys. Et pour cela (dit Guillaume de Nangy) Louys le Gros fut par les siens appellé le Batailleux. Tant furent estimees ses victoires, ores que de peu de merite, si nous considerons les siecles suivans.

Le second voyage fut entrepris à la semonce & exhortation de sainct Bernard par Conrad Empereur d' Allemagne, & Louys le Jeune Roy de France, qui tous deux y allerent en personnes: Et jamais chose n' apporta plus de dommage que celle-là. Tout ainsi que le premier voyage avoit esté conclud en un grand Conseil tenu dans la ville de Clairmont en Auvergne, aussi le fut cestuy cy en un autre tenu à Vezelay en Bourgongne, où sainct Bernard Abbé de Clairvaut fit un ample recit des maux que les Chrestiens avoient nagueres receuz des Turcs, & lors chacun picqué de ses remonstrances fit vœu, de charger la redemption des nostres, entre lesquels principalement ces deux Princes. L' Empereur se mist le premier en chemin avecques une tres-puissante armee, mais dés son arrivee fut battu par le Souldan d' Egypte avecques une perte telle, que de soixante mille hommes, il ne luy en resta pas la dixiesme partie: Et mesmes fut non seulement trahy par manuel Empereur de Constantinople qui le vendit à nos ennemis. mais encores feignant de luy administrer farines, pour la nourriture de son armee, il y mesloit du plastre, chose qui causa la mort à une infinité de personnes. Au moyen dequoy il fut contraint de retourner tout court en ses pays. Louys le Jeune eut du commencement un meilleur succés, mais non de longue duree, estant puis apres mis en route: Perte qui ne fut rien au regard de celle que je discourray maintenant. La Royne Leonor sa femme l' avoit accompagné en ce voyage: il entre en une extreme jalousie d' elle, & du Prince d' Antioche, qu' il imprima de telle façon dans sa teste, qu' à son retour il la repudia, fondant toutesfois son divorce sur ce qu' il disoit, qu' ils estoient dans un degré de consanguinité prohibé, ayans deux filles de leur mariage. Par ceste repudiation nous (perdimes) perdismes la Guyenne, la Gascongne, & le Poictou, qui tomberent souz la domination de l' Anglois par le mariage qui fut fait d' elle avecques Henry Roy d' Angleterre troisiesme du nom. Voilà le fruict que nous rapportasmes de la devotion de Louys. Il ne nous en prit pas ainsi au troisiesme voyage, qui fut conclud l' an 1188, en un Concil de Paris entre Philippes Auguste, & cest Henry troisiesme, & depuis executé par Richard Roy d' Angleterre son fils apres la mort de son pere: car combien que l' un & l' autre s' y fussent depuis acheminez, toutesfois soudain apres la ville d' Acre prise, Philippes rebroussa chemin vers la France sur un mescontentement par luy exquis & affecté, laissant le Roy Richard engagé dedans la querelle: lequel à la verité acquit du commencement beaucoup de reputation: Car y allant il prit le Royaume de Chipre, dont il investit Guy de Lusignan, & tout d' une suite se rendit si redoutable aux Turcs, qu' apres son partement, quand les meres vouloient faire peur à leurs petits enfans, elles les menaçoient de Richard: Mais voyez je vous prie quelle fut la fin & issuë de ce jeu. Philippes à son retour, apres avoir consideré comme les affaires des Anglois alloient par la France, commence de brouiller leur Estat, occasionné de ce faire sur l' absence du Roy Richard: Entreprise qu' il n' intermit jusques à ce qu' apres plusieurs accidens en fin il en vint à chef. Au contraire Richard de ce adverty, voulant reprendre les brisees de son pays, fut pris par Henry Empereur, & contraint de payer cinquante mille marcs d' argent pour sa rançon. En ce voyage Henry Comte de Champagne se trouva tres-mal appointé: Parce que pendant son pelerinage, Thibaut son frere le supplanta de son Comté: pour toute recompense resta à Henry le Royaume de Hierusalem, lors qu' on ne le possedoit plus que par image: Et tout ce qu' apres son decez sa veufve peut obtenir de Thibaut, pour ses conventions matrimoniales, fut la somme de deux mille liures de rente en assiette d' heritage. 

