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jeudi 17 août 2023

Pour-parler d' Alexandre.

L' ALEXANDRE. 

En ce Pour-parler, l' Autheur par forme de Paradoxe excuse tous les defaux que l' on impute au Roy Alexandre.

ALEXANDRE. RABELAIS.

Vraiement comme nous disons, ce furent de grandes merveilles, & eust esté fort mal aisé de penser qu' en un instant mon Royaume se fust eschantillonné en parcelles, ny que ce miserable Antipatre & ses complices, non assouvis de ma mort, n' eussent voulu contenir leurs mains à l' endroit de tous les Princes de mon sang: & pour un desir de regner, violer tout droit divin & humain.

RABELAIS. Il est ainsi comme je te dy, & croy que je n' ay esté le premier qui t' en ay apporté les nouvelles: & à bien dire de cette convoitise de regner tu t' en dois prendre à toy mesme, qui leur en baille le modelle.

ALEXANDRE. Tu t' abuses, car si tu fus oncques bien informé de mes faits, jamais il ne m' entra au cœur de commettre un acte lasche & meschant: ains tant que la justice, la foy, la magnanimité & courage ont peu avoir de credit en un Prince, tant l' ont elles trouvé en moy, voire jusques à exercer la vengeance, en faveur de mes ennemis, encontre ceux qui par voyes sinistres leur avoient joüé tours de lascheté. Et qu' ainsi ne soit je m' en rapporte à l' execution & supplice que je fey prendre de Bessus, qui avoit trahistreusement mis à mort son Maistre Darius, pour s' emparer des Bactriens: combien que peu apres à Porus voulant regner de bonne guerre entre les Indiens, & faisant tout devoir d' ennemy, mais toutesfois d' homme de bien pour se maintenir encontre moy en grandeur, tant s' en faut que je m' aigrisse en son endroit, qu' estant tombé à ma discretion, sans qu' il me requist pardon je le restably en tous ses Estats & honneurs, tellement que je n' eus jamais ennemy destiné quoy que je le guerroyasse, mais d' une gayeté de cœur j' entrepris de courir le monde (comme en un jeu de prix) pour faire espreuve de ma vaillance, contre celle des autres: aidé en cela d' un juste desir de vengeance des torts & outrages receus par la Grece, des anciens Roys de Perse. Au moyen dequoy mes grands ennemis furent forcez mesmes en leurs grandes infortunes favoriser ma fortune, & requerir aux puissans Dieux que s' ils avoient à les despoüiller de leurs Royaumes, ils ne permissent qu' autre que moy s' en investit. Et toutesfois apres avoir reduit en paix toutes les affaires de la Grece, apres avoir rendu tributaires une Cilicie, Carie, Lydie, Capadoce, Phrygie, Paphlagonie, Pamphilie, Pistie, Surie, Phenicie, Armenie, Perside, Aegypte, Parthie, Illiric, Bactrie, Hircanie, Scythie: & qui plus est l' Inde auparavant cogneuë seulement de son nom, apres tant de travaux & fatigues tu me contes qu' un chacun fit eschantillon de mon Empire à son profit, & que tous mes parens demeurerent non seulement en croupe, mais aussi furent miserablement meurtris, par ceux que j' avois eslevez.

RABELAIS. Ne t' en esbahis Alexandre, car toy mesme, lors de ton decés, respondis à ceux qui te demandoient lequel d' entr'eux il te plaisoit eslire pour ton successeur, Celuy, dis-tu, qui par recommandables exploits s' en rendra le plus digne: sententiant par ce moyen contre les tiens (lesquels ou par deffectuosité de sens ou d' aage, se trouverent inhabiles à soustenir si grand faix) leur faisant non seulement tort par cette sentence, mais donnant certaine ouverture de discordes & partialitez entre tes Capitaines, chacun d' eux pretendant que la Couronne par ton testament & ordonnance de derniere volonté luy devoit appartenir. Pour à laquelle faire sortir son effet, furent contraints d' en apprendre la decision par les armes, a fin qu' au plus habille d' entr'eux demeurast en fin la febue: toutesfois & trouvans égaux partirent entre eux le gasteau, demeurans les tiens supplantez.

ALEXANDRE. He! vrayement encores devoit-on avoir cognoissance de mes bien faits, & en faveur de moy tenir en quelque nombre les miens, comme ceux ausquels par droict successif appartenoit, sinon la Monarchie des Perses, pour le moins celle de Macedone.

RABELAIS. Ce que tu dis est veritable: toutesfois quand quelqu'un s' est emparé à bonnes enseignes d' un Royaume, jamais il ne defaut de tiltres, pour le moins qui soient coulourez, ou d' une infinité de tesmoins, lesquels au lieu d' une plume & ancre signeront à la pointe de leurs espees, & aux despens de leur sang, que le Royaume leur appartient. D' avantage il y a depuis ton decés une certaine reigle qui a gaigné la vogue parmy les grands. C' est qu' en matiere de Royaumes, il faut estre chiche de foy & justice à ceux qui les veulent occuper. Car cette envie de commander n' entrant jamais qu' en grand cœur (comme tu sçais trop mieux de toy mesme) si est-ce que la plus part du temps, ceux qui t' esgalerent en courage, n' eurent pas la fortune en main comme toy: Ainsi sont-ils ordinairement semonds de se servir des occasions, selon que le temps leur en presente l' avantage: ores que ce soit contre droict, asseurez qu' estans arrivez à leurs fins, ils trouveront prou de pretextes honnestes, pour donner fueilles à leurs possessions & jouyssances. Chose qui ne se trouvera avoir esté requise en toy, qui eus une proüesse accompagnee de bon heur, & un bon heur en tous tes faits guidé d' une inestimable proüesse.

ALEXANDRE. Et quant à moy j' estime que s' il pleust aux Dieux me doüer de tant de faveurs, fut pour autant que j' en estois digne. Au contraire ceux dont tu parles, encores que pour quelques temps leurs affaires leur succedent bien, si demeurent-ils assiegez d' une perpetuelle crainte de ceux lesquels ils priverent de leurs Royaumes, qui se resentent à tousjours du tort qui leur a esté faict.

RABELAIS. Voila pourquoy les plus sages, pour asseurer leurs estats, ruinent de fonds en comble, & la memoire, & la maison des Seigneurs, sur lesquels ils ont pratiqué telles voyes, a fin qu' à l' advenir il ne ressuscite aucun, sous l' adveu duquel, on leur face teste, comme je te disois maintenant estre advenu à telle famille.

ALEXANDRE. Voire mais quand toutes choses leur seroient reüssies de ce costé la à souhait, si ne se sçavroient ils toutesfois asseurer de la part du peuple, qui d' un certain instinct est tousjours plus affectionné envers son Prince naturel, que d' un autre qui se fait adopter par moyens ainsi obliques.

RABELAIS. Le peuple favorise aux Princes selon le bon traictement qu' il en reçoit, d' autant qu' il eschet quelquesfois que les subjects mal traictez de leur propre Prince, ne demandent que changement: a fin que le nouveau receu, pour captiver leur bien vueillance, les remette en leurs anciennes franchises & libertez. Et au surplus il ne faut faire estat general de la vie ou mort des Roys, parce que leurs evenemens sont divers selon les jugemens de Dieu, & non selon ce que nous estimons estre en eux de merite. Qu' ainsi ne soit, si tu estois en l' autre monde, tu pourrois veoir advenir qu' un Roy d' une ancienne souche,

favorisé de la plus grande partie de son peuple, sera ce neantmoins par un je ne sçay quel desastre ou opinion, à tort imprimee de luy, mis à mort par les siens mesmes: comme tu pourrois bien sans chercher exemple plus loing, donner tesmoignage de toy. Quelque autre fois il adviendra qu' un autre, qui contre tout droict & raison aura usurpé la Couronne, voire depossedé le peuple (avec mil meurtres & massacres) de son ancienne liberté, receura tant de faveur des corps celestes, qu' il viura en tout honneur & seureté avec ses subjects, sans que sur la fin de ses jours il reçoive autre violence que de sa mort naturelle: Quoy? ne vois tu là cest Auguste, qui a le bras encores tout ensanglanté de la mort de tant de notables personnages zelateurs du bien public, estre neantmoins diapré & revestu d' un diademe, avec une singuliere amitié & reputation de tous? Tu me diras paraventure qu' apres avoir commis tant de meurtres, il se reconcilia à son peuple, par une infinité de grands dons. Voy je te prie aupres de luy ce Jules Cesar son oncle, qui apres la guerre Civile, par tels attraicts & allechemens voulut gaigner la faveur des grands & petits, si fut il miserablement mis à mort par ceux qui luy devoient la vie mesme. Tant ne peut faillir en nous ce qui nous est determiné: Et de forger apres humainement les raisons de tels accidens, c' est le fait d' un cerveau creux, & esgaré: ains faut attribuer tels definimens au grand Dieu, qui par un mystere caché s' en reserve la cognoissance. Et au demeurant, és grandes affaires user du present, sans se soucier du futur: guidans toutesfois de telle façon nos œuvres, que selon la conduite d' un bon jugement humain il ne nous en puisse meschoir.

ALEXANDR. Je t' enten, tu veux dire que pour crainte de mort ou de vie, il ne faut laisser eschapper les Royaumes en quelque façon que ce soit, quand les occurrences y sont. Et je te dy que quand il n' y avroit que le remords de conscience qui nous liure les premiers assaults à l' article de nostre mort, & ne nous laisse jamais, ains poursuit jusques à l' autre monde, que c' est un suffisant obstacle pour divertir nos pensees de telles malheurtez tiranniques. Qu' il soit vray, avises ce mesme Auguste, quoy que par superficielle monstre il face le bon compagnon, toutesfois comme il a par le derriere, le cerveau tenaillé de son propre remords. Estimes tu qu' il en soit moins de ces paillards Antipatre & Cassandre, & leurs complices, vers lesquels si tu tournes ta veuë, tu les verras n' estre tourmentez d' autre furie que deux (d' eux) mesmes? Et quant à moy combien que mon desastre sur la fin de mes jours fust tel que par les miens mesmes me fut presenté la poison dont finalement je mouru, si est-ce que ny à ma mort, ny apres, je ne me sentis jamais combatu d' aucune sinderése de conscience, par ce qu' en mon ambition il ne m' advint jamais faire acte qui ne fust Royal. Premierement a fin que par le menu je te raconte quelques discours de mon grand cœur, sur mon advenement à la Couronne encores que je fusse en bas aage, & trouvasse toutes choses en desarroy, tant par la mort inopinee de mon pere, que pour les partialitez & revoltes qui se brassoient encontre moy, si est-ce que, contre l' opinion de tous, j' asseuray de telle façon mon Estat, que chacun commença à concevoir une incroyable esperance de moy. De maniere que par une generale Diete je fus des Ligues de la Grece esleu Capitaine general, pour entreprendre le voyage de la Perside: En quoy je me portay d' une telle braverie, que là où les autres Princes aux grands appareils & entreprises sont coustumiers de sur-charger leurs pauvres peuples d' infinies tailles & imposts, au contraire je donnay exemption aux miens de toutes charges, horsmis seulement de la guerre: Et pour le regard de mon domaine j' en fis telle part à mes principaux Capitaines, pour les animer à ma suite, qu' il ne m' en resta aucune chose. Ce qu' apercevant l' un de mes favoris Perdicas s' enquist de moy qui me demeureroit de reserve? l' esperance d' une grande conqueste, luy respondis-je: qui fut cause que luy & les autres à son exemple remettans entre mes mans les liberalitez dont j' avois usé envers eux, voulurent avoir part au mesme butin que moy. Ainsi contre ma volonté je demeuray saisi de tout mon domaine, & toutesfois en grande reputation envers les miens. Quoy? à la premiere desconfiture de Darius, de quelle courtoisie usay je envers sa femme, sa mere & ses enfans? de quel dueil parachevay-je les funerailles de sa femme, & celles mesmes de Darius, quand au piteux estat qu' il estoit me despoüillay de mon manteau Royal, pour en couvrir son corps mort? Quelle faveur pratiquay-je envers sa fille aisnee que je ne desdaignay de prendre à espouse? Tellement que peu apres mon decés je feus adverty de quelques uns qui vindrent de l' autre monde que Sigigambis mere de Darius advertie de mon infortune, & portant plus d' amertume de ma mort que de celle de son propre fils, pour les grandes obligations qu' elle avoit receuës de moy, me voulut peu apres faire compagnie. Tant y a que je composay d' une telle façon tout le cours de ma vie, qu' encores qu' esmeu d' un zele d' extreme ambition & honneur je m' acheminasse à une si grande conqueste, toutesfois ne se trouvera qu' il y eut jamais en moy tache de vilenie, ou avarice: ny mesmes que pour arriver à cette extremité de grandeur, je soüillasse ma renommee d' un tour lasche & chetif. Aussi me vois tu icy franc & libre, & non accompagné du remords, comme la pluspart de ces autres Roys, voire que mes ennemis mesmes devant la face de Minos prindrent la cause pour moy.

