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jeudi 17 août 2023

Pour-parler d' Alexandre.

L' ALEXANDRE. 

En ce Pour-parler, l' Autheur par forme de Paradoxe excuse tous les defaux que l' on impute au Roy Alexandre.

ALEXANDRE. RABELAIS.

Vraiement comme nous disons, ce furent de grandes merveilles, & eust esté fort mal aisé de penser qu' en un instant mon Royaume se fust eschantillonné en parcelles, ny que ce miserable Antipatre & ses complices, non assouvis de ma mort, n' eussent voulu contenir leurs mains à l' endroit de tous les Princes de mon sang: & pour un desir de regner, violer tout droit divin & humain.

RABELAIS. Il est ainsi comme je te dy, & croy que je n' ay esté le premier qui t' en ay apporté les nouvelles: & à bien dire de cette convoitise de regner tu t' en dois prendre à toy mesme, qui leur en baille le modelle.

ALEXANDRE. Tu t' abuses, car si tu fus oncques bien informé de mes faits, jamais il ne m' entra au cœur de commettre un acte lasche & meschant: ains tant que la justice, la foy, la magnanimité & courage ont peu avoir de credit en un Prince, tant l' ont elles trouvé en moy, voire jusques à exercer la vengeance, en faveur de mes ennemis, encontre ceux qui par voyes sinistres leur avoient joüé tours de lascheté. Et qu' ainsi ne soit je m' en rapporte à l' execution & supplice que je fey prendre de Bessus, qui avoit trahistreusement mis à mort son Maistre Darius, pour s' emparer des Bactriens: combien que peu apres à Porus voulant regner de bonne guerre entre les Indiens, & faisant tout devoir d' ennemy, mais toutesfois d' homme de bien pour se maintenir encontre moy en grandeur, tant s' en faut que je m' aigrisse en son endroit, qu' estant tombé à ma discretion, sans qu' il me requist pardon je le restably en tous ses Estats & honneurs, tellement que je n' eus jamais ennemy destiné quoy que je le guerroyasse, mais d' une gayeté de cœur j' entrepris de courir le monde (comme en un jeu de prix) pour faire espreuve de ma vaillance, contre celle des autres: aidé en cela d' un juste desir de vengeance des torts & outrages receus par la Grece, des anciens Roys de Perse. Au moyen dequoy mes grands ennemis furent forcez mesmes en leurs grandes infortunes favoriser ma fortune, & requerir aux puissans Dieux que s' ils avoient à les despoüiller de leurs Royaumes, ils ne permissent qu' autre que moy s' en investit. Et toutesfois apres avoir reduit en paix toutes les affaires de la Grece, apres avoir rendu tributaires une Cilicie, Carie, Lydie, Capadoce, Phrygie, Paphlagonie, Pamphilie, Pistie, Surie, Phenicie, Armenie, Perside, Aegypte, Parthie, Illiric, Bactrie, Hircanie, Scythie: & qui plus est l' Inde auparavant cogneuë seulement de son nom, apres tant de travaux & fatigues tu me contes qu' un chacun fit eschantillon de mon Empire à son profit, & que tous mes parens demeurerent non seulement en croupe, mais aussi furent miserablement meurtris, par ceux que j' avois eslevez.

RABELAIS. Ne t' en esbahis Alexandre, car toy mesme, lors de ton decés, respondis à ceux qui te demandoient lequel d' entr'eux il te plaisoit eslire pour ton successeur, Celuy, dis-tu, qui par recommandables exploits s' en rendra le plus digne: sententiant par ce moyen contre les tiens (lesquels ou par deffectuosité de sens ou d' aage, se trouverent inhabiles à soustenir si grand faix) leur faisant non seulement tort par cette sentence, mais donnant certaine ouverture de discordes & partialitez entre tes Capitaines, chacun d' eux pretendant que la Couronne par ton testament & ordonnance de derniere volonté luy devoit appartenir. Pour à laquelle faire sortir son effet, furent contraints d' en apprendre la decision par les armes, a fin qu' au plus habille d' entr'eux demeurast en fin la febue: toutesfois & trouvans égaux partirent entre eux le gasteau, demeurans les tiens supplantez.

ALEXANDRE. He! vrayement encores devoit-on avoir cognoissance de mes bien faits, & en faveur de moy tenir en quelque nombre les miens, comme ceux ausquels par droict successif appartenoit, sinon la Monarchie des Perses, pour le moins celle de Macedone.

RABELAIS. Ce que tu dis est veritable: toutesfois quand quelqu'un s' est emparé à bonnes enseignes d' un Royaume, jamais il ne defaut de tiltres, pour le moins qui soient coulourez, ou d' une infinité de tesmoins, lesquels au lieu d' une plume & ancre signeront à la pointe de leurs espees, & aux despens de leur sang, que le Royaume leur appartient. D' avantage il y a depuis ton decés une certaine reigle qui a gaigné la vogue parmy les grands. C' est qu' en matiere de Royaumes, il faut estre chiche de foy & justice à ceux qui les veulent occuper. Car cette envie de commander n' entrant jamais qu' en grand cœur (comme tu sçais trop mieux de toy mesme) si est-ce que la plus part du temps, ceux qui t' esgalerent en courage, n' eurent pas la fortune en main comme toy: Ainsi sont-ils ordinairement semonds de se servir des occasions, selon que le temps leur en presente l' avantage: ores que ce soit contre droict, asseurez qu' estans arrivez à leurs fins, ils trouveront prou de pretextes honnestes, pour donner fueilles à leurs possessions & jouyssances. Chose qui ne se trouvera avoir esté requise en toy, qui eus une proüesse accompagnee de bon heur, & un bon heur en tous tes faits guidé d' une inestimable proüesse.

ALEXANDRE. Et quant à moy j' estime que s' il pleust aux Dieux me doüer de tant de faveurs, fut pour autant que j' en estois digne. Au contraire ceux dont tu parles, encores que pour quelques temps leurs affaires leur succedent bien, si demeurent-ils assiegez d' une perpetuelle crainte de ceux lesquels ils priverent de leurs Royaumes, qui se resentent à tousjours du tort qui leur a esté faict.

RABELAIS. Voila pourquoy les plus sages, pour asseurer leurs estats, ruinent de fonds en comble, & la memoire, & la maison des Seigneurs, sur lesquels ils ont pratiqué telles voyes, a fin qu' à l' advenir il ne ressuscite aucun, sous l' adveu duquel, on leur face teste, comme je te disois maintenant estre advenu à telle famille.

ALEXANDRE. Voire mais quand toutes choses leur seroient reüssies de ce costé la à souhait, si ne se sçavroient ils toutesfois asseurer de la part du peuple, qui d' un certain instinct est tousjours plus affectionné envers son Prince naturel, que d' un autre qui se fait adopter par moyens ainsi obliques.

RABELAIS. Le peuple favorise aux Princes selon le bon traictement qu' il en reçoit, d' autant qu' il eschet quelquesfois que les subjects mal traictez de leur propre Prince, ne demandent que changement: a fin que le nouveau receu, pour captiver leur bien vueillance, les remette en leurs anciennes franchises & libertez. Et au surplus il ne faut faire estat general de la vie ou mort des Roys, parce que leurs evenemens sont divers selon les jugemens de Dieu, & non selon ce que nous estimons estre en eux de merite. Qu' ainsi ne soit, si tu estois en l' autre monde, tu pourrois veoir advenir qu' un Roy d' une ancienne souche,

favorisé de la plus grande partie de son peuple, sera ce neantmoins par un je ne sçay quel desastre ou opinion, à tort imprimee de luy, mis à mort par les siens mesmes: comme tu pourrois bien sans chercher exemple plus loing, donner tesmoignage de toy. Quelque autre fois il adviendra qu' un autre, qui contre tout droict & raison aura usurpé la Couronne, voire depossedé le peuple (avec mil meurtres & massacres) de son ancienne liberté, receura tant de faveur des corps celestes, qu' il viura en tout honneur & seureté avec ses subjects, sans que sur la fin de ses jours il reçoive autre violence que de sa mort naturelle: Quoy? ne vois tu là cest Auguste, qui a le bras encores tout ensanglanté de la mort de tant de notables personnages zelateurs du bien public, estre neantmoins diapré & revestu d' un diademe, avec une singuliere amitié & reputation de tous? Tu me diras paraventure qu' apres avoir commis tant de meurtres, il se reconcilia à son peuple, par une infinité de grands dons. Voy je te prie aupres de luy ce Jules Cesar son oncle, qui apres la guerre Civile, par tels attraicts & allechemens voulut gaigner la faveur des grands & petits, si fut il miserablement mis à mort par ceux qui luy devoient la vie mesme. Tant ne peut faillir en nous ce qui nous est determiné: Et de forger apres humainement les raisons de tels accidens, c' est le fait d' un cerveau creux, & esgaré: ains faut attribuer tels definimens au grand Dieu, qui par un mystere caché s' en reserve la cognoissance. Et au demeurant, és grandes affaires user du present, sans se soucier du futur: guidans toutesfois de telle façon nos œuvres, que selon la conduite d' un bon jugement humain il ne nous en puisse meschoir.