Le semblable n' advint pas à Baudoüin Comte de Flandres au quatriesme voyage, lequel plus poussé par discours que devotion, comme l' evenement le monstra, faisant semblant d' aller secourir les Chrestiens de la terre Saincte, se fit Empereur de Constantinople: Empire qu' il transmit à sa posterité l' espace de soixante tant d' ans: Car quant aux cinq & sixiesme voyages qui fusent entrepris par S. Louys: tout ainsi qu' il n' y eut qu' une bonne devotion qui l' y conduisit, aussi furent-ils tous deux malheureux, parce qu' au premier il fut pris & paya une grosse & lourde rançon pour se deliurer, & au second il mourut, voyages qui cousterent la ruine generale de la France.

De tous ces voyages, jamais voyage ne fut entrepris de plus grande allegresse que le premier. Chacun y couroit à l' envy: Gilbert qui florissoit de ce temps là, dit qu' il y eut une flotte de Sauvages qui aborderent en France, lesquels pour ne pouvoir estre entendus en leur barraguoin, monstroient par un croisement de leurs doigts qu' ils venoient expressement pour estre de cette partie: & que Pierre l' Hermite promoteur de cette entreprise estoit en telle veneration, que passant parmy les ruës le menu peuple arrachoit du poil de son mulet pour en faire comme des Reliques. Encores trouvez-vous au second une devotion qui secondoit le premier. Parce que Nicetas autheur Constantinopolitain nous dict qu' entre les troupes de l' Empereur Conrad qui passerent par la Grece, il y avoit des compagnies de femmes armees, & montees sur des chevaux tout ainsi comme les hommes. On usoit de tels voyages non pas proprement comme d' une guerre, ains comme d' un vœu & pelerinage, pour la recousse de la terre Saincte. Et de faict ceux qui y entroient se presentoient confez selon leurs qualitez, les uns devant leurs Evesques, les autres devant leurs Curez, & prenoient d' eux le bourdon, comme si s' ceussent esté Pelerins, non soldats: Et outre la devotion, on proposoit certains guerdons à ceux qui y alloient, & aux autres certaines charges. Au Concil de Clairmont en Auvergne, apres que le premier voyage eut esté conclud, le Pape Urbain second voulut que tous les Pelerins, au lieu de l' escharpe, chargeassent la Croix, pour monstrer que c' estoit pour la propagation de nostre Christianisme que se faisoit cette entreprise, signal qui fut depuis continué, & de là vint que l' on disoit que ceux qui s' y enrolloient, se croisoient, & que l' on appella ces voyages, Croisades. Le mesme Pape donna lors pleine absolution des pechez à tous ceux qui firent le vœu, & excommunia les autres, qui apres avoir fait le vœu, ne le paracheverent. Et pour y apporter encores quelque esperon, il fut arresté au Concil qu' il y avroit surseance de tous procez petitoires l' espace de trois ans en faveur de ceux qui iroient. Chose qui tourna dans Normandie en coustume, parce que dans le vieux Coustumier il y avoit article exprés, portant doncques qu' en tel cas il y avroit trefue de procez sept ans durant, sinon que l' on apportast information sommaire de la mort: Depuis on commença de foüiller aux bourses de chacun sans acception, & exception de personnes, car aussi que pouvoit on ne donner pour si devotes entreprises, esquelles il ne s' agissoit d' autre chose que de l' accroissement de nostre Religion Chrestienne? A la nouvelle que nous eusmes que Saladin avoit pris Hierusalem, & la plus grande partie de la Palestine, pour faire levee de gens, fut imposee cette grande disme, que la posterité nomma la Disme Saladin, qui estoit que chacun qui demeuroit en la France, devoit payer la dixiesme partie de son revenu, & lors (dit un vieux Historiographe) par le conseil de Philippes Roy de France, & des Barons du Royaume fut commandé, crié, & estably, que pour l' aide des Pelerins à aller à la terre Sainte, & les biens, & les meubles de toutes manieres de gens fussent dismez, & que chacun payast la Disme de ce qu' il eust: C' est à sçavoir de tous ceux qui en la terre Saincte ne pourroient, ou ne voudroient aller: laquelle chose tourna à grand dommage: car il advint que plusieurs de ceux qui les Dismes requeroient efforcément les Eglises aggravoient, & pis qu' à autres gens leurs faisoient. A tant l' Autheur. En ce grand Concil de Latran tenu dans Rome sous Innocent troisiesme, toutes sortes de gens furent exhortez d' entreprendre tels voyages. Aux Ecclesiastiques qui iroyent, permis de joüyr trois ans durant du revenu de leurs benefices, sans les desservir en personnes. Que les Roys, Ducs, Marquis, & Comtes, qui n' iroyent, comme aussi les corps des villes seroient tenus de stipendier des gendarmes durant ce temps de trois ans: pareillement seroit prise la Disme du revenu des benefices, le tout pour la remission de leurs pechez, & que le Pape mesme, & les Cardinaux seroient tenus d' y contribuer.