RABELAIS. Cestuy certainement est un heur, mais tu ne dis que peut estre tes propres amis se firent parties formelles encontre toy; avec lesquels tu te portas de plus estrange façon qu' à l' endroict des estrangers.

ALEXANDRE. Comment? ay-je laissé quelque mauvaise bouche de moy apres ma mort?

RABELAIS. Que t' en va-il de pis ou mieux pour cela à cette heure que tu es icy, & que depuis deux mil ans en ça, ou environ, tu as satisfaict au commun devoir de nature?

ALEXANDRE. Ha! ja (à) Dieu ne plaise que je m' en soucie si peu, car ores que j' eusse fourny à nature, si n' avrois je satisfaict à mon propre contentement.

RABELAIS. Ouy bien si tu estois en l' autre monde, où quelques flateurs pourroient chatoüiller tes aureilles d' un honorable recit de tes faicts: mais à present ne vois tu que pour tes paradoxes proüesses, tu n' es rien plus que nous? D' ailleurs n' as tu pas peu apprendre de ton grand maistre Aristote le peu de compte qu' il fit d' un mesdisant? Qu' il me batte en mon absence (fit-il.) Aussi de te soucier apres ta mort quel tu sois envers le commun peuple, c' est un acte de trop grande curiosité: attendu que nous autres de l' autre monde devons avoir l' esprit si fiché en considerations plus hautaines, que ne sont ces choses basses, viles & terriennes, desquelles tu te ronges la pensee.

ALEXANDRE. Ha! pour Dieu ne m' uses point de ce langage: autrement tu m' inviterois à lamenter mes travaux, ausquels je ne m' exposay jamais sinon sous une brave attente de l' immortalité, & de mon nom, & de mes faicts. Pour cette cause si j' en suis bien memoratif fis je quelquesfois responce à aucuns de mes Capitaines plus soucieux de ma santé que moy-mesme, que je mesurois ma grandeur, non point au cours de ma vie, ains de la gloire que j' esperois quelque jour en recevoir. Ainsi considere, je te prie, quel regret ce me seroit de me voir maintenant frustré d' une si longue esperance. Partant conte moy je te prie quelles nouvelles couroient de moy parmy le monde, quand tu nous vins voir en ces lieux.

RABELAIS. En bonne foy toutes vieilles, & celles que tu viens presentement de deduire; que tu fus en premier lieu un parangon de tous les Roys qui oncques nasquirent dessous la chape du Ciel, entreprenant bravement, & executant heureusement tes entreprises. Car de prudence & moins de temerité quelques uns en desirent dans toy.

ALEXANDRE. Ceux qui la desirent en moy ont eux mesmes faute de prudence, ne cognoissent que j' avois certaine & asseuree cognoissance de ma fortune. Je ne te nie pas que par fois quelques uns par ignorance, ont plus de confiance en leurs entreprises que la raison ne voudroit: & aussi par fois, pour trop se fonder en raisons, les autres sont trop tardifs à executer leurs desseins. Mais quand on cognoist sa portee, sans se soucier des traverses qui peuvent s' offrir en chemin, il ne faut faire aucunement doubte de se soubmettre hazardeusement aux dangers, d' autant qu' il n' en vint jamais qu' une heureuse resource. Mais à ceux qui sont bien nez comme je me cognoissois, il faut penser que la nature ne nous accompagne jamais de hauts & magnanimes desirs, que semblablement elle ne nous baille la fortune pour nostre escorte. Mais pour n' entrerompre ton propos.

RABELAIS. On dit aussi que tu fus Prince chaste le possible, usant d' extreme diligence, hardy de ta personne, & qui est le comble de tes loüanges, juste (comme tu as recité) & droicturier à l' endroit de tes ennemis.

ALEXANDRE. Vray Dieu quel plaisir je reçois t' escoutant tenir tels propos.

RABELAIS. Mais escoute, ceux qui t' exaltent ainsi, disent que tu obscurcis ta gloire de plusieurs autres grands vices, lesquels mis en comparaison avec tes merites, on ne sçait de quel costé balancer. ALEXANDRE. Ha! que dis tu?

RABELAIS. Je ne te mens d' un seul mot: En premier lieu ils disent que tu t' oublias grandement quand né & extraict d' une nation Gregeoise, florissante dessus toutes autres, toy qui avois reduit sous ton obeyssance la Perside, & vaincu deux ou trois fois un Darius, toutesfois oubliant tes premieres façons, chargeas sur ta teste la Tiare Perside entremeslant tes habits avec ceux de ces Barbares, te descouvrant par ce moyen en vainquant avoir esté plus vaincu qu' auparavant ta victoire.

ALEXANDRE. Et bien n' y a-il que cela?

RABELAIS. Ils adjoustent la grande faute que tu commis, quand d' une outrecuidee opinion, vilipendant le lieu dont tu estois issu, te fis appeler fils de Dieu: & non content de cela, te voulus faire adorer des tiens, lesquels ce neantmoins tu sçavois estre de condition franche & libre, c' est à dire sortis du pays de la Grece, & non de nation barbare. De là, passant ailleurs, on dit que tu estois bon coustumier de te forboire. Chose toutesfois que de ma part j' ay tousjours trouvee excusable, excepté que pendant que ton vin cuvoit, tu estois de fort difficile accés, & tel qu' à ton grand deshonneur, tu ne pardonnas mesmement à ce tien grand amy Clitus qui estoit ton oncle de laict, & frere de ta mere nourrisse. D' avantage la plus part mesme ne se veut taire de la mort de Parmenion & Philote, par le moyen desquels & toy & ton pere aviez eu tant de victoires. Tous lesquels blasmes bien digerez donnent tel obscurcissement à tes loüanges, qu' il n' y a presque homme vivant qui n' en murmure contre toy, quand il y pense. 

ALEXANDRE. Et viença vien, qui sont ceux, par le moyen desquels le monde est aujourd'huy informé de tout cecy?

RABELAIS. Deux personnages qui se sont dediez de deduire par escrit toute ta vie.

ALEXANDRE. Sont ce personnages de marque?

RABELAIS. Non pas tels que tu dirois bien, ou que tu eusses souhaité, mais en deffaut de meilleurs, ils sont approuvez de la commune.

ALEXANDRE. Je te jure le grand Pluton que je cognois ja l' encloüeure, & tu peux par là descouvrir que non sans cause je desirois que mes gestes fussent redigez par Historiographes Royaux. Car si ceux dont tu parles eussent esté de bon discours, ils eussent tout autrement donné de moy à entendre qu' ils n' ont fait. Premierement en tant que touche ce premier defaut que tu m' imputes de changement de vestemens, je te supplie dy moy, que pouvois-je moins faire pour l' avancement de moy & des miens, m' estant par longues peines impatronisé de cette Monarchie des Perses, sinon pour m' en rendre paisible possesseur, & sans renouvellement de guerre, familiariser de quelque chose avec eux? Au moyen dequoy (comme si j' eusse esté leur propre Prince & naturel) je quitay les habillemens à la Macedonienne, pour faire paroistre à ce nouveau peuple conquis, que je ne pretendois estre Roy moins debonnaire en son endroit qu' avoit esté Darius. Et si m' aiday de luy en plusieurs expeditions & entreprises, comme ayant grande confiance en luy. Voire estant Darius decedé, je m' emparay de l' ancien cachet des Roys de Perse duquel je cachetois mes lettres, lors que j' escrivois aux Persans, non que pour cela neantmoins je laissasse de suivre mon train ordinaire, escrivant à mes Macedoniens. A ton advis pouvois-je mieux tenir les cœurs de cette grande Monarchie à ma devotion, que m' entretenant en cette façon avec eux? Pour cette cause quelquesfois leur commis-je la garde de mon propre corps: En quoy je les rendis tellement miens, que sans aucune difficulté je pouvois faire estat de leur vie comme de celle de mes Grecs. Et toutesfois quelque murmure qu' en fissent les Macedoniens, tu n' ouys jamais (comme je croy) dire que j' en traitasse les miens plus mal. Au contraire la plus part d' eux las & recreus des longues guerres, m' ayans demandé congé pour retourner voir leur famille, je leur abandonné à leur poste la somme de dix mil talens pour en prendre chacun d' eux à leur conscience, & sans aucun contreroolle, jusques à la concurrence de ce qu' il penseroit devoir à ses creanciers. Ce neantmoins tu me dis qu' au moyen de certains escrits le peuple est mal embouché en cest endroit de mon fait. He! vrayement tels escrivasseurs en ont devisé à leur aise: Mais entre le faire & le dire, il y a bien grande difference, & falloit (puis que la fortune sur mon premier abord m' avoit esté tant favorable à la conqueste) pour m' entretenir en reputation que je misse toute mon estude à conserver mon acquis. Tu m' improperes que par presumption aveuglee, je me fey en Aegypte appeller fils de Jupiter. Voy je te prie comme toy, ny ce sot populaire n' entendites jamais mes desseins. Et a fin que je t' oste de cest erreur, estimes-tu que lors que ce grand Prestre de la Loy au temple de Jupiter Amon, pour me bien veigner, m' appella d' entree son fils, je fusse si hebeté que je n' entendisse fort bien de quel sens estoit proferee cette parole? Et toutesfois comme estant d' un esprit remuant, speciallement és choses qui appartenoient à ma grandeur, faisant mon profit d' une parole non pensee, je luy fermay la bouche à ce mot: disant qu' avec mil reverences j' acceptois ce titre de fils de Jupiter Amon, & que de bien bon cœur je le recognoissois pour pere. Enquoy combien que ce Prestre eust volontiers ou retracté ou expliqué plus entendiblement son dire, si le chevale-je en tous ses propos de si pres, rapportant le demeurant si pertinemment à cette premiere parole, que luy mesme, soit qu' il me voulust gratifier, ou qu' il decouvrist le fonds de mon intention, condescendit à mon vouloir avant que nous departissions, non toutesfois que je ne fusse fort bien acertené de mon estre. Mais voyant que j' avois encores à exploicter long chemin, & que desja par mes hauts faits, la renommee de moy couroit par tout l' Univers, comme d' un autre Hercule, j' estois fort content d' imprimer cette opinion de divinité és contrees desquelles j' aprehendois la victoire. Qu' il ne soit ainsi tu trouveras que mille fois depuis le voyage d' Amon, je recognu Philippes pour mon propre pere, & sous cette impression je conquestay toute la Perse. Mais lors que je voulu prendre la route des Indes, alors veritablement m' estudiay-je de reimprimer cette opinion de deité prononcee au pays d' Aegypte: Et de faict, aidé des harangues d' un Cleon, je me fey sur cette mesme saison adorer de ceux de la Perside, non pourtant des Macedoniens, ayant tousjours esgard à leur rang. Et pour autant que je voyois qu' un certain escolier Calistene pensant contrefaire le sage, m' estoit unique refractaire en chose qui m' importoit de tant pour mon entreprise, je luy pourchassay sa ruine: mais quoy? 