ALEXANDR. Je t' enten, tu veux dire que pour crainte de mort ou de vie, il ne faut laisser eschapper les Royaumes en quelque façon que ce soit, quand les occurrences y sont. Et je te dy que quand il n' y avroit que le remords de conscience qui nous liure les premiers assaults à l' article de nostre mort, & ne nous laisse jamais, ains poursuit jusques à l' autre monde, que c' est un suffisant obstacle pour divertir nos pensees de telles malheurtez tiranniques. Qu' il soit vray, avises ce mesme Auguste, quoy que par superficielle monstre il face le bon compagnon, toutesfois comme il a par le derriere, le cerveau tenaillé de son propre remords. Estimes tu qu' il en soit moins de ces paillards Antipatre & Cassandre, & leurs complices, vers lesquels si tu tournes ta veuë, tu les verras n' estre tourmentez d' autre furie que deux (d' eux) mesmes? Et quant à moy combien que mon desastre sur la fin de mes jours fust tel que par les miens mesmes me fut presenté la poison dont finalement je mouru, si est-ce que ny à ma mort, ny apres, je ne me sentis jamais combatu d' aucune sinderése de conscience, par ce qu' en mon ambition il ne m' advint jamais faire acte qui ne fust Royal. Premierement a fin que par le menu je te raconte quelques discours de mon grand cœur, sur mon advenement à la Couronne encores que je fusse en bas aage, & trouvasse toutes choses en desarroy, tant par la mort inopinee de mon pere, que pour les partialitez & revoltes qui se brassoient encontre moy, si est-ce que, contre l' opinion de tous, j' asseuray de telle façon mon Estat, que chacun commença à concevoir une incroyable esperance de moy. De maniere que par une generale Diete je fus des Ligues de la Grece esleu Capitaine general, pour entreprendre le voyage de la Perside: En quoy je me portay d' une telle braverie, que là où les autres Princes aux grands appareils & entreprises sont coustumiers de sur-charger leurs pauvres peuples d' infinies tailles & imposts, au contraire je donnay exemption aux miens de toutes charges, horsmis seulement de la guerre: Et pour le regard de mon domaine j' en fis telle part à mes principaux Capitaines, pour les animer à ma suite, qu' il ne m' en resta aucune chose. Ce qu' apercevant l' un de mes favoris Perdicas s' enquist de moy qui me demeureroit de reserve? l' esperance d' une grande conqueste, luy respondis-je: qui fut cause que luy & les autres à son exemple remettans entre mes mans les liberalitez dont j' avois usé envers eux, voulurent avoir part au mesme butin que moy. Ainsi contre ma volonté je demeuray saisi de tout mon domaine, & toutesfois en grande reputation envers les miens. Quoy? à la premiere desconfiture de Darius, de quelle courtoisie usay je envers sa femme, sa mere & ses enfans? de quel dueil parachevay-je les funerailles de sa femme, & celles mesmes de Darius, quand au piteux estat qu' il estoit me despoüillay de mon manteau Royal, pour en couvrir son corps mort? Quelle faveur pratiquay-je envers sa fille aisnee que je ne desdaignay de prendre à espouse? Tellement que peu apres mon decés je feus adverty de quelques uns qui vindrent de l' autre monde que Sigigambis mere de Darius advertie de mon infortune, & portant plus d' amertume de ma mort que de celle de son propre fils, pour les grandes obligations qu' elle avoit receuës de moy, me voulut peu apres faire compagnie. Tant y a que je composay d' une telle façon tout le cours de ma vie, qu' encores qu' esmeu d' un zele d' extreme ambition & honneur je m' acheminasse à une si grande conqueste, toutesfois ne se trouvera qu' il y eut jamais en moy tache de vilenie, ou avarice: ny mesmes que pour arriver à cette extremité de grandeur, je soüillasse ma renommee d' un tour lasche & chetif. Aussi me vois tu icy franc & libre, & non accompagné du remords, comme la pluspart de ces autres Roys, voire que mes ennemis mesmes devant la face de Minos prindrent la cause pour moy.

RABELAIS. Cestuy certainement est un heur, mais tu ne dis que peut estre tes propres amis se firent parties formelles encontre toy; avec lesquels tu te portas de plus estrange façon qu' à l' endroict des estrangers.

ALEXANDRE. Comment? ay-je laissé quelque mauvaise bouche de moy apres ma mort?

RABELAIS. Que t' en va-il de pis ou mieux pour cela à cette heure que tu es icy, & que depuis deux mil ans en ça, ou environ, tu as satisfaict au commun devoir de nature?

ALEXANDRE. Ha! ja (à) Dieu ne plaise que je m' en soucie si peu, car ores que j' eusse fourny à nature, si n' avrois je satisfaict à mon propre contentement.

RABELAIS. Ouy bien si tu estois en l' autre monde, où quelques flateurs pourroient chatoüiller tes aureilles d' un honorable recit de tes faicts: mais à present ne vois tu que pour tes paradoxes proüesses, tu n' es rien plus que nous? D' ailleurs n' as tu pas peu apprendre de ton grand maistre Aristote le peu de compte qu' il fit d' un mesdisant? Qu' il me batte en mon absence (fit-il.) Aussi de te soucier apres ta mort quel tu sois envers le commun peuple, c' est un acte de trop grande curiosité: attendu que nous autres de l' autre monde devons avoir l' esprit si fiché en considerations plus hautaines, que ne sont ces choses basses, viles & terriennes, desquelles tu te ronges la pensee.

ALEXANDRE. Ha! pour Dieu ne m' uses point de ce langage: autrement tu m' inviterois à lamenter mes travaux, ausquels je ne m' exposay jamais sinon sous une brave attente de l' immortalité, & de mon nom, & de mes faicts. Pour cette cause si j' en suis bien memoratif fis je quelquesfois responce à aucuns de mes Capitaines plus soucieux de ma santé que moy-mesme, que je mesurois ma grandeur, non point au cours de ma vie, ains de la gloire que j' esperois quelque jour en recevoir. Ainsi considere, je te prie, quel regret ce me seroit de me voir maintenant frustré d' une si longue esperance. Partant conte moy je te prie quelles nouvelles couroient de moy parmy le monde, quand tu nous vins voir en ces lieux.

RABELAIS. En bonne foy toutes vieilles, & celles que tu viens presentement de deduire; que tu fus en premier lieu un parangon de tous les Roys qui oncques nasquirent dessous la chape du Ciel, entreprenant bravement, & executant heureusement tes entreprises. Car de prudence & moins de temerité quelques uns en desirent dans toy.

ALEXANDRE. Ceux qui la desirent en moy ont eux mesmes faute de prudence, ne cognoissent que j' avois certaine & asseuree cognoissance de ma fortune. Je ne te nie pas que par fois quelques uns par ignorance, ont plus de confiance en leurs entreprises que la raison ne voudroit: & aussi par fois, pour trop se fonder en raisons, les autres sont trop tardifs à executer leurs desseins. Mais quand on cognoist sa portee, sans se soucier des traverses qui peuvent s' offrir en chemin, il ne faut faire aucunement doubte de se soubmettre hazardeusement aux dangers, d' autant qu' il n' en vint jamais qu' une heureuse resource. Mais à ceux qui sont bien nez comme je me cognoissois, il faut penser que la nature ne nous accompagne jamais de hauts & magnanimes desirs, que semblablement elle ne nous baille la fortune pour nostre escorte. Mais pour n' entrerompre ton propos.

RABELAIS. On dit aussi que tu fus Prince chaste le possible, usant d' extreme diligence, hardy de ta personne, & qui est le comble de tes loüanges, juste (comme tu as recité) & droicturier à l' endroit de tes ennemis.

ALEXANDRE. Vray Dieu quel plaisir je reçois t' escoutant tenir tels propos.

RABELAIS. Mais escoute, ceux qui t' exaltent ainsi, disent que tu obscurcis ta gloire de plusieurs autres grands vices, lesquels mis en comparaison avec tes merites, on ne sçait de quel costé balancer. ALEXANDRE. Ha! que dis tu?

RABELAIS. Je ne te mens d' un seul mot: En premier lieu ils disent que tu t' oublias grandement quand né & extraict d' une nation Gregeoise, florissante dessus toutes autres, toy qui avois reduit sous ton obeyssance la Perside, & vaincu deux ou trois fois un Darius, toutesfois oubliant tes premieres façons, chargeas sur ta teste la Tiare Perside entremeslant tes habits avec ceux de ces Barbares, te descouvrant par ce moyen en vainquant avoir esté plus vaincu qu' auparavant ta victoire.

ALEXANDRE. Et bien n' y a-il que cela?

RABELAIS. Ils adjoustent la grande faute que tu commis, quand d' une outrecuidee opinion, vilipendant le lieu dont tu estois issu, te fis appeler fils de Dieu: & non content de cela, te voulus faire adorer des tiens, lesquels ce neantmoins tu sçavois estre de condition franche & libre, c' est à dire sortis du pays de la Grece, & non de nation barbare. De là, passant ailleurs, on dit que tu estois bon coustumier de te forboire. Chose toutesfois que de ma part j' ay tousjours trouvee excusable, excepté que pendant que ton vin cuvoit, tu estois de fort difficile accés, & tel qu' à ton grand deshonneur, tu ne pardonnas mesmement à ce tien grand amy Clitus qui estoit ton oncle de laict, & frere de ta mere nourrisse. D' avantage la plus part mesme ne se veut taire de la mort de Parmenion & Philote, par le moyen desquels & toy & ton pere aviez eu tant de victoires. Tous lesquels blasmes bien digerez donnent tel obscurcissement à tes loüanges, qu' il n' y a presque homme vivant qui n' en murmure contre toy, quand il y pense. 

ALEXANDRE. Et viença vien, qui sont ceux, par le moyen desquels le monde est aujourd'huy informé de tout cecy?

RABELAIS. Deux personnages qui se sont dediez de deduire par escrit toute ta vie.

ALEXANDRE. Sont ce personnages de marque?

RABELAIS. Non pas tels que tu dirois bien, ou que tu eusses souhaité, mais en deffaut de meilleurs, ils sont approuvez de la commune.

ALEXANDRE. Je te jure le grand Pluton que je cognois ja l' encloüeure, & tu peux par là descouvrir que non sans cause je desirois que mes gestes fussent redigez par Historiographes Royaux. Car si ceux dont tu parles eussent esté de bon discours, ils eussent tout autrement donné de moy à entendre qu' ils n' ont fait. Premierement en tant que touche ce premier defaut que tu m' imputes de changement de vestemens, je te supplie dy moy, que pouvois-je moins faire pour l' avancement de moy & des miens, m' estant par longues peines impatronisé de cette Monarchie des Perses, sinon pour m' en rendre paisible possesseur, & sans renouvellement de guerre, familiariser de quelque chose avec eux? Au moyen dequoy (comme si j' eusse esté leur propre Prince & naturel) je quitay les habillemens à la Macedonienne, pour faire paroistre à ce nouveau peuple conquis, que je ne pretendois estre Roy moins debonnaire en son endroit qu' avoit esté Darius. Et si m' aiday de luy en plusieurs expeditions & entreprises, comme ayant grande confiance en luy. Voire estant Darius decedé, je m' emparay de l' ancien cachet des Roys de Perse duquel je cachetois mes lettres, lors que j' escrivois aux Persans, non que pour cela neantmoins je laissasse de suivre mon train ordinaire, escrivant à mes Macedoniens. A ton advis pouvois-je mieux tenir les cœurs de cette grande Monarchie à ma devotion, que m' entretenant en cette façon avec eux? Pour cette cause quelquesfois leur commis-je la garde de mon propre corps: En quoy je les rendis tellement miens, que sans aucune difficulté je pouvois faire estat de leur vie comme de celle de mes Grecs. Et toutesfois quelque murmure qu' en fissent les Macedoniens, tu n' ouys jamais (comme je croy) dire que j' en traitasse les miens plus mal. Au contraire la plus part d' eux las & recreus des longues guerres, m' ayans demandé congé pour retourner voir leur famille, je leur abandonné à leur poste la somme de dix mil talens pour en prendre chacun d' eux à leur conscience, & sans aucun contreroolle, jusques à la concurrence de ce qu' il penseroit devoir à ses creanciers. Ce neantmoins tu me dis qu' au moyen de certains escrits le peuple est mal embouché en cest endroit de mon fait. He! vrayement tels escrivasseurs en ont devisé à leur aise: Mais entre le faire & le dire, il y a bien grande difference, & falloit (puis que la fortune sur mon premier abord m' avoit esté tant favorable à la conqueste) pour m' entretenir en reputation que je misse toute mon estude à conserver mon acquis. Tu m' improperes que par presumption aveuglee, je me fey en Aegypte appeller fils de Jupiter. Voy je te prie comme toy, ny ce sot populaire n' entendites jamais mes desseins. Et a fin que je t' oste de cest erreur, estimes-tu que lors que ce grand Prestre de la Loy au temple de Jupiter Amon, pour me bien veigner, m' appella d' entree son fils, je fusse si hebeté que je n' entendisse fort bien de quel sens estoit proferee cette parole? Et toutesfois comme estant d' un esprit remuant, speciallement és choses qui appartenoient à ma grandeur, faisant mon profit d' une parole non pensee, je luy fermay la bouche à ce mot: disant qu' avec mil reverences j' acceptois ce titre de fils de Jupiter Amon, & que de bien bon cœur je le recognoissois pour pere. Enquoy combien que ce Prestre eust volontiers ou retracté ou expliqué plus entendiblement son dire, si le chevale-je en tous ses propos de si pres, rapportant le demeurant si pertinemment à cette premiere parole, que luy mesme, soit qu' il me voulust gratifier, ou qu' il decouvrist le fonds de mon intention, condescendit à mon vouloir avant que nous departissions, non toutesfois que je ne fusse fort bien acertené de mon estre. Mais voyant que j' avois encores à exploicter long chemin, & que desja par mes hauts faits, la renommee de moy couroit par tout l' Univers, comme d' un autre Hercule, j' estois fort content d' imprimer cette opinion de divinité és contrees desquelles j' aprehendois la victoire. Qu' il ne soit ainsi tu trouveras que mille fois depuis le voyage d' Amon, je recognu Philippes pour mon propre pere, & sous cette impression je conquestay toute la Perse. Mais lors que je voulu prendre la route des Indes, alors veritablement m' estudiay-je de reimprimer cette opinion de deité prononcee au pays d' Aegypte: Et de faict, aidé des harangues d' un Cleon, je me fey sur cette mesme saison adorer de ceux de la Perside, non pourtant des Macedoniens, ayant tousjours esgard à leur rang. Et pour autant que je voyois qu' un certain escolier Calistene pensant contrefaire le sage, m' estoit unique refractaire en chose qui m' importoit de tant pour mon entreprise, je luy pourchassay sa ruine: mais quoy? 

