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lundi 7 août 2023

8. 62. De quelques particuliers proverbes, & mots dont le peuple use par corruption de langage.

De quelques particuliers proverbes, & mots dont le peuple use par corruption de langage.

CHAPITRE LXII.

Il m' eust esté aussi seant de me rendre franc, & exempt de toute faute en passant sous silence le present chapitre, comme ne le voulant escouler, demander pardon au Lecteur, pour apprester paravanture à rire à tel qui estimera tout ce sujet indigne d' estre redigé par escrit: Car je vous prie quel profit rapportera l' on, apprenant dont vient le Roger bon-temps, & telles autres particularitez, sinon pour faire dire de moy, ce que quelques Autheurs anciens reprenoient en un Junius Codrus, qui en escrivant les vies des Empereurs de Rome par une superstition trop grande, particularisoit par le menu mille petites façons de faire qui estoient en eux, lesquelles non seulement ne servoient d' aucune edification, mais au contraire apportoient ennuy à celuy qui les lisoit? 

Je ressembleray donc peut estre ce fascheux raconteur, & Historiographe Romain, mais en le ressemblant, j' espere qu' en essartant curieusement le mauvais, l' on fera plus ample cueillette du bon: Et à cette cause ce chap. sera comme une chose separee de tout mon œuvre, pour monstrer quelques mots, ou proverbes corrompus qui se trouvent en nostre langue, lesquels ont toutesfois pris leur croissance dessus un fertile terroüer.