me sçavroit-on donner le tort de cette mort? Car comme tu peux imaginer, il n' eust fallu qu' un tel mutin pour arrester par ses folles persuasions le cours futur de mes victoires, & destourner cette opinion de divinité, laquelle m' apporta puis apres tant de profit sans coup ferir, que plusieurs petits Roitelets qui eussent peu tenir mes entreprises en bride, soubs ce faux bruit, se submirent à ma puissance, disans tous d' un commun accord, qu' apres Bacchus & Hercules, j' estois le tiers des enfans de Jupiter, qui de l' Europe avois passé jusques aux Indes. Au moyen dequoy pour l' espargne & de mon temps, & de mes gens, il fut expedient qu' un Calistene mourut, en la teste duquel il n' entroit qu' apprehensions scolastiques, & non discours dignes d' un Roy. Au demeurant tu n' ignores combien cette opinion de divinité produict entre les humains de merveilleux & incroyables effects. Cours moy de l' œil toutes ces contrees que tu vois estre en ces bas lieux, distingue les selon leurs bornes & limites, tu ne trouveras aucun personnage d' estoffe, qui pour auctoriser ses pensees n' ait voulu donner à entendre qu' il eust familiarité avecques les Dieux: Ainsi vois tu là ce Solon au canton des Atheniens leur faire accroire qu' il communique de ses secrets à Minerve, Licurge aux Lacedemoniens avec Apollon, aux Romains ce Pompilius Numa abuser du nom d' Aegerie la Nymphe, & un petit quidam de Sertorius tenir le cœur de ses soldats à l' occasion de sa Biche: Et si tu veux estendre ta veuë plus bas, ne vois-tu en cette arriere-coste, Mahommet, & non pas loing de luy ce Sophy, tous deux par ces mesmes moyens, s' estre emparez de la plus grande partie du Levant? Or furent tous ces personnages estimez de bon esprit. Moy ce nonobstant Alexandre, moy dis-je qui pour la grandeur de mes faits emportay le surnom de Grand, suis reputé lourd & goffe, pour m' estre dit fils de Jupiter: Et pense ce simple populaire, que pour une vaine vanterie, je voulusse me faire approprier ce nom ! Je meure encores un coup, Rabelais, si ceux qui m' estimerent si hebeté ne furent bien plus hebetez, d' autant qu' on a peu mesme descouvrir que, quoy que j' usasse ordinairement en mes entreprises de la superstition des Devins, si ne me rangeay-je jamais à leur volonté, sinon en tant que de leur art je pouvois tirer un rapport qui favorisast mes desseins, pour encourager soubs l' ombre de telles frivoles, le cœur de ma gendarmerie: voire & si contraignis Aristandre l' un de mes principaux Devins, voulant passer en la Scythie, de me donner response, non point suivant son advis, ains seulement suivant le mien. Qui me succeda si à poinct, que j' en rapportay telle victoire, qu' un chacun depuis peut sçavoir. Lesquelles choses te peuvent donner à entendre, que pour fin meilleure que le Vulgaire n' a estimé, j' usay à mon advantage de telles superstitions & de l' authorité de Jupiter.

Et pour le regard de l' yurongnerie que tu m' as voulu mettre à sus, quand est ce, je te supplie, que le boire m' a fait oublier mon honneur? je sçay bien que tu m' objecteras la mort de l' un de mes Gentils-hommes Clytus, mais lequel est-ce à ton advis qui s' oublia le plus de nous deux, ou luy qui d' un esprit contradictoire, se voulut formaliser contre moy, jusques à belles injures, ou moy qui les ayant longuement remaschees en mon esprit, fus contraint en fin de tourner mon ire en furie, & executer contre luy ce que la colere issuë d' une juste douleur me dicta? Car quelle sottie estoit-ce à luy de passer de la comparaison des gestes de mon pere Philippes, à ne sçay quels reproches causez sur ma sole divinité? Sur la mort de Parmenion & Philote, & autres mil propos de pique, qui me touchoient de si pres, que s' il faut entrer en comparaison de luy à moy, chacun luy en bailleroit le tort: Tellement que le plus sobre homme, voire de la plus petite condition de ce monde n' eust tant sçeu commander sur soy, ce que lors une juste ire (j' ay cuidé dire une Justice) me commanda d' exploicter. Et comme tu sçais, un subject doit sçavoir comme il parle à son Prince: singulierement des choses desquelles la memoire peut esmouvoir une indignation ou esclandre de son peuple encontre luy. Et ores qu' il soit utile ne luy celer la verité, si est-ce qu' en cecy y est la discretion requise du temps, des lieux & des personnes. De maniere que ces choses bien considerees, on trouvera que ce Clytus s' estant oublié de tout poinct, avoit envie de mourir. Et te diray d' avantage s' il est loisible se repentir d' un bien faict maintenant que je t' entends ainsi parler, je ne suis point tant marry de la mort de ce Clytus, que de la penitence que j' en fey apres avoir recueilly mes esprits. Car le peuple qui juge seulement des choses, par la superficie & escorce, estimant que toutes repentances preignent leur source d' un peché, pensa incontinent qu' il falloit qu' il y eust du deffaut en moy: non toutesfois considerant que non ma faute, ains ma debonnaire nature fut cause du dueil que j' en menay. Parquoy tu fourvoyes grandement & toy & chacun de m' imputer cette mort, estant l' injure de cest audacieux personnage commise en la personne d' un Roy, & telle qu' elle ne se pouvoit reparer, ou pour mieux dire expier, que par la mort mesme. Au surplus dy moy, je te prie, quand me veit-on par mes banquets ou delices (si ainsi tu les veux appeller) mettre en nonchaloir mes conquestes? je ne te nie pas que par fois je n' aye esté excessif. Car rien ne pouvoit porter de petit, l' esprit de ce grand Alexandre, quelque part qu' il se trouvast: mais que je me sois aneanty, tu ne l' oüis jamais dire: ains combien, & qu' en la ville de Babylone, & en celle de Persepoly je regaillardise quelque peu mes esprits, si avois-je tousjours en bute la vaillantise & vertu. Au moyen dequoy ayant tousjours en imagination de poursuivre, jusques au dernier souspir, la vengeance de mon propre ennemy Darius encontre son meurdrier Bessus, qui avoit je ne diray point reduit, ains seduit sous son obeyssance les Bactriens, je croy que tu as peu entendre de la façon que je m' y portay. Car estant tout mon ost fort empesché de bagage, & neantmoins, comme je t' ay dit, ayant ce voyage fort à cœur, & de passer de là aux Indes, je fis apporter premierement toutes mes hardes en une belle campagne, puis celles de tous mes soldats, & attendant un chacun quelle yssuë prendroit ce spectacle, apres avoir mis le feu dans les miennes, commanday qu' on bruslast les autres: Si que sans aucun murmure, oublians les bons temps que nous nous estions par quelques jours donnez, je reduisis toutes choses en leur premier train. Et à tant j' entrepris le voyage des Bactriens, & des Scythes, où je ne reciteray les neiges, les froids, les gelees, & mesmement la famine que nous eusmes à supporter, quand au lieu de chair & de froment, fusmes contraincts nous repaistre d' herbage & poisson, & finalement, en ce defaut, de la chair de nos chevaux de voiture. Ce neantmoins tu peux penser que si j' eusse eu le vin, & delices en telle recommandation comme on dit, j' avois prou de pays à mon commandement pour passer aisément, & à mon plaisir cette vie, sans prendre la volte des Scythes & Bactriens, desquels, outre l' honneur, je ne me promettois rapporter aucun gain que des cailloux. Partant tu peux par là descouvrir, que je n' asseruy oncques mon esprit dessous les plaisirs, ains que j' asseruy seulement les plaisirs dessous mon esprit, faisant comme le bon soldat, lequel par fois choisit son aise quand il se trouve de repos, sans que pourtant il pretende s' exempter d' aucun travail, quand l' occasion se presentera. Au demeurant ce n' eust point esté acte de mortel si je n' eusse assaisonné mes travaux de quelques recreations, entre lesquelles si tu trouves estrange que j' usay quelquesfois de banquets demesurement, prens t' en à ce grand Philosophe Platon precepteur de mon Aristote, de la Republique duquel j' avois appris pendant mon jeune aage, qu' il estoit bon de fois à autres faire banquets & festins entre les siens pour plusieurs causes & raisons, par luy plus amplement deduictes.

Et quant au Parmenion & Philote que tu dis nonobstant leurs merites avoir par mon commandement esté mis à mort, si tu sçavois combien la jalousie est familiere à tous Roys, mesmes au faict de leur Estat, tu ne m' en accuserois. Je receus plusieurs services de l' un & l' autre, lesquels je recogneus sans mesure tant qu' ils firent leur devoir, mais quand ils tournerent leurs robbes, descouvrant par plusieurs demonstrations, l' animosité qu' ils avoient conceue à ma ruine, je leur joüay de contreruse, & telle qu' elle fut trouvee bonne par l' advis de mon conseil estroit. Ne sçais tu pas les lettres qui furent surprises de la part de Parmenion? La confession de Philote en mourant, & autres telles presomptions si poignantes, que je ne pouvois de moins faire pour ma seurté, que de vuider le pays de deux tels personnages, qui apres moy avoient toute preeminence dessus ma gendarmerie? Et pour ce je te supplie Rabelais de digerer mieux ces affaires, & penser si de tout ce que j' ay deduit on me doit blasmer, ou si on le doit rapporter à ceux qui temerairement & contre mon ordonnance voulurent publier mes faits: t' advisant au demeurant, qu' il ne faut qu' homme du monde entrepreigne de mettre la main à la plume pour escrire une histoire, s' il n' est digne par mesme moyen de manier les affaires, autrement le plus du temps soubs umbre d' un jugement d' escolier, & seulement par ce que pour n' avoir rien veu, il luy semblera qu' ainsi il le faille faire, renversera par son beau parler les plus braves entreprises des Princes, & extollera le plus sottes: Et ce pendant un simple peuple, qui se laisse du tout manier au plaisir de ces beaux escrits, demeure à tort & sans occasion mal informé de nous autres.

RABELAIS. Tu n' es point certes, Alexandre, hors propos. Et de moy pour te dire le vray, je ne m' amusay jamais à reprendre telles petites particularitez, mesmement en ce qui appartient au vin. Car si tu aimois le meilleur, aussi tant que j' ay peu, je ne beu jamais du pire. Mais j' ay trouvé tousjours fort estrange que tu travaillasses ainsi, non point pour toy, ains pour les autres, ausquels tu donnois les charges des grandes provinces, lors que pour contr'eschange, tu te partageois seulement des grandes peines & fatigues: en ce cas, ores que tu pensasses beaucoup faire pour toy, n' estant neantmoins autre chose que serviteur de tes serviteurs, subjet de tes propres vassaux, lesquels dormoient à leur aise (bien que sous ton nom) pendant que tu veillois, rioient lors que tu te tourmentois, reposoient quand tu travaillois, lesquels actes n' estoient autres que de Royauté, & les tiens estoient plus serviles.

ALEXANDRE. J' aimerois tout autant que tu disses que l' homme fust serf de la beste, par ce qu' il advient aussi par le commun cours de nature, que la plus part de tous les autres animaux n' ont aucune aisance de viure que par l' industrie de l' homme: Et toutesfois tu sçais bien quelle prerogative a l' homme par dessus tout autre animal. Parquoy ce que l' homme est sus la beste, aussi fus-je dessus tous les miens, n' estimant aucunement mon plaisir, sinon en tant qu' il se conformoit à ma grandeur. En quoy d' autant me reputay-je plus heureux, que j' eu tousjours la fortune correspondante à mes souhaits: Voire qu' il est certain que lors que mes ennemis me penserent plus nuire, pour mettre abregement à mes jours, ce fut l' accomplissement de mon heur: Par ce qu' ayant atteint au sommet de la fortune elle eut tourné sa rouë d' autre sens, n' estant (comme il est à presumer) attachee avec cloux de diamans. Qui m' eust apporté pendant ma vie trop plus de morts, que celle à laquelle, quelque chose que je retardasse, il me falloit arriver.