me sçavroit-on donner le tort de cette mort? Car comme tu peux imaginer, il n' eust fallu qu' un tel mutin pour arrester par ses folles persuasions le cours futur de mes victoires, & destourner cette opinion de divinité, laquelle m' apporta puis apres tant de profit sans coup ferir, que plusieurs petits Roitelets qui eussent peu tenir mes entreprises en bride, soubs ce faux bruit, se submirent à ma puissance, disans tous d' un commun accord, qu' apres Bacchus & Hercules, j' estois le tiers des enfans de Jupiter, qui de l' Europe avois passé jusques aux Indes. Au moyen dequoy pour l' espargne & de mon temps, & de mes gens, il fut expedient qu' un Calistene mourut, en la teste duquel il n' entroit qu' apprehensions scolastiques, & non discours dignes d' un Roy. Au demeurant tu n' ignores combien cette opinion de divinité produict entre les humains de merveilleux & incroyables effects. Cours moy de l' œil toutes ces contrees que tu vois estre en ces bas lieux, distingue les selon leurs bornes & limites, tu ne trouveras aucun personnage d' estoffe, qui pour auctoriser ses pensees n' ait voulu donner à entendre qu' il eust familiarité avecques les Dieux: Ainsi vois tu là ce Solon au canton des Atheniens leur faire accroire qu' il communique de ses secrets à Minerve, Licurge aux Lacedemoniens avec Apollon, aux Romains ce Pompilius Numa abuser du nom d' Aegerie la Nymphe, & un petit quidam de Sertorius tenir le cœur de ses soldats à l' occasion de sa Biche: Et si tu veux estendre ta veuë plus bas, ne vois-tu en cette arriere-coste, Mahommet, & non pas loing de luy ce Sophy, tous deux par ces mesmes moyens, s' estre emparez de la plus grande partie du Levant? Or furent tous ces personnages estimez de bon esprit. Moy ce nonobstant Alexandre, moy dis-je qui pour la grandeur de mes faits emportay le surnom de Grand, suis reputé lourd & goffe, pour m' estre dit fils de Jupiter: Et pense ce simple populaire, que pour une vaine vanterie, je voulusse me faire approprier ce nom ! Je meure encores un coup, Rabelais, si ceux qui m' estimerent si hebeté ne furent bien plus hebetez, d' autant qu' on a peu mesme descouvrir que, quoy que j' usasse ordinairement en mes entreprises de la superstition des Devins, si ne me rangeay-je jamais à leur volonté, sinon en tant que de leur art je pouvois tirer un rapport qui favorisast mes desseins, pour encourager soubs l' ombre de telles frivoles, le cœur de ma gendarmerie: voire & si contraignis Aristandre l' un de mes principaux Devins, voulant passer en la Scythie, de me donner response, non point suivant son advis, ains seulement suivant le mien. Qui me succeda si à poinct, que j' en rapportay telle victoire, qu' un chacun depuis peut sçavoir. Lesquelles choses te peuvent donner à entendre, que pour fin meilleure que le Vulgaire n' a estimé, j' usay à mon advantage de telles superstitions & de l' authorité de Jupiter.

Et pour le regard de l' yurongnerie que tu m' as voulu mettre à sus, quand est ce, je te supplie, que le boire m' a fait oublier mon honneur? je sçay bien que tu m' objecteras la mort de l' un de mes Gentils-hommes Clytus, mais lequel est-ce à ton advis qui s' oublia le plus de nous deux, ou luy qui d' un esprit contradictoire, se voulut formaliser contre moy, jusques à belles injures, ou moy qui les ayant longuement remaschees en mon esprit, fus contraint en fin de tourner mon ire en furie, & executer contre luy ce que la colere issuë d' une juste douleur me dicta? Car quelle sottie estoit-ce à luy de passer de la comparaison des gestes de mon pere Philippes, à ne sçay quels reproches causez sur ma sole divinité? Sur la mort de Parmenion & Philote, & autres mil propos de pique, qui me touchoient de si pres, que s' il faut entrer en comparaison de luy à moy, chacun luy en bailleroit le tort: Tellement que le plus sobre homme, voire de la plus petite condition de ce monde n' eust tant sçeu commander sur soy, ce que lors une juste ire (j' ay cuidé dire une Justice) me commanda d' exploicter. Et comme tu sçais, un subject doit sçavoir comme il parle à son Prince: singulierement des choses desquelles la memoire peut esmouvoir une indignation ou esclandre de son peuple encontre luy. Et ores qu' il soit utile ne luy celer la verité, si est-ce qu' en cecy y est la discretion requise du temps, des lieux & des personnes. De maniere que ces choses bien considerees, on trouvera que ce Clytus s' estant oublié de tout poinct, avoit envie de mourir. Et te diray d' avantage s' il est loisible se repentir d' un bien faict maintenant que je t' entends ainsi parler, je ne suis point tant marry de la mort de ce Clytus, que de la penitence que j' en fey apres avoir recueilly mes esprits. Car le peuple qui juge seulement des choses, par la superficie & escorce, estimant que toutes repentances preignent leur source d' un peché, pensa incontinent qu' il falloit qu' il y eust du deffaut en moy: non toutesfois considerant que non ma faute, ains ma debonnaire nature fut cause du dueil que j' en menay. Parquoy tu fourvoyes grandement & toy & chacun de m' imputer cette mort, estant l' injure de cest audacieux personnage commise en la personne d' un Roy, & telle qu' elle ne se pouvoit reparer, ou pour mieux dire expier, que par la mort mesme. Au surplus dy moy, je te prie, quand me veit-on par mes banquets ou delices (si ainsi tu les veux appeller) mettre en nonchaloir mes conquestes? je ne te nie pas que par fois je n' aye esté excessif. Car rien ne pouvoit porter de petit, l' esprit de ce grand Alexandre, quelque part qu' il se trouvast: mais que je me sois aneanty, tu ne l' oüis jamais dire: ains combien, & qu' en la ville de Babylone, & en celle de Persepoly je regaillardise quelque peu mes esprits, si avois-je tousjours en bute la vaillantise & vertu. Au moyen dequoy ayant tousjours en imagination de poursuivre, jusques au dernier souspir, la vengeance de mon propre ennemy Darius encontre son meurdrier Bessus, qui avoit je ne diray point reduit, ains seduit sous son obeyssance les Bactriens, je croy que tu as peu entendre de la façon que je m' y portay. Car estant tout mon ost fort empesché de bagage, & neantmoins, comme je t' ay dit, ayant ce voyage fort à cœur, & de passer de là aux Indes, je fis apporter premierement toutes mes hardes en une belle campagne, puis celles de tous mes soldats, & attendant un chacun quelle yssuë prendroit ce spectacle, apres avoir mis le feu dans les miennes, commanday qu' on bruslast les autres: Si que sans aucun murmure, oublians les bons temps que nous nous estions par quelques jours donnez, je reduisis toutes choses en leur premier train. Et à tant j' entrepris le voyage des Bactriens, & des Scythes, où je ne reciteray les neiges, les froids, les gelees, & mesmement la famine que nous eusmes à supporter, quand au lieu de chair & de froment, fusmes contraincts nous repaistre d' herbage & poisson, & finalement, en ce defaut, de la chair de nos chevaux de voiture. Ce neantmoins tu peux penser que si j' eusse eu le vin, & delices en telle recommandation comme on dit, j' avois prou de pays à mon commandement pour passer aisément, & à mon plaisir cette vie, sans prendre la volte des Scythes & Bactriens, desquels, outre l' honneur, je ne me promettois rapporter aucun gain que des cailloux. Partant tu peux par là descouvrir, que je n' asseruy oncques mon esprit dessous les plaisirs, ains que j' asseruy seulement les plaisirs dessous mon esprit, faisant comme le bon soldat, lequel par fois choisit son aise quand il se trouve de repos, sans que pourtant il pretende s' exempter d' aucun travail, quand l' occasion se presentera. Au demeurant ce n' eust point esté acte de mortel si je n' eusse assaisonné mes travaux de quelques recreations, entre lesquelles si tu trouves estrange que j' usay quelquesfois de banquets demesurement, prens t' en à ce grand Philosophe Platon precepteur de mon Aristote, de la Republique duquel j' avois appris pendant mon jeune aage, qu' il estoit bon de fois à autres faire banquets & festins entre les siens pour plusieurs causes & raisons, par luy plus amplement deduictes.