Or en ces voyages on commençoit premierement par une publication de Croisade, qui se faisoit sous l' authorité & permission du sainct Siege: 

Et parce que ceux qui s' y vouloient acheminer, avant que de s' y exposer se rendoyent confez & repens, les uns entre les mains de leurs Evesques, & les autres de leurs Curez, comme j' ay dit, l' Eglise de Rome leur bailloit absolution generale de leurs pechez, & promesse certaine de Paradis, laquelle par la parole de Dieu est enclose dans une bonne confession accompagnée d' une poenitence & restitution des forfaits. Et à la suite de cela, on levoit (comme j' ay dit) des Decimes sur le Clergé, pour le souldoyement de l' armee Chrestienne. Car aussi puis que la guerre s' entreprenoit pour la manutention & soustenement de l' Eglise, c' estoit chose tres-raisonnable qu' elle contribuast au defroy des armees: ce que l' on avoit apris de faire auparavant. Tout cela sembloit specieux & plein de Religion; toutes-fois le mal-heur voulut que le Levant fut le tombeau des Chrestiens, que nos Croisades se soient evanoüies en fumee, & que tous les pays qu' esperions convertir par les armes soient demeurez en leurs anciennes mescreances, & qui plus est, que nous ayons tourné avecques le temps ces premiers fondemens des Croisades en une ruine & desolation de nostre Eglise. Parce en premier lieu que depuis les Papes exerçans inimitiez particulieres contre quelques Princes souverains, lors qu' ils s' en voulurent vanger les excommunierent, puis à faute d' absolution les declarerent heretiques, & à la suite de cela firent souvent trompeter des Croisades contre eux, comme s' ils eussent esté Infidelles: a fin que les autres Princes Chrestiens s' armassent, & s' emparassent de leurs Principautez & Royaumes. Ce qui causa une infinité de divisions, troubles & partialitez en nostre Chrestienté. Davantage lors que les Courtisans de Rome vouloient sous fausses enseignes faire un grand amas de deniers, on faisoit publier une Croisade contre les Turcs, & pour exciter un chacun à y aller ou contribuer à cette Saincte Ligue, les Papes envoyoient par toutes les Provinces plusieurs gens porteurs de leurs Indulgences, a fin d' en faire part plus ou moins, selon le plus ou le moins de deniers que l' on financeroit pour l' expedition de tels voyages. Comme de fait il advint sous Clement cinquiesme: Car ayant esté une Croisade concluë au Concil de Vienne, il la fit prescher par un Cardinal en cette France, & se trouverent une infinité de Seigneurs qui se voüerent à ce pelerinage. Entre autres choses celuy qui donnoit un denier avoit pardon d' un an, douze deniers, de douze ans, & qui donnoit autant comme il convenoit pour defrayer un homme de guerre avoit planiere Indulgence & absolution de tous ses peschez, & disposa personnes desquelles il se fioit, pour recevoir telles offrandes cinq ans durant: pendant lesquels il leva une incroyable somme de deniers. Mais au bout du temps le voyage fut rompu par occasion, & dit le Livre dont j' ay tiré cette Histoire, que la plus grande partie de ces deniers fut donnee par le Pape à un sien nepueu. Et tout ainsi qu' en Cour de Rome on tiroit profit sous pretexte de ces Indulgences, aussi firent les Roys & Princes seculiers sur le Clergé, parce qu' ils faisoient semblant de voüer un voyage outre mer, & sur ce pied obtenoient permission du Pape de lever une & deux Decimes, ou bien d' en lever une, deux ou trois ans consecutifs, & puis ces levees estans faites leurs vœux & voyages s' esvanoüissoient en fumee: Ainsi en fit le Roy Philippes de Valois. Et les Papes mesmes se dispenserent de lever telles cueillettes sur les Ecclesiastiques sans necessité, comme j' ay traicté ailleurs. Or voyez quel fruict nous avons rapporté de tout cecy. Alexandre sixiesme ayant faict sonner une Croisade par toute l' Allemagne, France, Espagne, & Italie, avecques une distribution de plusieurs Indulgences à ceux qui financeroient deniers pour ce sainct voyage, que l' on veit depuis ne sortir effect, ains les deniers qui en estoient provenus avoir esté par luy donnez à une sienne niepce: Martin Luther commença de crier contre cet abus par l' Allemagne, & tombant d' une fievre tierce en chaud mal, il bastit son heresie contre la Papauté sur ce mesme abus. Heresie qui s' est depuis espanduë presque par toute l' Allemagne, Polongne, Angleterre, Escosse, Flandres, & quelque partie de la France. Comme en cas semblable les Roys avec le temps ont commencé de faire fonds des Decimes qu' ils levent dessus le Clergé, tout ainsi que des tailles sur le commun peuple. En effect voila comme par ces voyages, nostre Eglise s' est trouvée & trouve affligee tant au temporel, que spirituel. A fin que je vous laisse à part, les Dismes infeodees que j' attribuë au premier voyage d' outre-mer, & pour closture, l' Idolatrie des Templiers qui fut condamnee au Concil de Vienne, encores que je sçache bien que quelques uns ont estimé qu' en cette condamnation il y eut je ne sçay quoy de l' homme, toutes-fois puis que ces Templiers furent condamnez par un Concil general, je veux croire que ce ne fut sans juste sujet.