RABELAIS. Et bien quel profit sens tu de cette grandeur maintenant? en és tu autre que moy?

ALEXANDRE. Je te diray, Rabelais, si entre les vanitez de ce monde il y en a aucune qui emporte quelque poinct par dessus les autres, vrayement c' est cette-cy, qui prend son addresse à l' honneur, duquel si tu fais aucun compte, tu ne mettras semblablement aucune separation entre la vertu & le vice. Tant y a qu' il me suffit pendant le cours de ma vie avoir eu assouvissement de tous mes desirs, & apres ma mort servir aux braves Capitaines de Patron en vaillantise & proüesse.

RABELAIS. Et je te dy Alexandre, quelque chose que tu penses estre de plus grand que tous tant que nous sommes en ce lieu, qu' entant qu' à moy est, je ne m' estime à present moindre ny en grandeur, ny en contentement que toy: estans toutes tes grandes conquestes esvanouïes à neant, mesmes qu' il ne t' en souvient qu' à demy, & à mesure que les derniers venus en ce lieu te les remettent en la teste. D' avantage si tu en as souvenance, le regret que tu as maintenant de te voir petit compagnon, te doit causer telle fascherie, qu' il te seroit beaucoup plus expedient qu' avec ton corps tu en eusses perdu la memoire. Joinct que cette grande divinité qui se presente maintenant devant tes yeux, te doit faire mettre en oubly & nonchaloir, toutes les vanitez de l' autre monde.


Fin du Pour-parler d' Alexandre.


TABLE DES MATIERES PLUS REMARQUABLES CONTENUES ES RECHERCHES DE LA FRANCE.

(pag. 1051 du Pdf – Omis.)

mercredi 16 août 2023

10. 25. Cheute de la seconde famille nos Roys. / Fin du Dixiesme Livre des Recherches.

Cheute de la seconde famille nos Roys.

CHAPITRE XXV.

Je laisse à nos autres Historiographes les conquestes, glorieuses victoires, & superbes arrois de cette seconde famille: car quant à moy j' ay maintenant pris pour mon partage ses ruines: Quoy faisant je ne pense rapporter peu de profit à nos Princes, & grands Seigneurs, quand de bon heur ils se feront sages par la folie d' autruy. Nous sommes les gettons des Roys, qu' ils font valoir plus ou moins, comme il leur plaist, & les Roys sont les gettons de Dieu: Jamais famille ne receut plus de faveur, & benediction du ciel, que celle des Martels en trois Princes consecutifs, Charles Martel, Pepin, & Charlemagne & jamais elle ne fut tant terrassee qu' en trois autres, qui les survesquirent, Louys le Debonnaire, Charles le Chauve, & Louys le Begue. Je nomme entre ces six Charles Martel, ores qu' il ne portast jamais titre de Roy entre les siens, mais ce fut luy qui par sa proüesse & sage conduite, fit voye aux siens à la Royauté. Joint qu' apres son decez, sa statuë fut honoree d' une Couronne Royale, en son tombeau, comme l' on peut voir en l' Eglise, & Abbaïe de S. Denis. Les trois premiers furent torrens de fortune, qui l' augmenterent: les trois derniers precipices qui la ravalerent: car quant aux autres qui leur succederent, ce ne furent que des avortons qui ne firent que contenance de regner sans regner. Et combien qu' en Charlemagne fust l' accomplissement de la grandeur de cette famille; toutesfois je dirois volontiers s' il m' estoit loisible, qu' il jetta les premiers fondemens de la ruine. Vous entendrez les raisons pourquoy.

Le Roy Pepin mourant laissa deux enfans, Charles & Carloman: Ausquels par partage fait entr'eux escheut tout ce qui estoit compris és Gaules dedans l' enceinte du Rhin, monts Pyrenees & Apennin: & à Carloman tout ce qui nous appartenoit au delà du Rhin. Cestuy-cy mourut trois ans apres le decez de son pere, delaissez de la Royne Berthe sa femme, deux enfans. Et adonc Charles, par un droict de bienseance s' empara de tous & chacuns leurs pays. Chose dont la veufve voulant avoir premierement sa raison, se retira avec ses enfans vers Tassilon Duc de Baviere, mais l' ayant trouvé trop foible, pour venir à chef de cette vengeance, elle prit sa route vers Didier Roy des Lombards, qu' elle pensoit avoir juste cause d' indignation contre luy. D' autant qu' ayant espousé en premieres nopces Theodore sa fille, il la luy avoit renvoyee dedans le premier an de leur mariage. Toutesfois le malheur voulut, que Didier ayant esté desconfit à la semonce du Pape Adrian par Charles, & despoüillé de son Royaume, fut avec sa Royauté enseveli le tort que Charles tenoit à ses nepueux. Cette histoire est aucunement touchee par nos Annalistes, & toutesfois mise au rang des pechez oubliez, comme si ce ne fust qu' une peccadille d' avoir mis à nud ses nepueux en la succession de leur pere. Peché neantmoins qui fut rudement vangé sur les siens par un juste jugement de Dieu.

Apres avoir repudié la fille du Roy Didier, il espousa consecutivement trois femmes, dont de la premiere il eut six enfans, Charles, Pepin, Louys, Bertrude, Berthe, & Gillette: de la seconde, Tetrude, & Hildude: & de la troisiesme, nuls. Charles mourut du vivant du pere, sans hoirs procreez de soy, Pepin son second fils Roy d' Italie mourut pareillement le pere vivant, delaissé son fils Bernard pour son successeur: De maniere qu' à Charles (depuis dit Charlemagne, pour la magnanimité de ses faits) ne restoit plus de masle que Louys pour son fils, & Bernard pour arriere-fils. Or est-ce la verité qu' apres le decez de sa quatriesme femme il se ferma en matiere de mariage. Mais comme il est mal aisé de tenir une bonne fortune en bride, aussi ce grand Prince ayant attaint au dessus de tous ses desirs, par les grandes victoires qu' il avoit rapportees de ses ennemis, commença de n' avoir dedans sa maison, autre plus grand ennemy que soy mesme. Se donnant à la veüe de tous diverses garces, desquelles il eut trois bastards, Dreux, Hugues, & Theodoric, sans faire estat des bastardes. Et à l' exemple de luy, ses propres filles ne manquerent de serviteurs, non plus que la plus part des autres Dames. De maniere que la Cour de ce grand Empereur, n' estoit qu' une banque de toute honte & pudeur. Qui le fit tomber en telle nonchalance de son devoir, que combien qu' en luy fut l' accomplissement de cette famille: toutes-fois la fin de sa vie fut le commencement de sa ruine.

François Petrarque fort renommé entre les Poëtes Italiens, discourant en une Epistre Latine son voyage de la France, & de l' Allemagne, nous raconte que passant par la ville d' Aix la Chappelle, il apprit de quelques Prestres une histoire prodigieuse, qu' ils tenoient de main en main pour tres-veritable. Qui estoit que Charles le Grand, apres avoir conquesté plusieurs païs, s' esperdit de telle façon en l' amour d' une simple femme, que mettant tout honneur & reputation sous pieds, il oublia non seulement les affaires de son Empire, mais aussi le soing de sa propre personne, au grand desplaisir de chacun. Estant seulement ententif à courtizer ceste Dame, laquelle par bon heur commença de s' alliter d' une fort grosse maladie qui luy apporta la mort. Dont les Princes & grands Seigneurs furent grandement resjoüis. Esperans que par cette mort Charles reprendroit comme devant, & ses esprits, & ses affaires en main. Toutesfois il se trouva tellement infatué de cet amour, qu' encores cherissoit il ce cadaver, l' embrassant, baisant, & accolant de la mesme façon que devant, & au lieu de prester l' aureille aux legations qui luy survenoient il l' entretenoit de mille bayes, comme s' il eust esté plein de vie. Ce corps commençoit desja, non seulement de mal sentir, mais aussi se tournoit en putrefaction, & neantmoins n' y avoit aucun de ses favoris qui luy en ozast parler; Dont advint que l' Archevesque Turpin mieux advisé que les autres, pourpensa que telle chose ne pouvoit estre advenuë, que par quelque sorcelerie. Au moyen dequoy espiant un jour l' heure, que l' Empereur s' estoit absenté de la chambre, commença de foüiller le corps de toutes parts: Finalement trouva dedans sa bouche au dessous de sa langue un anneau, qu' il luy osta le jour mesme. Charlemagne retournant sur ses premieres brisees, se trouva fort estonné de voir une carcasse ainsi puante. Parquoy, comme s' il se fust reveillé d' un profond somme, commanda que l' on l' ensevelit promptement. Ce qui fut fait, mais en contr'eschange de cette folie, il tourna tous ses pensemens vers l' Archevesque porteur de cet anneau, ne pouvant estre de là en avant sans luy, & le suivant en tous les endroits. Quoy voyant ce sage Prelat, & craignant que cet anneau ne tombast és mains de quelque autre, le jetta dedans un lac prochain de la ville. Depuis lequel temps l' on tenoit que l' Empereur s' estoit trouvé si espris de l' amitié du lieu, qu' il ne desempara la ville d' Aix, où il bastit un Palais, & un Monastere, en l' un desquels il parfit le reste de ses jours, & en l' autre voulut y estre ensevely: ordonnant par son testament que tous les Empereurs de Rome eussent à se faire sacrer premierement en ce lieu.

Que cela soit vray ou non je m' en rapporte, tout ainsi que le mesme Petrarque, à ce qui en est: si estoit-ce un commun bruit, qui lors couroit en la ville d' Aix, lieu ou reposerent les os de Charlemagne. De laquelle histoire ou fable Germantian a fort bien sceu faire son profit, pour averer & donner quelque authorité à l' opinion de ceux qui soustiennent les malins esprits se pouvoir enclorre dedans des anneaux. Or que Charlemagne fust grandement adonné aux Dames sur la fin de son aage, mesme que ses filles qui estoient à la suite fussent quelque peu entachees d' amourettes, Aimoïn le Moine, vivant du temps du Debonnaire, nous en est tesmoin authentique: qui dit qu' à l' advenement de ce Prince à la Couronne, la premiere chose qu' il eut en recommandation, fut de bannir de la Cour les grands troupeaux des filles de joye qui y estoient demeurez depuis le decez de Charlemagne son pere, & aussi de confiner en certains lieux ses sœurs, qui ne s' estoient peu garentir des mauvais bruits, pour la dissoluë frequentation qu' elles avoient euës avec plusieurs hommes. Quelque grandeur de souveraineté qui soit en un Roy, ores que comme homme, de fois à autres il s' eschape, si doit-il tousjours rapporter ses pensees à Dieu, & croire qu' il est le vray juge de nos actions, pour les punir quelquesfois en nous de nostre vivant, ou bien à nos enfans apres nos decez. Chose que trouverez averee en ce que je discourray cy-apres. N' attendez doncques de moy au recit de ce present suject, que des injustices, partialitez & divisions entre les peres & les enfans, guerres civiles de freres à freres, oncles qui malmenerent leurs nepueus, tromperies entremeslees de cruautez, le tout basty par juste jugement de Dieu. Et parce que des trois enfans masles de Charlemagne il ne restoit que Louys le Debonnaire son fils, & Bernard son petit fils, c' est en cestuy auquel je commenceray les discours de cette histoire tragique.


Fin du Dixiesme Livre des Recherches.

tombeau, Charlemagne, Carlomagno, Carolus Magnus, Carles Magne, Carolo Magno

mardi 15 août 2023

10. 20. Dont procederent les calomnieuses accusations contre la Royne Brunehaud, & qui fut la vraye cause de la cruauté exercee contre elle.

Dont procederent les calomnieuses accusations contre la Royne Brunehaud, & qui fut la vraye cause de la cruauté exercee contre elle.

CHAPITRE XX.