Et quant au Parmenion & Philote que tu dis nonobstant leurs merites avoir par mon commandement esté mis à mort, si tu sçavois combien la jalousie est familiere à tous Roys, mesmes au faict de leur Estat, tu ne m' en accuserois. Je receus plusieurs services de l' un & l' autre, lesquels je recogneus sans mesure tant qu' ils firent leur devoir, mais quand ils tournerent leurs robbes, descouvrant par plusieurs demonstrations, l' animosité qu' ils avoient conceue à ma ruine, je leur joüay de contreruse, & telle qu' elle fut trouvee bonne par l' advis de mon conseil estroit. Ne sçais tu pas les lettres qui furent surprises de la part de Parmenion? La confession de Philote en mourant, & autres telles presomptions si poignantes, que je ne pouvois de moins faire pour ma seurté, que de vuider le pays de deux tels personnages, qui apres moy avoient toute preeminence dessus ma gendarmerie? Et pour ce je te supplie Rabelais de digerer mieux ces affaires, & penser si de tout ce que j' ay deduit on me doit blasmer, ou si on le doit rapporter à ceux qui temerairement & contre mon ordonnance voulurent publier mes faits: t' advisant au demeurant, qu' il ne faut qu' homme du monde entrepreigne de mettre la main à la plume pour escrire une histoire, s' il n' est digne par mesme moyen de manier les affaires, autrement le plus du temps soubs umbre d' un jugement d' escolier, & seulement par ce que pour n' avoir rien veu, il luy semblera qu' ainsi il le faille faire, renversera par son beau parler les plus braves entreprises des Princes, & extollera le plus sottes: Et ce pendant un simple peuple, qui se laisse du tout manier au plaisir de ces beaux escrits, demeure à tort & sans occasion mal informé de nous autres.

RABELAIS. Tu n' es point certes, Alexandre, hors propos. Et de moy pour te dire le vray, je ne m' amusay jamais à reprendre telles petites particularitez, mesmement en ce qui appartient au vin. Car si tu aimois le meilleur, aussi tant que j' ay peu, je ne beu jamais du pire. Mais j' ay trouvé tousjours fort estrange que tu travaillasses ainsi, non point pour toy, ains pour les autres, ausquels tu donnois les charges des grandes provinces, lors que pour contr'eschange, tu te partageois seulement des grandes peines & fatigues: en ce cas, ores que tu pensasses beaucoup faire pour toy, n' estant neantmoins autre chose que serviteur de tes serviteurs, subjet de tes propres vassaux, lesquels dormoient à leur aise (bien que sous ton nom) pendant que tu veillois, rioient lors que tu te tourmentois, reposoient quand tu travaillois, lesquels actes n' estoient autres que de Royauté, & les tiens estoient plus serviles.

ALEXANDRE. J' aimerois tout autant que tu disses que l' homme fust serf de la beste, par ce qu' il advient aussi par le commun cours de nature, que la plus part de tous les autres animaux n' ont aucune aisance de viure que par l' industrie de l' homme: Et toutesfois tu sçais bien quelle prerogative a l' homme par dessus tout autre animal. Parquoy ce que l' homme est sus la beste, aussi fus-je dessus tous les miens, n' estimant aucunement mon plaisir, sinon en tant qu' il se conformoit à ma grandeur. En quoy d' autant me reputay-je plus heureux, que j' eu tousjours la fortune correspondante à mes souhaits: Voire qu' il est certain que lors que mes ennemis me penserent plus nuire, pour mettre abregement à mes jours, ce fut l' accomplissement de mon heur: Par ce qu' ayant atteint au sommet de la fortune elle eut tourné sa rouë d' autre sens, n' estant (comme il est à presumer) attachee avec cloux de diamans. Qui m' eust apporté pendant ma vie trop plus de morts, que celle à laquelle, quelque chose que je retardasse, il me falloit arriver.

RABELAIS. Et bien quel profit sens tu de cette grandeur maintenant? en és tu autre que moy?

ALEXANDRE. Je te diray, Rabelais, si entre les vanitez de ce monde il y en a aucune qui emporte quelque poinct par dessus les autres, vrayement c' est cette-cy, qui prend son addresse à l' honneur, duquel si tu fais aucun compte, tu ne mettras semblablement aucune separation entre la vertu & le vice. Tant y a qu' il me suffit pendant le cours de ma vie avoir eu assouvissement de tous mes desirs, & apres ma mort servir aux braves Capitaines de Patron en vaillantise & proüesse.

RABELAIS. Et je te dy Alexandre, quelque chose que tu penses estre de plus grand que tous tant que nous sommes en ce lieu, qu' entant qu' à moy est, je ne m' estime à present moindre ny en grandeur, ny en contentement que toy: estans toutes tes grandes conquestes esvanouïes à neant, mesmes qu' il ne t' en souvient qu' à demy, & à mesure que les derniers venus en ce lieu te les remettent en la teste. D' avantage si tu en as souvenance, le regret que tu as maintenant de te voir petit compagnon, te doit causer telle fascherie, qu' il te seroit beaucoup plus expedient qu' avec ton corps tu en eusses perdu la memoire. Joinct que cette grande divinité qui se presente maintenant devant tes yeux, te doit faire mettre en oubly & nonchaloir, toutes les vanitez de l' autre monde.


Fin du Pour-parler d' Alexandre.


TABLE DES MATIERES PLUS REMARQUABLES CONTENUES ES RECHERCHES DE LA FRANCE.

(pag. 1051 du Pdf – Omis.)

dimanche 13 août 2023

9. 38. Du nouvel ordre de Pratique judiciaire que nos ancestres enterent sur le Droict Civil des Romains.

Du nouvel ordre de Pratique judiciaire que nos ancestres enterent sur le Droict Civil des Romains.

CHAPITRE XXXVIII.

Le Droict Civil des Romains s' estant de la façon que je vous ay deduit, venu habituer dans la France, en vertu duquel les Universitez de Loix y furent basties, on fut contrainct d' avoir des Docteurs Regens, pour l' enseigner, qui introduisirent une nouvelle police de licenciez en Droict, (dont sous paroles couvertes nous avons quelque image dedans les Ordonnances de Justinian,) sur lesquels nous entasmes le College des Advocats, pepiniere des sieges Presidiaux, Lieutenans generaux criminels, & particuliers des Provinces, Advocats & Procureurs du Roy, Conseillers des Cours souveraines, Maistres des Requestes, Presidens, voire des Chanceliers mesmes. Et au lieu que auparavant les gens d' espee jugeoient, la longue robbe entra en jeu pour s' en faire croire, & prevaloir en ses jugemens de ce Droict: car à bien dire c' est à elle à laquelle les Universitez de Loix ont leur principale obligation. De là est venu que nul n' est receu au serment d' Advocat, ny d' Officiers de Judicatures és sieges Royaux, qu' il n' ait ses lettres de Licence; & non contens de ce degré, advenant que quelqu'un ait esté pourveu d' un Estat de Conseiller en Cour souveraine, apres avoir informé d' office sur sa vie & mœurs à la requeste du Procureur general, on l' interroge non seulement sur les Ordonnances Royaux, & Droict ordinaire de la France, ains sur celuy de Rome à l' ouverture du Code, en luy baillant quelque quinzaine de delay pour estudier la loy qui s' est casuellement presentee, auquel cas se trouvant capable, il est receu, & fait le serment à ce requis & accoustumé: autrement il est renvoyé aux estudes jusques à certain temps. Reigle que l' on observe d' abondant en toutes Cours souveraines à l' endroict de tous les Juges, dont les appellations ressortissent nuëment pardevant elles. Et neantmoins la verité est, que ny les Parlemens, ny leurs Juges inferieurs ne sont obligez de suivre ce Droict par leurs jugemens, sinon de tant & entant qu' ils le pensent se conformer au sens commun de la raison. Ce que Balde Docteur Italien a recogneu franchement. De ce mesme fonds est venu que les Advocats ayans pris leurs nourritures aux escoles de Loix, lors qu' ils en sortent, & entrent aux barreaux pour plaider, ils deffendent leurs causes par les authoritez des Empereurs & Jurisconsultes, & en leurs defaux ont recours à ceux qui les commenterent, ne demeurans jamais sans parreins, pour la diversité d' opinions qui se trouve des uns aux autres. De maniere que familiarisans de ceste façon avecques le Droict ancien de Rome, il fut fort aisé de nous transformer en luy, comme pareillement luy en nous. Et qu' ayons non seulement emprunté, ains transplanté en nostre France plusieurs reigles & propositions de luy, tant pour la direction & conduite des procedures judiciaires que decision de nos causes. Il nous a servy de leçon, & nos Juges par longs laps de temps, l' ont fait passer en forme de loy Françoise. Non (comme j' ay dit) pour estre sujets à l' Empire, ains à ce qu' il estoit bon, juste, & raisonnable dedans l' Empire. Il n' est pas que par long usage nous ne l' ayons faict passer par forme de Coustume en unes & autres Provinces, aux unes plus, aux autres moins. Lisez la Coustume de Berry, vous n' y trouverez presque autre chose que le Droict transcript, & quelque peu diversifié. Et en ce cas les Juges sont abstraints & necessitez de juger, sur peine de nullité. Chose certes infiniement esmerveillable, que lors que ce Droict fut redigé par l' Ordonnance de l' Empereur Justinian, vous ne le trouvez avoir esté en grande observance entre ses sujets: Et neantmoins apres avoir esté sinon perdu, pour le moins égaré par plusieurs centaines d' ans, l' ancienne Majesté Imperiale de Rome s' estant tournee en fumee, & n' en restant plus que la memoire du nom, toutesfois les peuples non sujets à une chose qui n' estoit plus, l' ayent non seulement embrassee, ains en ayent esté embrassez depuis deux ou trois cens ans en ça: Et depuis que cette invention s' est habituee chez nous, il seroit impossible de dire combien elle a produit de gens, non de l' espee, ains de la plume. Sous le regne du Roy François premier de ce nom, un Villanovanus fit un Commentaire sur Ptolomee, dedans lequel il disoit qu' en cette France il y avoit plus de gens de robbe longue, qu' en toute l' Allemagne, l' Italie, & l' Espagne: & croy certes qu' il disoit vray. Chacun alleché par le gain & honneur qui provient de cest estude, s' y achemine fort aisément. Et encores y a-il grande apparence qu' elle y prendra plus longue & favorable traite: car ayant banny la barbarie qui se trouvoit en l' exercice d' iceluy, & meslé l' elegance du stile, & les bonnes lettres avec ce Droict; je ne fais aucune doute qu' estant revestu de cette belle robbe, ce ne nous soit un bel appas, pour en continuer l' estude. Il me souvient que le Lucian de nostre temps, Rabelais, disoit en quelque endroit de ses œuvres, que ce Droict estoit une belle robbe bordee de fanges, entendant par ce mot de fanges les glosses qui sont aux environs de textes: Et quant à moy je pense plus veritablement parler, quand voyant le fruit qui en vient; je la diray estre une robbe d' argent, brodee d' or. Singulierement en ce temps icy, auquel je voy tant de beaux esprits l' avoir enrichy. Et cestuy est le troisiesme aage de son restablissement dont je vous veux gouverner par le Chapitre suivant.

lundi 7 août 2023

8. 59. Patelin, Pateliner, Patelinage, & de quelques Adages & mots que nos ancestres tirerent de la Farce de Patelin.

Patelin, Pateliner, Patelinage, & de quelques Adages & mots que nos ancestres tirerent de la Farce de Patelin.

CHAPITRE LIX.