Mais dont peut proceder qu' une si bonne & saincte plante ait rapporté des fruits si fascheux? je n' ay pas entrepris de vous en rendre raison, ains de vous raconter l' Histoire: Et neantmoins je vous diray avec toute humilité ces deux mots, suppliant tout bon & fidele Chrestien les vouloir prendre de bonne part, à la charge, si mon opinion n' est bonne, de la reduire à la meilleure. Je ne me puis persuader qu' il faille advancer nostre Religion par les armes, celle de Moïse fut destinee à tel effect, celle de Jesus-Christ au contraire s' est accreuë par prieres, exhortations, jeusnes, pauvreté & obeïssance: & luy mesme nous en donna le premier advis, lors que S. Pierre desgaina son glaive, quand il luy commanda de le rengainer, disant que si c' eust esté le moyen d' advancer sa Religion, il pouvoit souslever une infinité de legions d' Anges qui eussent pris les armes pour luy. Au milieu de la desbauche des armes, l' impieté se loge aisément, laquelle ne sçavroit produire fruict qui vaille, encores qu' un zele indiscret de nostre Religion nous y alleche. Et à peu dire, pendant que le Catholic, & l' Arrien se combattoient anciennement, Mahomet prit sujet avec le temps d' introduire une troisiesme Religion: Et de nostre temps l' Empereur Charles V. s' estant armé contre les Lutheriens, il se forma une Secte d' Anabaptistes de plus perilleuse consequence que l' erreur de Martin Luther. Il y a trente-quatre ans & plus que nous avons pris les armes en cette France, les uns pour le soustenement de la Religion ancienne & Catholique, les autres pour la nouvelle, que d' un mot specieux ils appellent la Reformee: Que si vous me permettez d' en dire ce que j' en pense, je ne voy point que nous en ayons rapporté autre chose qu' un Atheisme & contemnement de l' une & l' autre Religion. Je ne doute point que telles guerres ne soient entreprises d' un zele, mais zele du tout furieux. S. Gregoire au I. de ses Epistres escrivant à Virgile & Theodore Evesques de Marseille, sur un advis qu' il avoit eu qu' ils contraignoient plusieurs Juifs dans leurs Dioceses d' estre baptisez. Intentionem quidem huiusmodi, & laude dignam censeo, & de Domini nostri dilectione descendere profiteor. Sed hanc eandem intentionem, nisi competens Scripturae sacrae comitetur effectus, timeo ne aut mercedis opus inde non perveniat, aut animarum quas eripi volumus, quod absit, dispendia subsequantur. Dum enim quispiam ad baptismatis fontem, non praedicationis suavitate, sed necessitate pervenerit, ad pristinam superstitionem remeans, inde deterius moritur, unde renatus eße videbatur. Je vous laisse le demeurant. Que si ce grand & sainct Pape ne trouvoit bon que l' on fist Chrestienner un Juif par force, combien eust-il plus blasmé que par armes nous eussions voulu provigner nostre Religion Chrestienne? Et de la mesme opinion que je suis, est Messire Guillaume du Bellay en son premier Livre sur le faict de la guerre, quand il dit, que ce n' est pas à coups d' espees que les infidelles se convertissent, & Chrestiennent, ains que l' exemple & le parler y peuvent plus que la force (ce sont les mots dont il use) & que la force qu' il leur faudroit faire, ce seroit seulement pour deffendre nos marches quand ils les voudroient assaillir, ou entrer plus avant sur nous.