Nous avons deux Roys ausquels l' ancienneté donna le titre de Grand: Sous la premiere lignee, Clotaire second, (car ainsi est il honoré par le Greffier du Tillet) & sous la seconde Charles premier de ce nom, depuis appellé Charlemagne. Et tout ainsi que pour exalter les faits heroïques de Charles se trouverent plusieurs gaste-papiers, les uns qui par leurs Romans, les autres qui sous le nom d' Histoires, nous repeurent de plusieurs mensonges concernans l' Estat à l' avantage de ce Roy, comme de l' introduction des Pairs, des Parlemens, de l' Université de Paris, & autres particularitez, dont les vrays Autheurs de son temps, & ceux qui n' en furent esloignez n' ont parlé: Aussi les personnes Ecclesiastiques & Moines, qui sous la premiere lignee, & long temps apres s' estoient donné toute jurisdiction sur la plume en cette France, controuverent diverses fables pour couvrir la honte & pudeur de la furieuse cruauté, que Clotaire avoit exercee sur la Royne Brunehaud. Et comme par malheur chacun se plaist plus sur la mesdisance; aussi ceux qui depuis ont escrit, l' ont renvié les uns sur les autres. Toutesfois quelques uns plus retenus ont pretendu cette cruauté estre du tout fabuleuse, ne se pouvans faire accroire qu' elle eust peu se loger en une ame si debonnaire, comme estoit celle du Roy Clotaire. Chose dont il ne faut meilleur ny plus prompt tesmoignage que de Fredegaire le mesdisant, lequel apres avoir descouvert les cruautez barbaresques executees contre Brunehaud par le commandement expres de Clotaire, nous faict part tout soudain d' un traict de sa clemence admirable, que je ne die inimitable, qui fut tel.

Lendemon Evesque de Sion envoyé par Alethee Patrice de Provence, pour suborner la Royne Bertrude femme de Clotaire luy dit: que par le calcul exact qu' il avoit fait des Astres, il trouvoit que le Roy son mary devoit mourir dedans l' an, & que s' il luy plaisoit entendre au mariage d' elle, & Alethee, extraict de la race des Anciens Roys de Bourgongne, & enlever quant & soy tous les thresors, il estoit prest de l' espouser, & feroit mourir sa femme: Quoy faisant Alethee se promettoit d' arriver à la Royauté. Ce dont la Royne preude Princesse ayant donné advis au Roy, l' Evesque en ayant eu le vent se sauva de vistesse. Jamais crime de leze Majesté ne fut circonstancié de tant d' ordures, vilenies, & meschancetez que cestuy, un Prelat contrefaire le devin, mesme sur la mort du Roy son Seigneur, pour parvenir à sa malheureuse intention, de là devenir maquereau, pour non seulement suborner la pudicité d' une saincte Royne; ains pour mettre le divorce entre le Roy son mary & elle, brasser un autre mariage, fondé sur la mort future d' une autre femme; le tout sous une esperance de troubler l' Estat par nouveaux troubles & divisions. Toutesfois Clotaire par sa debonnaireté prit pour le regard de l' Evesque en payement, les humbles supplications & prieres à luy faites par un Abbé: Ordonnant pour toute peine qu' il feroit de là en avant faire residence actuelle en son Evesché, qui estoit luy imposer pour supplice, ce qui estoit du deub de sa charge. Et quant à Alethee il se contenta de sa teste, sans autres tortures de membres. Toutesfois ce fut toute autre leçon en la Royne Brunehaud: Aimoïn s' est bien donné garde de toucher cette corde d' Alethee, sçachant que cette clemence si proche desmentoit la cruauté precedante. Vray Dieu! dont pouvoit provenir cette contrarieté d' opinions en un mesme esprit, & presque en un mesme temps? car pour bien dire, il n' y eut pas moins de faute en la trop grande clemence, que ce Roy exerça contre le Patrice, & l' Evesque, qu' en la trop grande & excessive cruauté contre la Royne Brunehaud, je le vous diray en peu de paroles. Tout cecy est deu à la detestable garnison de Garnier Maire du Palais de Bourgongne.

L' an de la conqueste du Royaume d' Austrasie sur Theodebert à peine estoit expiré, que Theodoric le conquerant alla de vie à trespas l' annee fix cens dix-sept, delaissez quatre siens enfans naturels, Sigebert, Childebert, Corbe, & Meroüee, & la Royne Brunehaud son ayeule, ainsi que j' ay touché par l' autre Chapitre, & suis encore contrainct de le dire. Sigebert l' aisné aagé d' unze ans, Childebert de dix, Corbe de neuf, Meroüee de six, & Brunehaud de soixante & douze ans. En tous lesquels y avoit grande foiblesse d' aages, és Princes, pour le peu d' ans qui estoit en eux, & en la Princesse pour le trop. Et par consequent peu de ressource en eux tous, en cas de malheureux succez. C' est pourquoy les Austrasiens & Bourguignons commencerent de projetter un nouveau party. Qui fut de se soubmettre sous la puissance du Roy Clotaire, aagé lors de trente ans ou environ, lequel s' estoit grandement accommodé pendant les divisions des deux freres.

Les Austrasiens maniez par Arnoul & Pepin deux des principaux Seigneurs du pays, aucunement excusables, tant pour avoir veu la detestable cruauté que Theodoric avoit sur son advenement pratiquee contre son nepueu enfançon, fils du Roy Theodebert, que pour estre ses nouveaux subjects non encore duicts à luy obeïr, quand il fut prevenu de mort. Soubs quelles conditions ces deux Princes conducteurs de cette orne, entrerent en ce nouveau party, nos Histoires n' en parlent point. Mais quant aux Bourguignons qui avoient tousjours esté ses naturels & anciens subjects, ils ne s' en pouvoient excuser: estans mesmement à ce induits & conduits par les sourdes persuasions & menees de Garnier Maire du Palais, soubs la protection duquel la Royne Brunehaud s' estoit mise avecques ses quatre arriere-petits enfans; & soubs cette asseurance ayant faict proclamer en la ville de Mets, Sigebert l' aisné Roy de Bourgongne, & de Austrasie, elle le laissa és mains de Garnier pour le conduire & recognoistre Roy és villes de la nouvelle conqueste, qui estoient l' oree de la riviere du Rhin, dont elle n' estoit encore grandement asseuree. Mais au lieu de rendre ce bon & fidele service à son Maistre, il negotia le contraire, & fit promettre aux premiers Seigneurs de se reduire soubs la principauté de Clotaire. L' enfance des Princes, leur illegitimité, l' ancienneté de la Royne, sans aucun soustien, luy facilitoient en cela la voye de son dessein. Et sur l' asseurance qu' il prend d' eux; joint la secrette intelligence qu' il avoit avecques les autres Princes d' Austrasie, il ne douta de capituler avecques Clotaire: Mais soubs tel si & condition, qu' il seroit confirmé en son Estat de Maire du Palais, & qu' il n' en pourroit estre desposé, tant & si longuement qu' il vivroit. Chose qui luy fut aisément promise soubs grands sermens par Clotaire: lequel par ce moyen se faisoit Maistre des deux Royaumes à fort bon compte & petit bruit. Soubs cette asseurance Clotaire arme, & entre dedans les païs de Bourgongne & Austrasie, les fourrageans. Brunehaud qui lors sejournoit en la ville de Wormes, le somme par Ambassades de ne point passer plus outre. Mais luy asseuré des promesses qui luy avoient esté faites, declare qu' il n' en feroit rien, & qu' il ne vouloit estre creu, ny la croire de leurs differens, ains s' en rapportoit à la Noblesse, tant de Bourgongne, que d' Austrasie pour les juger. Sur cette response elle faict lever des gens, pour faire teste à son ennemy, soubs la conduite de Garnier, auquel elle avoit apres Dieu mis toute sa fiance, & luy consigne mesmement ses quatre enfans, pour les proteger. Les armees s' approchent l' une de l' autre, en bonne resolution (ce sembloit il) de joüer des cousteaux: Mais quand se vint au joindre, Garnier & ses partisans saignerent du nez, & se rendirent à celuy, qui les receut fort aisément à mercy, comme siens. Et pour rendre cette trahison en tout accomplie, Garnier meit és mains de Clotaire, tous les enfans de Theodoric, horsmis Childebert, lequel monté sur un bon roussin se garentit de vistesse; & toutesfoit ne fut depuis veu. Selon la supputation des Chroniques, il ne devoit estre lors aagé que de dix ans pour le plus, & neantmoins en ce bas aage il eut le sens & la force de se sauver des embusches du traistre. Des trois autres presentez au Roy je vous ay discouru par le precedant Chapitre ce qu' ils devindrent. Ainsi s' impatroniza le Roy Clotaire des Royaumes de Bourgongne & Austrasie, se faisant Monarque des deux Frances, tant deça, que delà le Rhin. Restoit la Roine Brunehaud, qui s' estoit sauvee en la Franche-Comté, ou és environs. Espine aucunement en la teste du Roy Clotaire: car advenant que Childebert fust retrouvé & retourné, on craignoit qu' il ne remuast quelque nouveau mesnage avecques sa bisayeule. C' est pourquoy Garnier pour complément de son bon & agreable service, la fit chercher par Herpon Comte d' Estable de Bourgongne (c' estoit lors ce que nous avons depuis appellé premier Escuyer du Roy) ayant esté trouvée, elle fut par Garnier presentee au Roy qui en fit l' execution telle que je vous ay discouruë. Tout ce que je vous ay icy presentement discouru, je l' ay emprunté d' Aimoïn. Vray que j' ay oublié la farce qui y est: car il dit que soudain apres que Brunehaud eut chargé Garnier & Alboïn, un autre sien confidentaire, de conduire Sigebert le long du Rhin, pour le faire recognoistre Roy par les villes de la nouvelle conqueste, elle escrivit tout aussi tost des lettres à Alboïn, luy commandant de le faire mourir. Les dites lettres estans par luy leües, & aussi tost deschirees en la presence de plusieurs Seigneurs, les pieces en furent sur le champ curieusement ramassees par un valet de Garnier, qui se donna le loisir de les adjuster ensemble sur une table avecques de la cire, & ayant trouvé qu' elles concluoient à la mort de son Maistre, il les luy bailla. Ce qui l' occasionna de tourner sa robbe, & de joüer tout autre rolle qu' il n' avoit promis de faire.

De ma part je ne doute point que Garnier qui estoit homme meschant, pour pallier sa trahison, ne meit du depuis ce faux pretexte en avant: mais il y en a si peu d' apparence que c' est manque de sens commun d' y adjouster foy. Ceux qui veulent donner quelque passe-port à ces lettres, disent que depuis le departement de Garnier la Royne estoit entree en deffiance de luy, sur un nouvel advis que l' on luy avoit donné. Quand ainsi eust esté, que non, Alboïn personnage de choix, & creature de la Royne, avoit peu lire ces lettres en presence d' autres Seigneurs, ne sçachant qu' elles contenoient: Mais apres les avoir leuës, voyant ce qu' elles contenoient, & qu' il les eust deschirees & mises en pieces devant eux, il est mal-aisé de le croire: Ny plus ny moins que du varlet qui se trouva à point nommé pour recueillir les pieces, & en apres se donna la patience de les rabienner sur une table, luy qui ne sçavoit qu' elles concernassent le faict de son maistre. Et vrayment il y a tant d' artifice exquis & affecté en ce discours, que l' homme le moins clair-voyant le jugera, non histoire, ains conte fait à plaisir, tel que l' on trouve dedans les histoires fabuleuses d' Herodote. Comme aussi est-ce la verité que si la Royne pendant le voyage du Roy Sigebert, fust entree en quelque nouveau soupçon de Garnier, le voyant à son retour plein de vie, elle se fust bien donnee garde (en ce grand coup d' Estat contre Clotaire) de luy laisser le commandement absolu sur son armee, & moins encores de mettre entre ses mains, non seulement son aisné, ains ses autres enfans puisnez pour les proteger. Et à vray dire cette seule consideration monstre qu' il y a eu beaucoup du Moine en Aimoïn, quand il a voulu faire passer à la monstre cette farce pour histoire.