Ne vous souvient il point de la responce que fit Virgile à ceux qui luy improperoient l' estude qu' il employoit en la lecture d' Ennius, quand il leur dit, que en ce faisant, il avoit apris de tirer l' or d' un fumier? Le semblable m' est advenu n' agueres aux champs, où estant destitué de la compagnie, je trouvay sans y penser, la Farce de Maistre Pierre Patelin, que je leu & releu avec tel contentement, que j' oppose maintenant cet eschantillon à toutes les Comedies Grecques, Latines, & Italiennes. L' Autheur introduit Patelin Advocat, Maistre passé en tromperie, une Guillemette sa femme qui le seconde en ce mestier, un Guillaume Drapier, vray badaut, je dirois volontiers de Paris, mais je ferois tort à moy-mesme, un Aignelet Berger lequel discourant son fait en lourdois, & prenant langue de Patelin, se faict aussi grand Maistre que luy. Patelin se voulant habiller de neuf, aux despens du Drapier, complote avecques sa femme de ce qu' il avoit à faire. De ce pas il va à la foire, où feignant de ne recognoistre bonnement la boutique du bon Guillaume, apres s' en estre asseuré, il s' abouche avecques luy, raconte l' amitié qu' il avoit porté à feu son pere, les bons advis qui estoient en luy, ayant dés son vivant predit tous les malheurs depuis advenus par la France, & tout d' une suitte luy represente sa posture, ses mœurs, sa maniere de viure, en fin que Guillaume luy ressembloit en tout, de face & de façons. Et ainsi l' endormant sur le narré de cette belle histoire, il jette l' œil sur ses draps, les considere, les manie, nouvelle envie luy prend d' en achepter, encores que venant à la foire il n' y eust aucunement pourpensé, commence de les marchander. Guillaume luy loüe hautement sa marchandise, les laines estans grandement encheries depuis peu de temps, demande vingt-quatre sols de l' aulne. Patelin luy en offre vingt: Guillaume est marchand en un mot, & ne veut rien rabatre du prix. A quoy Patelin condescend, & en leve six aulnes tant pour luy, que sa femme: revenans à neuf francs, qui disoient six escus. Il est question de payer, mais il n' a argent sur soy, dont il est bien aise: Car il veut renoüer avec luy l' ancienne amitié qu' il portoit à son pere. Le semond de venir manger d' une oye qui estoit à la broche, & qu' il le payeroit. Combien qu' il poisast au marchand de n' estre payé sur le champ, comme estant d' une nature defiante, si est-ce que vaincu des importunitez de Patelin, il est contrainct de s' y accorder. Patelin emporte son drap, lequel à l' issuë de là, parlant à part soy, dit que Guillaume luy avoit vendu ce drap à son mot, mais qu' il le payeroit au sien: & en cela il ne fut menteur. Car estant de retour en sa maison, sa femme bien estonnee, luy demande en quelle monnoye il entendoit le payer, veu qu' il n' y avoit croix ny pille chez eux. Il luy respond que ce seroit en une maladie, & que deslors il s' alloit aliter, a fin que le marchand venant, Guillemette le payast de pleurs & larmes. Ce qui fut faict. Le bon Guillaume ne demeura pas long temps sans s' acheminer chez Patelin: Se promettant de faire un bon repas avant que d' estre payé.

Ils ne verront Soleil ny Lune, 

Les escus qu' il me baillera.

Disoit ce pauvre idiot: en quoy aussi il dit verité. En cette opinion il arrive gay & gaillard en la maison de Patelin: où pensant estre accueilly d' une mesme chere, il y trouve une pauvre femme infiniement esploree de la longue maladie de son mary: Plus il hausse sa voix, plus elle le prie de vouloir parler bas, pour ne rompre la teste au malade, & le supplie à jointes mains de le laisser en recoy.

Qui me payast (replique l' autre) je m' en allasse. Ce temps pendant Patelin vient aux entremets, qui dit mille mots de resverie. Je vous prie d' imaginer combien plaisant est ce contraste. Car pour dire la verité il m' est du tout impossible de le vous representer au naïf. Tant y a qu' apres une longue contestation, le Marchand est contrainct de s' en retourner en sa boutique: Bien empesché lequel des deux avoit resué, ou luy, ou bien Patelin. Retourné qu' il est, il trouve que ce n' estoit resverie de son costé, & qu' il y avoit six aulnes de tare en sa piece de drap. Au moyen dequoy il reprend sa premiere voye chez Patelin, lequel se doutant du retour, n' avoit encore desemparé son lit. Là c' est à beau jeu beau retour, chacun joüe son personnage à qui mieux mieux, mesme Patelin pousse de sa reste. Car en ses resveries il parle cinq ou six sortes de langages, Limosin, Picard, Normand, Breton, Lorrain: Et sur chaque langage Guillemette fait des commentaires si à propos pour monstrer que son mary estoit sur le point de rendre l' ame à Dieu, que non seulement le Drapier s' en depart, mais à son partement supplie Guillemette, de l' excuser, se faisant accroire que ç' avoit esté quelque Diable transformé en homme qui avoit enlevé son drap. Et deslors tourna toute sa colere contre son Berger Aignelet, qu' il avoit fait adjourner, a fin de luy rendre la valeur de quelques bestes à laine par luy tuees, faignant que elles estoient mortes de la clavellee. Ne se promettant rien moins que de luy faire servir d' exemple en Justice. Le jour de l' assignation, Aignelet se presente à son Maistre, & avec une harangue digne d' un Berger, luy racompte comme il avoit esté à sa requeste, le priant de le vouloir licentier, & renvoyer en sa maison. A quoy son Maistre ne voulant entendre, il se resout de prendre Patelin pour son conseil. Lequel apres avoir entendu tout le fait où il n' y avoit que tenir pour luy, est d' advis, que comme s' il fust insensé, quand il seroit devant le Juge, il ne respondist qu' un Bee à tout ce qui luy seroit demandé, qui estoit le vray langage de ses moutons. Et que joüant ainsi son personnage, Patelin luy serviroit de truchement, pour suppleer le deffaut de sa parole. Le Berger meschant, comme est ordinairement telle engeance de gens, trouve cet expedient tresbon, & qu' il n' y faudra d' un seul point. Sur cela Patelin stipule une & deux fois d' estre bien payé de luy au retour des plaids, quand il avroit gaigné sa cause: & le Berger aussi luy respond une fois & deux qu' il le payeroit à son mot, comme il fit. La cause est audiancee: Là se trouvent les deux parties, & mesmement Patelin qui tenoit sa teste appuyee sur ses deux coudes, pour n' estre si tost apperceu du Drapier. Lequel auparavant que de l' avoir envisagé, propose articulément sa demande, mais soudain qu' il eut jetté l' œil sur luy, il perdit esprit & contenance tout ensemble, meslant par ses discours, son drap avecques ses moutons. Et Dieu sçait comme Patelin en sçeut faire son profit pour monstrer qu' il avoit le cerveau troublé. D' un autre costé le Berger n' ayant autre mot dans la bouche qu' un Bee, Monsieur le Juge se trouve bien empesché. Mesmement qu' il n' estoit question que de moutons en la cause, neantmoins le Drapier y entremesloit son drap, & luy enjoint de revenir à ses moutons. En fin voyant qu' il n' y avoit ny rime ny raison d' une part & d' autre, il renvoye le deffendeur absous des fins & conclusions contre luy prises par le demandeur. Il est maintenant question de contenter Patelin, qui commence de gouverner le Berger. Luy applaudit & congratule du bon succez de sa cause, qu' il ne restoit plus que de le payer, le somme & interpelle de luy tenir parole: mais à toutes ces sommations, le Berger le paye seulement d' un Bee. Et à vray dire, il luy tint en cecy sa promesse. Car il avoit promis de payer Patelin à son mot, qui estoit celuy de Bee. Ce grand personnage se voyant ainsi escorné par son client, vient des prieres aux menaces: mais pour cela il n' advance de rien son faict, n' estant payé en autre monnoye que d' un Bee.

Que Bee (dit Patelin) l' on me puisse pendre,

Si je ne feray venir 

un Sergent, mesavenir 

Luy puisse s' il ne t' emprisonne

A quoy le Berger luy respond. 

S' il me trouve, je luy pardonne.

Et en ce vers est la closture de la farce: dont on peut dire pour fin de compte, qu' à trompeur, trompeur & demy.

Voila en somme tout le sujet de cette farce. Mais en bonne foy dites moy, ay-je esté de plus grand loisir la lisant, ou bien en la vous discourant? Il n' y a remede, encore me veux-je estancher. Car s' il vous plaist examiner les pieces particulieres de ce petit œuvre, vous y trouverez un entregent admirable: mais sur tout en la harangue que le Berger fit à son Maistre lors qu' il luy vint reciter l' adjournement qu' on luy avoit fait.

Mais qu' il ne vous vueille desplaire,

Ne sçay quel vestu desvoyé,

Mon bon Seigneur, tout desroyé,

Qui tenoit un foüet sans corde,

M' a dit, mais je ne me recorde,

Pour bien au vray que ce peust estre,

Il m' a parlé de vous mon maistre,

Je ne sçay quelle adjournerie.

Quant à moy par saincte Marie,

Je n' y entens ny gros, ny gresle,

Il m' a broüillé un pesle-mesle,

De brebis, & de relevee,

Et m' a fait une grand levee,

De vous, mon Maistre, de boucler.

Repassez par toutes les Comedies, tant anciennes que modernes, il n' y en a une toute seule où se trouve une harangue plus brusque & naïfve que cette cy. Dans laquelle vous remarquerez en passant que le Berger en son lourdois remarque la verge du Sergent, un foüet sans corde. Or si l' Autheur a gardé une merveilleuse bien-seance en cet honneste homme: encore l' a-il observee, autant & plus à propos, quand il introduit Guillaume troublé en son ame par la presence de Patelin, qu' il pensoit estre malade en extremité. Car apres avoir plusieurs fois entrevesché sa matiere, tantost de son drap, tantost de ses moutons, le Juge luy ayant commandé de laisser son drap en arriere, & revenir aux moutons, dont il estoit question, le Drapier continuë son theme en cette façon.

Monseigneur, mais le cas me touche,

Toutesfois par ma foy, ma bouche

Meshuy un seul mot n' en dira, 

Une autre fois il en ira

Ainsi comme il en pourra aller.

Il me le convient avaler

Sans mascher: Or ça je disoye

A mon propos, comme j' avoye

Baillé six aulnes, dois-je dire 

Mes brebis, je vous prie, Sire 

Pardonné-moy, ce gentil maistre 

Mon Berger, quand il devoit estre 

Aux champs, il me dit que j' avrois 

Six escus d' or, quand je voudrois: 

Dy-je depuis trois jours en ça 

Mon berger m' enconvenança 

Que loyaument me garderoit 

Mes brebis, & ne m' y feroit 

Ny dommage, ny vilennie, 

Et puis maintenant il me nie

Et drap & argent plainement

Ha maistre Pierre vrayement 

Ce ribault cy embloit mes laines 

De mes bestes, & toutes saines 

Les faisoit mourir & perir, 

Par les assommer & ferir 

De gros bastons sur la cervelle. 

Quand mon drap fut sous son esselle, 

Il se mit en chemin grand erre, 

Et me dit que j' allasse querre 

Six escus d' or en sa maison.

Y eust-il jamais un plus bel entrelas de matiere en un esprit foible, combatu de deux diverses passions? Ne pensez pas que par une opinion particuliere, je sois seul auquel ait pleu ce petit ouvrage. Car au contraire nos ancestres trouverent ce Maistre Pierre Patelin avoir si bien representé le personnage pour lequel il estoit introduit, qu' ils meirent en usage ce mot de Patelin, pour signifier celuy qui par beaux semblans enjauloit, & de luy firent uns Pateliner & Patelinage, pour mesme sujet. Et quand il advient qu' en commun devis quelqu'un extravague de son premier propos, celuy qui le veut remettre sur ses premieres brizees, luy dit, Remenez à vos moutons, Dont a usé à mesme effect Rabelais en son premier livre de Gargantua. Il n' est pas que de fois à autres quand on tire un payement en longueur, nous ne disions, Qui me payast, je m' en allasse: Et en autre sujet contre les gens de mauvaise foy, avoir drap & argent ensemble: Tous proverbes que nous avons puisez de la fontaine de Patelin. Je seray encore plus hardy. Car j' ayme mieux recognoistre de luy le mot de Baye, que nous disons Repaistre un homme de Bayes, c' est à dire de discours frivoles, par un eschange de Bée en Baye, que de passer les montagnes pour le mendier de l' Italien. J' adjousteray que nostre gentil Rabelais le voulut imiter, quand pour se donner carriere il introduisit Panurge, parler sept ou huit langages divers, au premier abouchement de luy avec Pantagruel, le tout en la mesme façon qu' avoit fait Patelin, contre le resveur.

Davantage je recueille quelques anciennetez qui ne doivent estre negligees. Car quand vous voyez le Drapier vendre ses six aulnes de drap, neuf francs, & qu' à l' instant mesme il dit que ce sont six escus, il faut necessairement conclurre qu' en ce temps-là, l' escu ne valoit que trente sols. Mais comme accorderons nous les passages? En ce qu' en tous les endroits où il est parlé du prix de chaque aulne, on ne parle que de vingt & quatre sols: Qui n' est pas somme suffisante pour faire revenir les six aulnes à neuf francs, ains à sept liures quatre sols seulement. C' est encore une autre ancienneté digne d' estre consideree, qui nous enseigne qu' en la ville de Paris, où cette farce fut faicte, & paradvanture representee sur l' eschaffaut, quand on parloit du sols simplement, on l' entendoit Parisi, qui valoit quinze deniers tournois (car aussi estoit-il de nostre ville de Paris) & à tant que les 24. sols faisoient les 30. sols tournois. A ce propos il me souvient qu' en ce grand & solemnel testament de la Royne Jeanne femme de Philippes le Bel, qui fut du 24. Mars 1304. par lequel elle fonda le College de Champagne, dit de Navarre, faisant une infinité de legs à uns & autres siens Gentils- hommes & serviteurs, elle declara ne vouloir que les sommes par elle leguees fussent estimees au Parisi, sinon aux legs, où elle en feroit mention expresse. Depuis par succez de temps, tout ainsi qu' il ne se trouve plus de la monnoye du Parisi, aussi quand nous la voulons exprimer nous y adjoustons par exprez le mot de Parisi en queuë, autrement soit à Paris ou ailleurs nous n' entendons parler que de sols tournois.

Je ne veux pas aussi oublier qu' en ce temps là les Sergens exploictans portoient leurs manteaux bigarrez, ainsi que nous recueillons de ces mots, Ne sçay quel vestu desrobé, & encore estoient tenus de porter leurs verges: Et c' est ce que le Berger veut dire quand il parle d' un foüet sans corde. De cela nous pouvons apprendre que ce n' est sans raison que l' on appelloit les Sergens de pied, Sergens à verge. Coustume que l' on voulut faire reviure par l' Edit d' Orleans, fait à la postulation des trois Estats en l' an 1560. quand par article expres on ordonna que fussions contraints d' obeïr aux commandemens d' un Sergent & de le suivre: voire en prison, lors qu' il nous toucheroit de sa verge. Je diray encore ce mot, & puis plus. Nous avons deux noms, desquels nous baptizons en commun propos ceux qu' estimons de peu d' effect, les nommans Jeans, ou Guillaumes. Dont soit cela provenu, je m' en rapporte à ce qui en est. Bien vous diray-je que dés le temps que cette farce fut composee, on se mocquoit des Guillaumes. Et paravanture l' Autheur pour cette mesme raison appella le Drapier Guillaume. Car Guillemette voulant sçavoir son nom, Patelin luy respond.

C' est un Guillaume

Qui a le surnom da Jouceaulme.

Et en un autre passage, le Drapier se mescontentant à part soy de Patelin.

Il est Advocat potatif

A trois Leçons, & trois Pseaumes. 

Et tient-il les gens pour Guillaumes?

Il est meshuy temps que je sonne icy la retraite, à la charge que peut estre seray-je estimé de grand loisir, d' avoir employé mon loisir au discours du present chapitre. Il n' est point mal seant à tout homme qui fait profession des lettres, de faire son profit de tous les livres qu' il lit.

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La Farce de Maître Pathelin

8. 50. Beau pere, & autres mots concernans tant la Parenté, qu' Affinité,

Beau pere, & autres mots concernans tant la Parenté, qu' Affinité, ensemble de quelques autres mots, dont l' usage ne seroit peut estre hors propos.

CHAPITRE L.

Ceux qui ont espousé nos enfans, nous appellent leurs Beaux peres. Nous appellons encores les Religieux Beaux peres.

Mes beaux peres Religieux

Vous disnez pour un grand mercy.

O gens heureux! Ô demy Dieux!

Pleust à Dieu que je fusse ainsi.

Disoit Victor de Brodeau en ce huictain qui fut tant solemnizé sous le regne de François I. Mais dont est procedé que nous honorons d' un mesme mot, & ceux qui font profession du Celibat, & les autres qui ont enfans? Davantage que nous appellons seulement Peres ceux qui ont des enfans non mariez, & Beaux peres ceux qui ont des enfans mariez? Quant à moy je ne doute point qu' il ne faille appeller les uns & les autres Beats peres, au lieu de Beaux peres, les Religieux parce qu' ils semblent avoir espousé une vie saincte: Et les Peres, d' autant qu' en marians leurs enfans, ils semblent se moyenner une vie immortelle en ce mortel estre par une subrogation de l' un à l' autre. Si ma divination est bonne, ou mauvaise, je m' en rapporté à ce qui en est. Bien sçay-je que Rabelais en son troisiesme livre de Pantagruel appelle Beats peres les Moines que nous appellons Beaux peres: Toutesfois comme un erreur en ame ne fort aisément un autre, aussi avec le temps le peuple estimant qu' il fallut dire Beau pere, & non Beat pere, appella les meres Belles meres, & les gendres & brus, Beaux fils & Belles filles. Or puis que ce mot de Beau pere s' est presenté en ce lieu, il m' est tombé en memoire que nos ancestres par une honneste licence furent trop plus copieux és paroles de consanguinité, & affinité que nous autres, qui par une superstitieuse ignorance avons en cet endroit appauvri nostre vulgaire: Car ils userent du mot de Parastre, comme de Marastre, pour descouvrir celuy que nostre mere avoit espousé en secondes nopces, & semblablement de fillastre pour nommer le fils de nostre mary ou femme qui estoit issu d' autre mariage, ils appellerent Serourge celuy qui avoit espousé nostre Soeur, qui venoit de Sereur. Car ainsi appelloient-ils une Soeur de la diction Latine Soror, & depuis par abbreviation Soeur. Aussi fut à nos anciens fort familier & frequent, pour la proximité de parentage le mot de Nepueu, non pour le regard de l' oncle, ains de l' ayeul, c' est à dire pour ce que nous disons par un contour de langage Petit fils. De toutes lesquelles paroles vous verrez fort frequente mention dedans les grandes Croniques de France dediees au Roy Charles huictiesme. Mots toutesfois que nous ne mettons gueres pour le jourd'huy en usage, horsmis que le mot de Nepueu a commencé de reprendre petit à petit ses anciennes racines en nous par la liberté des Poëtes de nostre temps: Et à la mienne volonté qu' il se perpetuë en cette signification, a fin que tout ainsi que le Latin, nous puissions assortir nostre langue d' une enumeration graduelle des parens en ligne directe, de laquelle nous sommes mancques pour le jourd'huy: Car apres que vous avez nommé ayeul, pere, fils, & petit fils, vous demeurez court, & si vous aviez restably le mot de Nepueu en sa primitive, & plus vieille signification, il vous seroit loisible de dire pour les ascendans, pere, ayeul, bisayeul, & peut estre trisayeul, & pour les descendans, fils, nepueu, & arriere nepueu, ou tel autre mot dont l' oreille plus delicate se pourroit adviser. Et sçay bon gré à Denis Sauvage, Seigneur du Parc, lequel en sa traduction des Histoires de Paule Jove livre trente-septiesme, appelle Mahommet bisayeul, Amurath trisayeul de Solyman Empereur de Constantinople. Et devant luy celuy qui soubs le nom de Feal serviteur, fit imprimer la vie du Chevalier de Bayard en l' an mil cinq cens vingt sept, n' avoit usé du mot de Trisayeul, ains Terayeul au premier chapitre de son livre. A faute de quoy des Essars (homme qui toutesfois faisoit grande profession de bien escrire entre les courtisans de son temps) fut contrainct de dire au huictiesme livre de son Amadis, parlant de quelque Chevalier, qu' il estoit fils du fils de son fils, par une pauvreté qu' il sentoit estre pour cest égard en nostre langue. Nous voyons dans cette ville de Paris au Cimetiere de sainct Innocent un Epitaphe d' Yoland de Bailly veufve de Maistre Denis Capel, Procureur au Chastelet, portant qu' elle avoit vescu quatre vingt huict ans, & avoit peu voir deux cens quatre vingt huict siens enfans, & trespassa le dixseptiesme Avril mil cinq cens quatorze. Imaginez combien elle eust esté empeschee s' il luy eust convenu appeller d' un vray mot ceux qui estoient distans d' elle en la quatre ou cinquiesme generation & lignee.