Et tout ainsi que pour donner fueille à sa trahison, Garnier trouva ce faux pretexte; aussi pour la rendre de tout point excusable, il falloit figurer à Clotaire une Brunehaud pour la plus meschante & malheureuse Princesse, qui oncques eust esté veuë sur la terre. Or que Garnier avecques ses adherens fut celuy qui la fit depuis chercher, & estant trouvee en fit present au Roy Clotaire, pour la faire mal-mener de la façon qu' elle fut, vous le trouverez dedans le mesme Aimoïn faisant son propre fait de la mort de cette Princesse. Quelques uns, comme j' ay dit, estiment que cette mort soit une fable, pour l' enormité du supplice, singulierement de la part d' un Prince, qui en matiere de clemence fut le parangon de tous les autres, & mesme sur calomnieuses accusations. Toutesfois la grande obligation que Clotaire avoit à Garnier, qui l' avoit fraischement fait Roy de Bourgogne & d' Austrasie, sans coup ferir: Garnier vous dis-je, qui avoit interest de faire estimer par toute la populace, cette Princesse la plus detestable du monde, pour monstrer avecques quelle juste raison, il avoit affranchy son peuple de sa servitude, vous trouverez qu' il y avoit subject de la part du Roy, pour le grand contentement de son bien-faicteur d' une punition beaucoup plus griefve. L' atrocité de la peine faisoit croire que les delits dont ses ennemis la chargeoient, estoient veritables: Et à tant loüoient la nouvelle revolte de Garnier. En somme, pour finir ce Chapitre és deux Roys Clotaire & Charlemagne, par lesquels je l' ay commencé, il y eut sous leurs regnes deux grands traistres, Garnier sous Clotaire, Ganes sous Charlemagne. Contre cestuy-cy tous les Romains qui en ont escrit degenerent; d' autant que par sa trahison le Roy Charlemagne courut une mal-heureuse fortune en la journee de Roncevaux. Au contraire Garnier estoit infiniment honoré par la plume des Moines: Parce que sa trahison avoit tres-heureusement reüssi à l' advantage du Roy Clotaire. Et neantmoins Dieu ne voulut pas laisser, ny cette trahison, ny cette cruauté impunies, non point en la personne de Garnier, qui mourut de sa mort naturelle Maire du Palais de Bourgongne, ains de Godin son fils. Histoire que je veux vous discourir en passant avant que clorre ce Chapitre.

Ce jeune Seigneur soudain apres la mort de Garnier son pere, s' amouracha de Berthe sa belle mere, & l' espousa, dont le Roy Clotaire desmesurément indigné commanda qu' on le mist à mort. Toutes-fois il obtint sa grace par les intercessions & prieres de Dagobert fils aisné du Roy Clotaire, à la charge qu' il quitteroit sa nouvelle espouse: ce qu' il fit. Mais elle d' un cœur malin tout aussi tost l' accusa, qu' il avoit conjuré d' attenter contre la vie du Roy. Et ores que par plusieurs sermens par luy faicts solemnellement sur les Sainctes Evangiles és Eglises de sainct Medard de Soissons, sainct Vincent de Paris, sainct Martin de Tours, & sainct Aignan d' Orleans, il se fust purgé, combien que ce serment fust l' une des voyes que l' on practiquoit en ce temps là, pour la justification de celuy qui se pretendoit innocent, toutes-fois le Roy sans plus amplement s' en esclaircir, permeit qu' il fust assassiné par gens atitrez, au milieu d' un festin dedans la ville. Si justement, ou injustement, je m' en rapporte à ce qui en est. Tant y a que Dieu punit souvent les enfans pour les fautes commises par leurs peres: Ainsi prit en Godin fin la race & racine masculine de Garnier, & en tout ce que je vous ay par plusieurs Chapitres discouru, je voy la Justice de Dieu executee par l' injustice des hommes, pour se vanger des fautes par eux commises: Un Theodebert qui avoit violé le droict des armes au desadvantage de Theodoric son frere, estre avecques un sien fils par luy cruellement mis à mort. Et pour punir cette cruauté Theodoric mourir d' un coup de tonnerre, & en moins d' un an ensuivant ses enfans & son ayeule estre exposez à la mort par la trahison de Garnier, & commandement de Clotaire, Garnier puny apres sa mort en la personne de son fils, pour ne faire la parole de l' Eglise menteuse, quand elle dit: Ne reminiscaris peccata nostra, vel parentum nostrorum. Restoit à executer les vengeances, tant contre les anciennes cruautez de Fredegonde mere, que nouvelles du Roy Clotaire son fils: Dieu en fit une punition à la Royale. Car sans le chastier en sa personne, il voulut que dedans sa grandeur fust logé le commencement de la ruine de luy & de sa posterité, ainsi que j' ay plus amplement touché par l' un des precedens Chapitres.

10. 19. Procedures extraordinaires inexcusables, & faicts calomnieux, sur lesquels la Royne Brunehaud fut exposee à un impiteux supplice.

Procedures extraordinaires inexcusables, & faicts calomnieux, sur lesquels la Royne Brunehaud fut exposee à un impiteux supplice.

CHAPITRE XIX.

He vrayment! il ne faut trouver estrange, que la memoire de cette Princesse eust esté de cette façon deschiree, sur faits calomnieusement controuvez contr'elle apres sa mort, veu que dés son vivant elle ne se peut exempter d' autres calomnies, sur lesquelles elle fut condamnee à mort, & son corps cruellement mis en pieces. Histoire que je recueille de Fredegaire & Aimoïn, Autheurs souvent par moy cy-dessus alleguez, qui est le subject de ce present chapitre.

Le Roy Theodoric allant de vie à trespas delaissa quatre enfans qu' il avoit eus de quatre concubines, Sigebert, Childebert, Corbe, Meroüee, & avecques eux la Royne Brunehaud son ayeule. Apres le decez de luy, le Roy Clotaire s' estant emparé des Royaumes de Bourgongne, & d' Austrasie, & de la bisayeule, & de trois des arriere-petits enfans: le tout par la trahison de Garnier Maire du Palais de Bourgongne; lesquels luy ayans esté presentez, il fit soudain mettre à mort Sigebert & Corbe, devant les yeux de leur bisayeule, & au regard de Meroüee qu' il avoit tenu sur les fonts baptismaux, luy sauva la vie en consideration de cette filiation spirituelle, & le bailla en garde à un sien Secretaire, toutesfois depuis ce temps je ne voy ny voix, ny vent de luy dedans nos Histoires, non plus que de Childebert second fils, qui auparavant s' estoit garanty par la fuite sur un fort destrié. Non content de cette belle emploite il fit sommairement & de plain le procez extraordinaire à la Royne Brunehaud, sur dix chefs d' accusation qui furent contre elle proposez par ses ennemis. C' est à sçavoir qu' elle avoit fait mourir, quoy que soit esté cause de la mort de dix Roys: Entendans sous ce mot, non qu' ils fussent tous qualifiez Roys, mais bien les uns estans Roys, & les autres extraicts de sang Royal; C' est à sçavoir Sigebert son mary, Meroüee & Chilperic son pere, un autre Meroüee fils du Roy Clotaire, Theodebert, & son fils Clotaire, Theodoric, & ses trois enfans (ainsi sont ils, & de tel ordre denombrez par Fredegaire, car quant à Aimoïn, encore qu' en gros il face mention de dix Roys; toutesfois il ne les particularize, se contentant d' aigrir l' affaire par la Rhetorique claustrale, en quelques uns des Roys dont il parle.) Sur ces accusations le Roy du jour au lendemain la condamne en son Conseil, d' estre par trois jours tourmentee en sa personne à huis clos, puis conduite sur un chameau par tout le camp,  non tant a fin que son armee fust spectatrice de sa misere, que pour luy servir en sa misere d' opprobre, mocquerie & illusion. Et finalement qu' elle fust attachee par les bras & cheveux à la queuë d' un cheval fougueux, & trainee par les voiries, jusques à la fin de sa vie. Ainsi jugé, & aussi tost en tout & par tout executé: & cette Princesse ainsi liee, au premier coup d' esperon donné au cheval, elle eut la teste ecervelee, & de là sans conduite de frain, trainee par halliers, hayes, buissons, broussailles & rochers, son corps deschiré & mis en pieces de telle sorte, qu' à peine en resta-il la carcasse.

Cette Histoire a esté par succession de temps, & de main en main representee, non seulement par les nostres; ains reblandie, comme ayant esté pris un juste supplice de cette Dame: Et de moy je l' estime la plus honteuse, inhumaine, & detestable, qui fut jamais couchee sur le papier. Si Clotaire l' eust fait passer par le fil de l' espee, comme ses arriere-petits enfans, peut estre y avroit il excuse comme d' une mort d' Estat, je veux dire comme de celle par laquelle, selon le monde, il voulust asseurer de tout poinct l' Estat par luy de nouveau conquis: Mais de l' avoir voulu revestir d' un faux pretexte de Justice, je dis & soustiens que ce fut non seulement violer le droict de gens & des armes; ains tout droit divin & humain, de quelque façon qu' il vous plaise mesnager cette Histoire. Premierement à qui est fait le procez? A une Royne & Princesse souveraine: Doncques non justiciable de celuy entre le mains duquel elle estoit tombee. Partant devoit son malheur aboutir, ou à une rançon seulement, ou bien à une longue prison, & detention de sa personne, ou en tout evenement à une mort, mais non cruelle, & exemplaire, comme cette-cy. Par qui est fait ce procez? non seulement par celuy qui estoit le juge, ains la partie; car pour tel vous est-il figuré par Aimoïn, quand il en parle. Sur quoy estoit l' accusation fondee? sur dix morts de Roys. Paravanture furent tous les chefs de cette accusation averez? Rien moins: mais aussi tost proposez: aussi tost la Princesse exposee à mort. Et qui est chose pleine d' une compassion admirable, non seulement ils ne furent averez; ains au contraire la calomnie s' y voit à l' œil: car quant à ce qu' en premier lieu on luy objecta, qu' elle estoit cause de la mort du Roy Sigebert son mary, comme l' ayant induit à la guerre contre le Roy Chilperic son frere; qui avroit occasionné l' assassinat depuis advenu en sa personne, c' est un vray songe & fantosme. Parce qu' en toute l' Histoire de Gregoire vous ne trouverez estre parlé d' elle depuis son mariage, sinon lors qu' advertie de la mort du Roy son mary, elle fit sagement evader de Paris le jeune Roy Childebert son fils. Et au surplus, le mesme Autheur nous enseigne que Chilperic fut le premier boute-feu de leurs guerres. Jusques à ce qu' en fin ce grand guerrier Sigebert fut assassiné par les embusches de Fredegonde, comme nous avons plus amplement discouru ailleurs; Et neantmoins voila le premier mets de son accusation dont on nous repaist, pour rendre l' innocence de cette pauvre Princesse inexpiable, pour avoir fait mourir son mary. Vous pourrez par cela juger quel est le demeurant du service. On luy objecte en second lieu la mort de Meroüee fils aisné du Roy Chilperic. Je vous ay cy-dessus recogneu, & encore recognois franchement, que pour se vanger de la mort du Roy son mary, elle espousa le fils de son ennemy, esperant par son moyen trouver par luy sa vangeance contre le pere: & encore que son intention ne luy reüssist à souhait; toutesfois il n' y avoit en cecy matiere de luy faire son procez, non plus qu' à la Royne Fredegonde qui reellement & de fait avoit faict mourir Sigebert. Adjoustez qu' apres la rupture de ce mariage, Brunehaud ayant esté reintegree en sa ville de Mets, on ne pouvoit plus luy rien imputer. Comme aussi est-ce la verité recogneüe par le mesme Gregoire, qui m' est en ce sujet un autre Evangeliste, si ainsi me permettez de le dire, que Meroüee fut tué, non par le commandement de son pere; ains à son deceu, par les menees de Fredegonde sa belle mere. Car quant à la mort de Chilperic, jamais on n' en soupçonna Brunehaud. Recours à toute l' histoire du mesme Gregoire, voire à celle de Aimoïn, qui fait tomber ce meurtre sous le glaive de Fredegonde & Landry. Et de fait toute la querelle que Childebert avoit dedans Gregoire contre son oncle Gontran, estoit a fin qu' il permist la porte luy estre ouverte à se vanger contre

Fredegonde & Clotaire son fils, tant de la mort du Roy Sigebert son pere, que de celle du Roy Chilperic son oncle. Et pour monstrer que ce n' estoit feintise, soudain que Gontran eut les yeux clos, Childebert leva les armes contre eux. On accusa en quatriesme lieu cette Princesse, d' avoir fait mourir un autre Meroüee fils de Clotaire, je vous prie de considerer la sottie de cet impropere. Il y eut pres de la ville d' Estampes une bataille donnee entre les Roys Clotaire & Theodoric, l' armee de Clotaire estoit conduite par Landry Maire de son Palais, sous l' authorité de Meroüee son fils; celle de Theodoric sous sa banniere & authorité par Arnoul Maire de son Palais grand Capitaine, lequel y mourut, mais en mourant obtint la victoire au Roy son Maistre; & de l' autre costé fut pris Meroüee: Quelle fut depuis sa fin, l' Histoire n' en parle point, au moins on se fait accroire qu' on le fit mourir en prison, & y en a tres-grande apparence: Mais de l' attribuer à Brunehaud, il n' y en a nulle preuve; au contraire si en ces obscuritez la vray-semblance tient souvent lieu de la verité, il y a bien grande apparence que pour vanger la mort qui luy avoit procuré une si grande victoire, il s' estoit voulu vanger sur la vie de Meroüee. Aimoïn rudoyant par aigres paroles Brunehaud, objecte à Brunehaud que par ses frequentes & souvent reïterees importunitez, donnant à entendre à Theodoric que Theodebert n' estoit son frere, avoit semé la zizanie de division entr'eux, cause de la ruine fatale de Theodebert: induisant par cela que Theodoric estoit l' agresseur. Au contraire celuy qui fut promoteur des guerres d' entre les deux freres fut Theodebert (esquelles il rendit les abois) par le tesmoignage du mesme Aimoïn. Pour 5. chef de son accusation, on luy mit sus qu' elle avoit fait mourir le Roy Theodebert son petit fils. Si vous parlez à Fredegaire, il fut fait prisonnier par Theodoric, & confiné de Colongne en la ville de Chaalons sur Saone: Nulle mention de sa mort: Si à Aimoïn, il fut traistreusement meurtry par l' un des citoyens de Colongne, qui fit tout aussi tost present de sa teste à Theodoric. Les choses estans telles, comment y pouvez vous engager le fait de la Royne Brunehaud? Et neantmoins pour ne flatter sous faux gages son histoire, je veux croire que luy ayant esté envoyé elle luy fit prendre la tonsure de Clerc, & quelque temps apres tuer pour faire plaisir au Roy Theodoric, car ainsi l' apprens-je de Jonas en la vie de S. Colombain: Jonas dis-je qui florissoit de ce temps-là. Pour 7. chef on luy impute qu' elle avoit fait mourir Theodoric puis trois de ses enfans. Quant à Theodoric, à la verité telle est l' opinion d' Aimoïn, mais desmenty par Fredegaire son devancier qui le declare estre mort d' un flux de sang: & cestuy pareillement par Jonas qui dit que ce fut d' un coup de foudre. Et pour le regard de ses trois enfans, fut-il jamais histoire plus digne d' un Escolier, ou d' un Moine claustral que cette-cy?, qu' à la veüe de tous Clotaire en fit mourir deux, & le troisiesme sous main, feignant de le vouloir conserver, & neantmoins que ces trois cruautez soient rejettees sur cette malotruë Princesse? Joint que ce ne fut elle qui fit prendre les armes par le Roy Clotaire contre ses enfans; & de ce je n' en veux meilleur tesmoin qu' Aimoïn. Or combien que selon le droit commun du genre humain il ne fust en la puissance du Roy Clotaire de faire le procez extraordinaire à cette Dame, Royne & Princesse souveraine, & ores qu' en sa puissance il eust esté, toutes-fois que toutes ces imputations fussent fausses & calomnieuses, horsmis une, sans en faire aucune perquisition, sans avoir esgard, ny à son sexe, ny à la longueur de son aage, qui estoit de 73. ans, ny à sa qualité de fille, femme, mere, ayeule, & bisayeule de Roys, elle fut horriblement traictee de la façon que je vous ay cy-dessus discouru. Cruauté qui n' eut oncques sa pareille en son tout. Et qui est plus espouvantable, c' est qu' elle proceda de la part d' un Roy, non seulement debonnaire & clement; ains la mesme debonnaireté par dessus tous nos Roys de la premiere lignee. Qui a fait estimer à quelques uns, que cette histoire estoit fabuleuse. Discours que je reserve au chapitre prochain.

dimanche 13 août 2023

10. 2. Deportemens extraordinaires tant bons que mauvais, de la Royne Fredegonde, selon la commune leçon de nos Historiographes.

Deportemens extraordinaires tant bons que mauvais, de la Royne Fredegonde, selon la commune leçon de nos Historiographes.

CHAPITRE II.

Je donneray par ce Chapitre & le suivant, lieu à la commune leçon de nos Histoires, pour vous deduire puis apres ce qu' il m' en semble. Car combien que j' y adhere en plusieurs parcelles, si n' ay-je peu tant gaigner sur moy de la recognoistre pour vraye en tout: cependant je vous serviray icy de la commune opinion.

Le Roy Clotaire premier decedé delaissa quatre enfans qui partagerent entr'eux le Royaume sur le mesme pied que les quatre du grand Roy Clovis leur ayeul. Et ayans jetté au lot (car ainsi trouvé-je que les partages se faisoient lors entre les enfans de nos Roys) à Charibert escheut le Royaume de Paris, à Gontran celuy d' Orleans, à Chilperic celuy de Soissons, & à Sigebert celuy de Mets, autrement d' Austrasie. Cestuy-cy espousa Brunechilde, autrement appellee Brunehaud, ainsi que du nom de Mathilde, nos ancestres firent une Mahaut. Chilperic Prince mal né espousa trois femmes, la premiere fut Audoüere extraicte de bas lieu: mais une tres-preude Princesse, avecques laquelle il entretenoit une jeune Damoiselle nommee Fredegonde dont il abusa. Advint qu' estant allé en quelque expedition sa femme pendant son absence acoucha d' une fille, & sur l' obscurité de trouver marreine de marque, Fredegonde artificieuse luy remonstra qu' elle se travailloit en vain: portant quant & soy ce qu' elle desiroit en une autre, parce qu' elle pouvoit tenir sur les Fonds Baptismaux son enfant: Ce que ceste bonne & simple Princesse fit. Conseil donné expressément par cette Damoiselle malicieuse, pour mettre la Royne en mauvais mesnage avecques le Roy, ainsi que l' evenement le manifesta: car luy retournant, Fredegonde vint au devant; & comme si elle eust esté bien marrie, luy raconte le malheureux accident qui luy estoit advenu par l' imprudence de la Royne, & comme il ne pouvoit plus cohabiter avecques elle, par les Constitutions de l' Eglise. La Royne d' un autre costé pensant bien-veigner son mary, luy faict present de sa fille: mais il luy tourne visage, & luy reprochant la faute par elle faite, la relegue en la ville du Mans, apportionnée de quelque pension annuelle pour son viure, & quant à l' enfant l' envoye à Poictiers vers Radegonde Abbesse, a fin d' en faire une Nonnain: Quelques uns disent, & telle est l' opinion d' Aimoïn, que deslors Chilperic espousa Fredegonde, les autres non; De ma part j' adhere à cette seconde opinion. On luy improperoit, qu' il avoit en premieres nopces espousé une fille de bas lieu. Au moyen dequoy pour reparer cette faute, il poursuit en secondes Galsonde sœur aisnee de Brunehaud, avecques promesses & sermens sur les Evangiles par ses Ambassadeurs, qu' il garderoit inviolablement foy maritale à sa future espouse, laquelle sur ces promesses luy est envoyee par le Roy d' Espagne son pere (Athanagilde), avecques plusieurs beaux joyaux dignes d' elle. Les premiers embrassemens de ce mariage passez, cette Princesse en vient bien tost apres au repentir. D' autant qu' elle trouva une compagne de lict, qui non seulement la mesprisoit, ains maistrisoit; Au moyen dequoy elle prie tres-instamment son mary de la renvoyer à son pere, & de vouloir retenir par devers soy toutes les bagues & precieux joyaux qu' elle luy avoit apportez. Chilperic à l' instigation de Fredegonde la renvoye pardevers son vray pere: mais par un renvoy tres-funeste; car elle se trouva en un matin estranglee dedans son lict.