Je diray cecy en passant, car peut estre ailleurs ne se presenteroit-il occasion d' en parler si à propos. Je voy nostre langue aujourd'huy mandier des mots du Latin, qui pourroient se trouver en elle mesme, quoy que soit qui n' en approcheroient comme ils en approchent. Nos Praticiens appellent une Procuration ad lites, celle qu' on envoye à Procureur pour occuper en une cause pour nous. Jean Bouteiller en son Somme Rural l' appelle Procuration à litige. Nous disons qu' un homme a esté pris en flagrant delict, quand il a esté surpris sur le fait, il le dit Estre pris en present mesfaict. Moindres d' ans peuvent comparoir par Tuteur, les soubs aagez par Curateur: Nous appellons les premiers Pupilles, & les seconds mineurs. Parastres, Marastres, Fillastres, fort frequens en cest autheur. Nous, suyvans les termes du Latin, divisons les obligations en contracts, & quasi contracts: Les obligations se divisent par contract, ou en obligation, si comme par contract. Dedans la coustume de Meaux & Vitry mainmettre, pour ce que nous disons ordinairement Manu mettre. Parastre, coustume de Meaux, & ancienne de Melun article cent quarante neuf. Nous disons quelquesfois au feur, c' est à dire au prix, & peu de personnes sçavent pourquoy. Mais le mot d' affeurer signifioit acheter. Dedans le vieux Coustumier de Normandie, chapitre vingt, titre des Usuriers. Tel a affeuré son cheval au feur, c' est à dire qu' il a acheté son cheval au prix &c. Nous appellons freres puisnez, ceux qui sont nez apres leurs aisnez. Et par adventure nous pourrions appeller non improprement Puisnez ceux qui sont nez apres le decés de leurs peres, qui furent par les Romains appellez Posthumes, & Mainez ou Mainnez ceux qui secondent ou tiercent en aages leurs aisnez, quasi moins nez. Car pour le regard du mot d' aisné, il est composé de deux, ores que de prime face, il ne le semble pas. Aisné, ains né, c' est devant né: Parce que ce mot de Ains se prend souvent en cette signification de Devant. Nos ancestres userent du mot d' anoutrie pour celuy d' adultere dont nous usons. Nos Coustumes appellent les serfs gens de mortemain, ou main morte par une Metaphore hardie. Particularitez par moy cy dessus touchees, non que je ne recognoisse fort bien que les anciennes paroles viennent d' un mesme fonds, que les modernes: Mais je souhaiterois volontiers s' il y avoit moyen de ce faire, de nous rendre les mots naturels & qu' ils semblassent prendre leur estoc de nous, ores qu' ils fussent transplantez. Toutesfois puis que le peuple s' est faict Juge Souverain des paroles de toute ancienneté, je m' en remettray à son usage, me contentant de sçavoir ce que je pense devoir estre faict.

vendredi 28 juillet 2023

7. 13. De quelques jeux Poëtics, Latins & François.

De quelques jeux Poëtics, Latins & François.

CHAPITRE XIII.

Je veux que tout ce Chapitre ne me soit qu' une boufonnerie: Car pourquoy envierons nous à nostre Poësie Françoise divers Jeux, si les Romains mesmes s' en dispenserent quelques-fois? Je recognoistray que tant que la Poësie Latine fut en sa pleine fleur sous Catulle, Virgile, Horace, Ovide, Tibulle & Properce, telles plaisanteries n' estoient en usage: mais les survivans ne pouvans atteindre à leur parangon, s' en voulurent revanger par des jeux Poëtiques (ainsi les veux-je appeller) ausquels ils se rendirent admirables.

Celuy de tous les Poëtes Latins qui s' y esgaya d' avantage, fut Ausone, lequel au milieu d' une infinité de Poëmes de prix, nous voulut servir de ceux-cy, premierement en ces vers qui commençoient, & finissoient par Monosyllabes, & dont le commencement du suivant estoit emprunté de la fin du precedent.

Res hominum fragiles, agit, & regit, & perimit Sors, 

Sors dubia, aeternumque labans, quam blanda fovet Spes, 

Spes nullo finita aevo, cui terminus est Mors, 

Mors avida, inferna mergit caligine, quam Nox. 

Je vous passe le demeurant qui est de douze vers. Il en fit un autre de quatre vingts dix-huit d' une trempe, mais non d' une mesme si exacte superstition.

Aemula Dijs, naturae imitatrix, omniparens Ars, 

Pacato ut studeat labor hic meus, esto operi Dux, 

Arcta, inamoena licet, nec congrua carminibus Lex, 

Iudice sub tanto fandi tamen accipiet Ius 

Quippe ut ridiculis data gloria, ni prohibet Fors.

Il n' est pas que puis apres il ne se joüe en 27. carmes sur toutes les lettres Grecques & Latines Monosyllabes.

Dux elementorum studijs viget in Latijs A, 

Et suprema notis adscribitur Argolicis ω.

Au contraire au lieu des Monosyllabes portez par tous ces petits Poëmes, il en fait un autre en vers Hexametres, qui finissent tous par des mots de cinq syllabes.

Spes Deus aeterna stationis conciliator,

Si castis precibus veniales invigilamus,

His pater oratis placabilis adstipulare,

Da Christe specimen cognoscere inreprehensum,

Rex bone cultorum famulorum vivificator.

Et de cette façon y en a 42. en son Edille 29. J' adjousteray le Poëme qu' il fit du nombre Ternaire, & le Centon nuptial, qui est composé de diverses pieces de Virgile, & neantmoins de telle grace, comme si l' on n' avoit rien emprunté de luy. Ce que du temps de nos Peres fit aussi Laelius Capilupus en la plus part de ses Poëmes Latins.

La posterité adjousta à ces jeux Poëtiques Latins, l' Echo, dont j' estime

Joannes Secundus avoir esté le premier inventeur dans son Bocage, en un Dialogue où il introduit le Passant & Echo entre-parleurs, où le Passant commence ainsi.

O quae Diva cavos colis recessus

Sylvarumque regis domos opacas. 

Et apres poursuivant la route il dit en cette façon, 

Dic, oro, poterit quid impotenti 

Seros ponere limites amori? 

Ech. MORI. Viat. Dij meliora, sic ne nobis

Ad canos igitur dies manebunt, 

Et canos quoque non dies relinquent, 

Singultus, lachrymae, gravesque voces: 

Aut mox abijcienda prima vita est: 

Ech. ITA EST.

Et ainsi va le demeurant que j' ay voulu representer plus estroitement au 2. de mes Epigrammes.

Hic ego dum solus meditans longa avia sector, 

En age, dic Echo, dominae quis maior honos? NOS,

Ergo Fabulla sonis poterit me perdere multa? 

VLTA. Sed heu sodes recita quae caussa mali huius? 

IVS. An quod me etiam volui sacrare Sabinae? 

NAE. Is fructus binis est inservire puellis? 

IS. Sic ipse meae sortis miseranda lues? ES. 

Quae Venus inde meis haeret male sana medullis? 

LIS. Saltem ut valeam meme ablegabo peregrè? 

AEGRE. Tandem igitur spes est gaudere Fabulla? 

BVLLA. Vah pereas abs te discedimus. IMVS.

J' ay faict cest autre suyvant qui ne doit rien à son frere aisné. Par le premier je gouverne Echo de mes Amours, par le second, je la gouverne des siennes.

Te fugit, ingratum sequeris miserabilis Echo:

Quis furor? VROR, ait: Quis tibi clamor? AMOR.

Quid si conveniam Narcissum inter nemora? ORA.

Auxilione tibi me fore reris? ERIS.

Obsequar, atque viam celerabo quam subito. ITO.

Quae te res torquent plus in amore? MORAE.

Vtere consilio, si te fugit, huncce fuge, EVGE.

Non facis? O quam te spes vaga fallit.         ALIT.

Is cum te fugiat, fugienti, quae rogo, spes?         PES.

Ergone non ullo tempore stabit?         ABIT.

Nulla igitur cum spes tibi quid succurret Amans?         MENS. 

Iam satis, hac ego te desero valle. VALE.

Ne pensez pas que nostre Poësie Françoise n' ait ses jeux aussi bien que la Latine. Quant à moy, si j' en estois creu je mettrois au rang d' iceux, les Vers mesurez François. Car d' en vouloir faire des livres entiers de Poësie, encores que nostre langue en soit capable, si ne pense-je que cela succedast à son Autheur, comme nos Rimes.

Je mettrois volontiers entre nos jeux Poëtics ce Sonnet de du Bellay, auquel il s' est joüé sur ces deux paroles, vie & mort, n' estoit que c' est une belle & saincte Oraison qu' il fait à Dieu.

Dieu qui changeant avec l' obscure mort

Ta bien-heureuse & immortelle vie, 

Fus aux pecheurs prodigue de ta vie, 

Pour les tirer de l' eternelle mort. 

Que la pitié compagne de ta mort

Guide les pas de ma fascheuse vie,

Tant que par toy à plus heureuse vie

Je sois conduit esloigné de la mort.

Avise moy pour faire que ma vie

Ne soit noyee aux ondes de la mort, 

Qui me bannit d' une si douce vie.

Oste la palme à cette injuste mort, 

Qui veut, qui veut triompher de ma vie,

Et morte soit tousjours pour moy la mort.

Or tout ainsi que le Poëte Ausone se joüe sur des Monosyllabes, aussl nous le renviasmes à meilleures enseignes sur luy, parce qu' au lieu de ses Monosyllabes, qui ferment & ouvrent les vers, se trouve une Elegie de 42. carmes, inseree par Estienne Tabourot dans ses Bigarrures, qui est toute composee de Monosyllabes, dont je coucheray icy les huict premiers vers.

Mon cœur, mon heur, tout mon grand bien,

A qui je suis plus tien, que mien,

Pres que je ne voy sous les Cieux,

Rien plus beau, ny cher à mes yeux,

Mon cœur qui seul fais que je suis,

Qui fais qu' en un grand heur je vis,

Mon cœur que Dieu pour mon bien fit,

Mais de qui le nom ne se dit.

Outre cela, Clement Marot representa dans une sienne Chanson les jeux d' Ausone, mais d' une telle gayeté, qu' elle semble effacer le Latin.

Dieu gard ma Maistresse & Regente,

Gente de corps, & de façon

Son cœur tient le mien en sa tente

Tant & plus d' un ardent frisson.

S' on m' oit pousser sur ma chanson,

Son de Luts, ou Harpes doucettes,

C' est espoir qui sans marrissson

Songer me fait en amourettes.

La blanche Colombelle belle 

Souvent je vais priant criant. 

Mais dessous la cordelle d' elle, 

Me jette un œil friant, riant 

En me consommant, & sommant 

A douceur, qui ma face efface

Dont suis le reclamant amant, 

Qui pour l' outrepasse trespasse.

Dieu des amans de mort me garde 

Me gardant donne moy bon-heur, 

En me le donnant pren ta darde, 

En la prenant naure son cœur, 

Et le naurant me tiendras seur, 

En seurté suivray l' accointance, 

En l' accointant ton serviteur, 

En servant aura joüyssance.

Un esprit sombre se mocquera de ces rencontres, mais quant à moy je ne pense rien de si beau, mesmes que le dernier couplet, ou par une belle gradation, Marot met sa plume à l' essor, jusques à ce qu' il vient fondre au point tant desiré par les amans. L' autheur de l' art Poëtique qui fut du temps du Roy Louys XI. appelloit Taille de rime à queuë  simple, quand la queuë du vers precedant estoit semblable en voix au commencement de l' autre suivant, & divers de signification, comme est le premier couplet de cette Chanson: Et encores appelloit Taille de rime à double queuë, quand la penultiesme & derniere syllabes avoient deux paroles diverses, toutes-fois de mesme terminaison, comme vous voyez au second couplet: Cette Chanson estoit belle pour une fois: s' il en eust voulu faire mestier & marchandise, comme celuy dont je parleray cy-apres, il se fust rendu ridicule. Nous avons une autre maniere de jeu, qui provient de vers equivoquez. En quoy je puis dire que nous n' appellons pas Equivoque, ainsi que le Latin, quand un mesme mot a double signification: mais quand d' un, nous en faisons deux, qui se rencontrent en mesme terminaison. Il y a une Epistre du mesme Marot, où en bouffonnant sur le mot de rimer, il le diversifia en vingt & six sortes.

En m' esbatant je fais Rondeaux en rime, 

Et en rimant bien souvent je m' enrime:

Bref c' est pitié entre nous rimailleurs, 

Car vous trouvez assez de rime ailleurs: 

Et quand voulez, mieux que moy rimassez, 

Des biens avez, & de la rime aßez: 

Mais moy avec ma rime, & ma rimaille, 

Je ne soustien (dont je suis marry) maille.

Or ce me dit un jour quelque Rimart,

Viença Marot trouve tu en rime art,

Qui serve aux gens, toy qui as rimassé?

Ouy vrayement (dis-je) Henry Macé:

Car vois tu bien la personne rimante,

Qui au jardin de son sens la rime ente,

Si elle n' a des biens en rimoyant: 

Elle prendra plaisir en rime oyant:

Et m' est advis que si je ne rimois,

Mon pauvre cœur ne seroit nourry mois,

Ne demy jour: Car la moindre rimette

C' est le plaisir où faut que mon ris mette.

Si vous supply qu' à ce jeune Rimeur

Faciez avoir un jour par sa rime heur,

A fin qu' on die en prose, ou en rimant,

Ce Rimailleur, qui s' alloit enrimant,

Tant rimassa, rima, & rimonna,

Qu' il a cogneu quel bien par rime on a. 

C' est une gayeté entre ses œuvres, dont j' ay pensé vous devoir faire part, encore que paravanture quelques uns en voudront faire mal leur profit. Le regne du Roy François I. de ce nom porta un Guillaume Cretin Chantre de la saincte Chapelle de Paris, & Thresorier de celle du Bois de Vincennes, qui avoit veu trois Rois, Charles VIII. Louys XII. & François I. comme je recueille par ses œuvres, & estoit fort ancien soubs François I. ce qui le faisoit respecter par les plus jeunes. Marot fait estat de luy, comme d' un souverain Poëte, & luy dedie ses Epigrammes en cette façon.

L' homme sotart, & non sçavant,

Comme un Rotisseur qui lave oye,

La faute d' autruy nonce avant

Qu' il la cognoisse, qu' il la voye:

Mais vous de haut sçavoir la voye

Sçavrez par trop mieux m' excuser

D' aucun erreur si fait l' avoye,

Qu' un amoureux de musc user.

Qui est le premier de tous ses Epigrammes, & paravanture le plus foible, je dirois volontiers ridicule, m' estant esmerveillé mille fois pourquoy il n' y a rien qu' une affectation d' equivoques: Toutes-fois apres avoir leu les œuvres de Cretin, non seulement je l' excusay, mais loüay la gentillesse de son esprit: D' autant qu' il dedioit son livre à un homme, duquel toute l' estude ne gisoit qu' en equivoques: Et c' est pourquoy en la plainte qu' il fit sur la mort du general Preud'homme, il dit qu' aux champs Elisiens, entre les autres Poëtes François il y trouva le bon Cretin au vers Equivoqué. Et parce qu' il fut l' unique en ce sujet, je vous en representeray icy quelques placars: en une oraison qu' il addresse à Saincte Geneviefve.

Si quelques-fois ay renom merité

Du los dont peut estre un homme herité:

Doux Orateur en prose, ou bien par mettre, 

Et si le temps porte loy de permettre

Que mon vouloir de prier or ait son, 

Ne dois-je pas par devote oraison, 

Ma plume, & moy d' affection fervente

Monstrer bon zele, & plus ne faire vente

De mes escrits curieux, & mondains, 

Pour en cela tant complaire au monde, ains

Le Createur servir de corps, & d' ame?

C' est la raison benoiste, & saincte Dame.

Ainsi va tout le demeurant de l' oraison qui est de trente six vers, plus il alla sur l' aage, plus il s' adonna à ce sujet, y apportant tousjours quelque nouvelle grotesque. Vous trouverez une Epistre qu' il adresse à Honorat de la Jaille estre telle.

Par ces vins verds Atropos a trop os 

Des corps humains ruez envers en vers, 

Dont un quidam aspre aux pots, à propos 

A fort blasmé ses tours pervers par vers.

Faisant aller de cesté façon toute la suite, qui est de six vingts six vers: & dans un autre qu' il envoye à François Charbonnier, lors malade en la ville de Han, qu' il aimoit comme s' il eust esté son enfant, aussi est-ce luy qui apres le decez de Cretin fit imprimer toutes ses œuvres.

Fix par escrits j' ay sçeu qu' un jour à Han

Fis pareils cris qu' homme qui souffre ahan, 

Portant le faix de guerre, & ses alarmes, 

Pourtant le faix qu' elle provoque à larmes. 

Tes doux yeux secs, & sur eux l' eau tost rend, 

Tels douze excez (plus soudain que torrent 

Laisse courir son cours) perdroient tes forces, 

Les secourir est besoin que t' efforces. 

Tout le demeurant de la lettre est de cette trempe, qui est de 120. vers, esquels j' ay trouvé prou de rimes, & equivoques les lisant, mais peu de raison: Car pendant qu' il s' amusoit de captiver son esprit en cet entre-las de paroles, il perdoit toute la grace, & liberté d' une belle conception: Chose estrange, & qui merite d' estre icy remarquee en passant. Jamais homme ne fut plus honoré par les plumes de son temps, que luy en son vieil aage. Jean le Maire luy dedia son 3. Livre des Illustrations de la Gaule, où il le reclame comme celuy auquel il devoit son tout: & en un autre endroit le pleuuit Prince de tous ceux qui lors escrivoient. Marot, comme j' ay dit, luy dedia pareillement ses Epigrammes: Geoffroy Toré en son Champ Flory disoit qu' il avoit escrit les Chroniques de France, esquelles il faisoit honte à uns Homere & Virgile. Et toutes-fois jamais homme ne satisfit moins apres sa mort à l' opinion que l' on avoit conceuë de luy de son vivant. La verité est qu' il fit l' Histoire de France en vers François, mais ce fut un avorton, tout ainsi que le demeurant de ses œuvres. Et c' est pourquoy Rabelais qui avoit plus de jugement & doctrine, que tous ceux qui escrivirent en nostre langue de son temps, se mocquant de luy, le voulut representer soubs le nom de Raminagrobis vieux Poëte François (ainsi le nomme-il au 3. Livre de son Pantagruel) quand sur l' irresolution & doute d' un ouy & nanny, que Panurge avoit de son mariage futur, il l' alla chercher, comme il estoit sur le point de sa mort, pour prendre advis de luy, s' il devoit estre marié, ou non. A quoy il luy respondit par les ambages de ce Rondeau.

Prenez là, ne la prenez pas, 

Si vous la prenez, c' est bien faict, 

Si vous la laissez, en effect

Ce sera ouvrer par compas, 

Gallopez, allez l' entre-pas 

Differez, entrez y de faict, 

Desirez sa vie ou trespas, 

Prenez là, ne. 

Jeusnez, prenez double repas, 

Refaites ce qui est defait. 

Defaites ce qui est refait:

Desirez sa vie, ou trespas. 

Prenez là, ne.

Beaucoup de gens estiment que cette piece soit de la boutique de Rabelais, comme d' un mocqueur qu' il estoit, & moy-mesme l' avois tousjours ainsi estimé, jusques à ce que repassant sur les Poësies de Guillaume Cretin, je trouvay sur la fin du Livre ce Rondeau qu' il adressoit à Christofle de Refuge, qui luy avoit demandé conseil de se marier: Rabelais le figure comme un resueur sur ses vieux ans, & paravanture seray-je par vous reputé tel, pour avoir perdu tant de temps sur ses resueries. Car en somme s' il se fust joüé de ses equivoques sobrement par forme de jeu, non de vœu, il eust contenté le Lecteur, au lieu de l' atedier. Au demeurant que Rabelais l' ait voulu figurer sous ce nom de Raminagrobis, je n' en doute point: Car outre ce que dessus, Panurge l' estant retourné voir pour la seconde fois, en fin il est contraint de sortir de sa chambre, disant, laissons mourir ce Villaume. Mot dont il voulut user pour Guillaume, nom propre de Cretin.

Encore ne veux-je pas clorre ce Chapitre en ces gayetez par moy racontees: Tout ainsi que les Modernes ont introduit l' Echo dans leurs vers Latins, aussi avons nous fait le semblable és nostres. Ainsi le voyons nous dans Joachim du Bellay, en un petit dialogue d' un Amoureux, & d' Echo.

Piteuse Echo, qui erres en ces bois, 

Respons au son de ma dolente voix. 

Dont ay-je peu ce grand mal concevoir, 

Qui m' oste ainsi de raison le devoir? de voir.

Qui est l' autheur de ces maux advenus? Venus.

Comment en sont tous mes sens devenus?         Nuds.

Qu' estois-je avant qu' entrer en ce passage? Sage.

Et maintenant que sens-je en mon courage? Rage. 

Qu' est-ce qu' aimer, & s' en plaindre souvent: Vent. 

Qui suis-je donc lors que mon cœur en fend? Enfant. 

Qui est la fin de prison si obscure? Cure.

Dy moy quelle est celle pour qui j' endure?         Dure.

Sent-elle bien la douleur qui me poingt? Point.

O que cela me vient bien mal à point! 

Me faut-il donc, ô debile entreprise! 

Lascher ma proye avant que l' avoir prise? 

Si faut-il mieux avoir cœur moins hautain, 

Qu' ainsi languir sous espoir incertain.

Voila une piece qui n' est pas à negliger, sur laquelle je voulus r'envier de cet Epigramme aux Gayetez, qui furent imprimees sur ma main en l' an 1583. 

Pendant que seul dans ce bois je me plains, 

Dy moy Echo qui celebre mes mains?         Maints.

Y a-il point quelque autre gentille ame, 

Qui à loüer les autres mains enflame?         Ame.

Si moy vivant de mon loz je joüy, 

Ay-je subject d' en estre resjoüy? Ouy.

Et si ma main est jusqu' au Ciel ravie, 

Que me vaudra ce bruit contre l' envie? Vie.

N' y aura-il nul homme de renom,

Qui en cecy soit jaloux de mon nom? Non. 

Mais si quelqu'un mal appris en veut rire, 

Que produira dans mes os ce mesdire? Ire.

Contre ce sot, contre ce mal appris: 

Ne rongeray-je en moy que des despits? Pis.

O sot honneur d' une main mal bastie!

Quel humeur donc vainement me manie? Manie. 

Las pour le moins, Echo, si tu peux rien,

Fay que les bons de mes mains parlent bien: Bien.

Si tu le fais, rien plus je ne demande,

Or sus Adieu, va, je me recommande.          Commande.

Je finiray par cet Echo, & peut estre non mal à propos, pour vous monstrer que tout le discours du present Chapitre n' est que vent.