Ce fait il espousa Fredegonde qui commandoit absolument à ses opinions. Advient la mort de Charibert (autrement Cherebert, ou Aribert) Roy de Paris, qui deceda sans enfans, sa succession escheant par ce moyen à ses enfans. Pour laquelle Gontran Roy d' Orleans & de Bourgongne, qui estoit d' un esprit calme, ne fit grande instance. Ce gasteau se devoit partir entre les deux autres freres, mais chacun d' eux desiroit de gaigner la febue sur son compagnon. Grosse guerre s' esmeut entr'eux, Sigebert estoit plus rude joüeur, Chilperic sçavoit plus de tours de souplesse: Et ainsi l' un & l' autre joüans leurs personnages à leurs advantages, selon que les occasions les portoient, Sigebert chassa Chilperic de Soissons, & se fit proclamer Roy dedans Paris, où ayant laissé la Royne Brunehaut sa femme avecques Childebert leur fils, aagé seulement de cinq ans, il reprend ses premiers arrhemens contre Chilperic, qui fut contraint de se blotir dedans la ville de Tournay avecques sa femme & ses enfans: où Sigebert le tint si estroitement assiegé, qu' estant reduit aux termes de desespoir, Fredegonde s' adresse à deux soldats determinez, les somme, les adjure, les prie de se vouloir defaire du tyran, qui les tenoit en tel destroit; œuvre lequel par eux mis à effect seroit pour un tousjours mais solemnizé dedans la posterité, leur promettans monts & merveiles s' ils revenoient sains & saufs de cette saincte entreprise: & que si par malheur ils y mouroient, elle leur procureroit un grand heur, & feroit dire tant de services en l' Eglise pour leurs ames, qu' indubitablement ils se pouvoient asseurer d' un Paradis en l' autre monde. Jamais conseil ne fut mieux pris, ny ne reüssit plus à souhait que cestuy. Et quand je vous en fais part, ce n' est pour faire le procez à la memoire de Fredegonde: car en telles craintes de mort, tous expediens pour sauver sa vie sont estimez bons & valables. Les soldats executent ce qui leur estoit commandé, & sur le champ furent mis en pieces. Brunehaud advertie du meurtre de son mary, fait sagement & à petit bruit descendre dedans une corbeille Childebert son enfant sur les murs de la ville: Qui est en seureté conduit en la ville de Mets, par l' entremise de Gondoubaut l' un des Capitaines du deffunct: où il fut tout aussi tost proclamé Roy d' Austrasie. Chilperic voyant lors sa fortune au large, prend la route de Paris, où les portes luy furent non seulement ouvertes, mais en outre plusieurs Seigneurs Austrasiens se jetterent entre ses bras craignans pis, pour estre tombez sous la domination d' un enfant. Il estimoit entrant dans Paris se saisir, & de la mere & de l' enfant ensemblément, & par mesme moyen s' impatroniser de l' Estat d' Austrasie, mais se trouvant deceu de son opinion d' outre moitié de juste prix par la sage conduite de la mere, il l' envoya sur le champ à la chaude colle à Rouen pour y finir le reste de ses jours. Mais il comptoit sans son hoste; il avoit eu de sa premiere femme trois enfans, Childebert, Meroüee, & Clovis, desquels le premier avoit esté occis à quatre lieuës d' Angoulesme en bataille rangee par les gens du Roy Sigebert quelque temps avant sa mort. Tellement que luy restans les deux autres, il depesche tout aussi tost Meroüee avecques gens, pour en cette nouvelle peur reduire sous son obeïssance le Poictou, & autres provinces qui avoient appartenu à Sigebert: Mais ce jeune Prince qui avoit envisagé d' un bon œil Brunehaud avant son partement de Paris, & trouvée agreable à ses yeux, apres avoir salüé sa mere en la ville du Mans, rebrousse chemin, & s' en vient à Rouen, où sans marchander longuement ensemble l' espouse: Ayans pour principal Ministre de leur mariage Pretextat Evesque du lieu. Chose qui apporta nouveaux tintoins en la teste du pere: lequel tout aussi tost s' y transporte, & les separant l' un de l' autre faict mettre la Princesse en une plus estroite garde qu' auparavant; & quant à son fils le fait tondre & reclurre en un Monastere: Mais quelque temps apres les Austrasiens sous le nom de leur jeune Roy Childebert, envoyent Ambassades pardevers Chilperic, à ce qu' il eust à leur rendre & mettre en pleine liberté leur Royne mere, autrement qu' il en faudroit venir aux mains. Chilperic estimant que la prison d' une seule femme ne devoit causer tant de maux la rendit. Cette Princesse restablie, les cheveux creurent au jeune Prince Meroüee, & par un mesme moyen l' opinion de rentrer en sa premiere principauté. Voila comment Chilperic, Meroüee & Brunehaud joüoient diversement leurs personnages, quand Fredegonde estima devoir estre de la partie. Elle importune à toute reste son mary, à ce que le procez soit fait à Pretextat, en assemblee Conciliaire de Prelats dedans Paris, ce qu' elle obtint. Pour le vous faire court ce Prelat fut non degradé de sa dignité; ains banny en une isle non lonig (loing) de la ville de Coutance, & estimant qu' elle devoit asseurer l' Estat à ses enfans, elle fait soubs main tuer Meroüee, & pour donner couleur à ce meurtre, fait courir un bruict que luy mesme s' estoit fait tuer par un des siens, qui luy estoit un autre soy-mesme, & ce pour ne tomber sous la fureur de son pere qu' il voyoit presente. Passant outre fait pareillement poignarder Clovis son frere puisné, & donne ordre que le poignard luy fust laissé dans ses flancs; a fin qu' on eust opinion que luy mesme s' estoit meffait, & qu' affoibly il n' avoit peu le retirer. Et non assouvie de ces deux cruels assassinats, fit tout d' une suitte mettre à mort la pauvre Royne Audoüere leur mere, pour effacer du tout la memoire de cette famille. Elle pensoit par ces sinistres moyens asseurer l' Estat aux enfans qu' elle avoit lors eus de Chilperic: Mais Dieu spectateur de ces meschantes & malheureuses actions, par une juste vengeance les luy osta tous. Rendant par ce moyen toutes ses esperances affamees, illusoires & sans effect: mais elle pour ne demeurer en friche & suppleer ce deffaut, voulut mettre un nouvel ouvrier en besongne. Ce fut Landry Maire du Palais, avecques lequel elle abusa licencieusement de son corps & de son honneur, & se conduisirent les affaires de telle maniere, que Fredegonde acoucha d' un enfant qui fut nommé Clotaire, avant que d' estre porté sur les fonds, par une grande fatalité: car apres avoir couru diverses rencontres de fortune, desquelles il fut garenty, tant par les astuces de sa mere, que benignité de l' astre sous lequel il estoit né, il se veit en fin Monarque & Roy des deux Frances. A sa naissance furent les prisons ouvertes à tous prisonniers attaints de crimes, & les debtes du Roy remises à ses debiteurs. Mais ceste joye ne fut de longue duree; parce que le Roy au village de Chelles non loing de Paris s' esbattant au deduit de la chace, un matin y voulant aller, soit ou que ses chevaux ne fussent prests, ou bien poussé de l' amour qu' il portoit à sa Fredegonde; ainsi qu' elle lavoit en son cabinet ses cheveux, la vint trouver avant que partir, & par maniere de mignardise la frappa doucement sur l' espaule d' une baguette. Mais elle sans tourner la teste, estimant que ce fust son mignon de couche, luy dit: Vous n' estes pas sage Landry; car le Roy est à peine party, & estes si mal advisé de me venir voir. Cette parole n' estoit pas encore achevee, que le Roy grommelant sort: Et lors la Royne tournant sa face, cogneut qu' elle s' estoit grandement mesprise. Au moyen dequoy elle mande quelque heure apres Landry, & luy compte le malheur qui sans y penser luy estoit advenu; auquel il avroit bonne part, s' il n' y estoit par eux promptement remedié. Partant fut entr'eux conclud de faire massacrer le Roy au retour de la chace. Ce qui fut dextrement executé par les meurtriers, favorisez de l' obscurité de la nuict, qui commencerent à s' escrier que c' estoient gens apostez par Childebert, & d' une mesme main se mettent à poursuivre dedans la forest ceux qu' ils sçavoient n' y estre point. Deslors du coup quelques Thresoriers de la Maison du Roy, se transportent avecques leurs deniers en Austrasie; & d' un autre costé Fredegonde trousse aussi tost bagage, & se loge dedans l' Eglise de Paris pour s' asseurer de sa personne, & lors Raguemonde Evesque la prit en sa garde & protection, non pour amitié particuliere qu' il luy portast; ains pour la conservation des privileges de son Eglise, commun à toutes grandes Eglises qui servoient de franchises à ceux qui s' y refugioient. On fait divers commentaires sur cette retraite: car quelques uns estiment que cette Princesse vaincuë d' un remords de sa conscience, d' une crainte esperduë se jetta entre les bras de l' Eglise. Et les autres (qui n' est pas sans apparence) qu' elle s' estoit fait sage aux despens de la Royne Brunehaud, laquelle pour n' avoir fait le semblable apres la mort du Roy Sigebert son mary, fut faite prisonniere de guerre par Chilperic, & comme telle envoyee en la ville de Rouen. Par ainsi ayant Fredegonde le Roy Childebert pour son ennemy mortel, qui pourroit survenir, elle ne vouloit tomber en ses mains.

Or s' estant de cette façon asseuree de sa personne, & son petit enfant, elle depesche tout aussi tost vers le Roy Gontran son beau-frere, pour luy donner avis de son nouveau desastre, le suppliant en l' honneur de Dieu de vouloir prendre en sa protection la mere, l' enfant, & son Royaume. A cette semonce ce Roy debonnaire vient à Paris bien accompagné, & favorablement accueilly, où ne voulant remuer aucun mesnage au desadvantage de l' enfant, promet de prendre la deffense de luy, de sa mere, & de tout ce qui les concernoit. A peine estoit-il entré par l' une des portes de la ville, que Childebert bien suivy voulut entrer par une autre, pour y faire ses jeux contre la mere & l' enfant: mais il trouva visage de bois. Je vous laisse plusieurs entremets de cette histoire, pour lesquels je vous renvoye à nos autres historiographes, voulant principalement toucher à mon but, concernant les cruautez de Fredegonde premierement, puis de Brunehaud. Bien vous diray-je que Fredegonde ayant receu quelques algarades de Gontran, sceut à la longue si bien mesnager son fait, qu' en fin ce bon Roy se remit sur la mere, du gouvernement de l' enfant, & sur Landry, du Royaume. Estant Fredegonde de cette façon affranchie de sa premiere peur, ne pensez pas que selon les occasions elle ne voulust de fois à autres attenter, tant sur la vie du Roy Gontran (mettant sous pieds l' obligation qu' elle luy avoit) que sur celles de Brunehaud & du Roy Childebert son fils: voire dedans les Eglises; pensant que ces Princes & Princesse s' y tiendroient moins sur leurs gardes pour l' asseurance du lieu: Mais Dieu voulut que ses desseins s' esvanoüirent en fumee, & que les entrepreneurs descouverts furent diversement chastiez selon leurs demerites.

Entre tous il me plaist vous faire part de cestuy-cy: Elle avoit attitré un Oleric, homme pratic en matiere de trahisons, luy commande de se retirer vers Brunehaud, luy enseignant l' ordre qu' il devoit tenir pour la surprendre. Ce qu' il fait, & s' estant presenté à elle luy dit qu' il avoit quitté le service de la Royne Fredegonde pour ses fascheux deportemens; suppliant tres-humblement la Royne Brunehaud le vouloir recevoir au sien. Il estoit homme bien emparlé, & sceut de telle façon chevaler cette Dame, qu' elle luy enterina sa requeste, & la gouvernoit de fois à autre, espiant l' occasion pour executer ce qui estoit commencé: Mais ne s' estant presentee, comme cette trahison se trainoit en longueur, on eut quelque sentiment de la verité de son fait qu' il confessa, puis apres estant exposé à la question: mais il sceut si bien joüer du plat de la langue, qu' il fut renvoyé à sa premiere Maistresse sain & sauf. A laquelle ayant representé comme le tout s' estoit passé, elle luy fit coupper pieds & mains pour avoir failly à une si noble entreprise. Pretextat avoit esté envoyé en exil, & depuis r'appellé par la debonnaireté du Roy Gontran: R'appel que Fredegonde tourna en injure. Au moyen dequoy un jour de Pasques comme on celebroit le service divin en l' Eglise de Rouen, où estoit l' Evesque, il fut par le commandement d' elle tué. Je vous laisse le demeurant de l' Histoire, qui fut pleine de pitié & compassion. Bref, rien ne luy estoit impossible pour mettre en execution tous ses desseins, & pour faillir à quelques uns, elle ne mettoit en surseance les autres.

Advient la mort du bon Roy Gontran qui delaissa deux neueux. Clotaire Roy de Paris & Soissons: Childebert Roy d' Austrasie & de Bourgongne. Adoncques fut veu un nouveau visage d' affaires. N' estans plus les deux jeunes Princes retenus (ou pour mieux dire leurs meres) de la venerable ancienneté de ce bon Roy leur oncle: Childebert rongeoit en soy la vengeance du meurtre proditoirement commis en la personne du Roy Sigebert son pere. Davantage tenoit pour arresté que Clotaire estoit seulement enfant putatif du Roy Chilperic son oncle: Comme de faict il l' avoit souvent soustenu, tant par lettres que de bouche, au Roy Gontran, lequel y avoit presté sourde oreille. Sous cette opinion Childebert armé à face ouverte, mais il trouva chausseure à son pied, je veux dire une Princesse qui par une magnanimité de courage luy fit teste, estant son armee conduite par Landry. Et pour monstrer qu' elle ne manquoit non plus d' esprit que de cœur, elle harangua ses gens en plein champ, accostee du Roy son fils, qui sans parler, parloit par sa presence beaucoup. Leur remonstrant l' obligation naturelle qu' ils luy avoient, non seulement pour estre leur Roy; ains meschamment affligé par une Brunehaud sa tante, & Childebert son cousin germain, n' ayans autre titre de leur nouvelle querelle, que la foiblesse de son aage: Dont elle esperoit que Dieu par sa saincte grace le garentiroit, avec le support & aide de ses bons sujets: Que de sa part elle avoit porté le Roy son fils neuf mois avec les douleurs & trenchees des meres pendant leurs grossesses, & depuis sa naissance senty neuf ans entiers une infinité de bourasques dont il estoit traversé, & neantmoins elle en estoit venu à chef; mais maintenant elle se deliberoit pousser de sa reste, & entrer pesle-mesle avecques le Roy son fils au milieu des troupes pour avoir part aux coups tout ainsi comme les autres, & par ce moyen leur servir à tous de miroir.

Chilperic, Fredegonde