Je veux doncques dire que le Roger bon-temps que nous practiquons, pour denoter l' homme de bonne chere, est ainsi dit par abus, au lieu de Rouge bon-temps. Parce que cette couleur au visage de toute personne promet je ne sçay quoy de gay, & non soucié, comme au contraire la couleur blesme est ordinairement accompagnee d' une humeur fade, & melancholicque. Aussi le Brodeur que nous adaptons à un insigne menteur, quand un homme nous ayant payé d' une bourde, nous en souhaitons autant pour le Brodeur, est dit par corruption de langage au lieu de Bourdeur. Comme nous voyons en cas semblable le commun peuple user indifferemment de Pourmener, & promener, forment, & froment, formage, & fromage, garnier, & grenier. Parquoy celuy qui premier voulut dire autant pour le Bourdeur, souhaita de payer d' une pareille bourde le menteur que celle dont il avoit repeu une compagnie: Semblablement ceux qui disent faire barbe de fouerre à Dieu, en usent abusivement au lieu de gerbe de fouerre: Qui est un proverbe tiré de la Bible, & usurpé contre ceux qui offroient seulement à Dieu des gerbes de paille, feignans offrir gerbes de bled, pensans appaiser Dieu par une tromperie, lequel toutesfois cognoist le fonds, & interieur de nos pensees. De cette mesme corruptelle vient quand pour denoter un homme, qui en ses actions faict le doux, & succré, nous disons qu' il fait le doux Dieu dessus une pesle, par ce que cela est dit au lieu de faire le doux Dieu sous un poesle. Car ordinairement le jour du Sainct Sacrement on porte l' hostie sous un ciel, que nous appellons autrement un poesle. Je ne veux icy oublier la chanson dont usent nos petits Escoliers en temps de Caresme, quand reconduisant le Roy de leur Escole, ils l' accompagnent d' une chanson qu' ils vont chantans par les ruës. Vive en France, & son alliance, Vive en France & le Roy außi, ausquels deux vers n' y a aucun sens pour la corruption qui vient d' une seule lettre qui est entrelassee. Parquoy au lieu de ces deux mots en France, nos anciens dirent enfance, souhaittant quiconque fut autheur de ce couplet, que l' enfance, & son alliance prosperast avec son Roy. Avec tout cecy nous pouvons aussi adjouster quand les bons gourmets tastans du bon vin disent qu' il sent sa framboise lors qu' ils le veulent haut louër, ne s' advisants pas toutesfois que si un vin sentoit sa framboise, il n' y a celuy qui en voulust boire aisément. Parquoy il faut indubitablement dire d' un bon vin qu' il sent son franc boire, c' est à dire qu' il n' a aucun vice. D' un homme qui a fait un marché asseuré, on dit qu' il a joué à Boule veue, metaphore inepte & qui n' a aucun sens. C' est pourquoy il faut dire à Bonne veue comme n' ayant rien fait sans y asseoir un bon & sain jugement, par une metaphore tirée de la veue. De mesme corruption vient presque ce que l' on dit Saisir un homme par le faux du corps, pour dire par le fort du corps, & faulser un harnois, pour forcer: Et quand par quelques coustumes de France, ou par ses Ordonnances de nostre ville de Paris, nous disons S' abonner avec un Seigneur de Fief, pour les droicts & devoirs Seigneuriaux, ou avec un fermier du huictiesme pour le vin, qu' un Bourgeois vend en detail, pour s' aborner, c' est à dire se borner par convention, soit avec le Seigneur ou fermier, de ce que l' on leur doit payer. De mesme façon nous appellons une personne lourde & grossiere, Grosse loudiere, pour grosse lourdiere, par la seule obmission d' une lettre: Entre les mesmes paroles corrompues nous pouvons aussi adjouster le mot de Beffroy au lieu d' Effroy. Car pour bien dire, Sonner le Beffroy en une ville, n' est autre chose que sonner l' effroy. Comme pareillement le mot de Chaußee n' est autre chose que Haussee, comme si nous eussions voulu dire une haussee de terre, & à cette occasion ce que nous appellons en cette ville de Paris, & és environs Chaussee, est appellé ordinairement Levee sur toute la riviere de Loire. Le mot de Brimborium dont nous usons quand nous disons que quelqu'un dit ses Brimborions, vient du Latin de Breviarium: Et quand nous appellons Quatre-menage, celuy qui mal a point s' entremesle de son mesnage, cela est au lieu de Gaste-menage. Car je ne voy point pourquoy on y eust applicqué plustost ce mot de quatre, que tout autre nombre: Et quand on dit en cas semblable Triboule-menage, c' est au lieu de Trouble-menage, Raquedenare, pour Racledenare, Soubre-saut, pour Souplesaut. Les revendeurs des livres qui les portent à leur col par la ville, sont appellez Contreporteurs d' un mot corrompu, au lieu de Colporteurs. Quelques uns curieux de cueillir des bons vins, recherchent quelquesfois les meilleurs plants de la France de plusieurs endroits, dont ils font leur clos de vigne, que nous appellons ordinairement Prepatout, c' est à dire des plants pris par tout. En cas semblable le mot de Passe-port, qui nous a esté si familier pendant nos derniers troubles, est une abreviation de Paße par tout. Qui est un buletin que nous obtenons des Gouverneurs a fin qu' il nous fut loisible de passer par tout sans pris. Il y a plusieurs mots de telle marque en nostre Langue, lesquels tout diligent lecteur pourra suppléer, & les adjouster s' il luy plaist en ses estudes particulieres à la suite du present Chapitre. Au demeurant, je sçay bien que tout ce que j' ay icy discouru dans ce septiesme (huictiesme) livre semblera peut estre à quelques uns inutile, & de nul effect, comme estant seulement dedié à la recherche ou des mots, ou des proverbes, dont les aucuns se changent de jour à autre, & la memoire des autres se pourra perdre par une longue traite de temps: Mais au fort je me persuade que si tous ces proverbes, ou paroles ne se perpetuent, pour le moins auray-je faict ce bien, que la posterité entendra qu' en ce siecle, & par le passé, nous en avons usé selon les significations que j' ay plus amplement deduites. 

dimanche 30 juillet 2023

8. 1. De l' origine de nostre Vulgaire François, que les anciens appelloient Roman,

LIVRE HUICTIESME

De l' origine de nostre Vulgaire François, que les anciens appelloient Roman, & dont procede la difference de l' orthographe, & du parler.

CHAPITRE I.

Nostre France appellee au temps passé Gaule, eut sa langue originaire qui se continua longuement en son naïf, comme toute autre. Or est-il qu' en la mutation des langues il y a deux propositions generales que l' on peut recueillir des evenemens: La premiere est un changement qui procede de nos esprits, comme ainsi soit que selon la diversité des temps, les habits, les magistrats, voire les Republiques prennent divers plis sous un mesme peuple: aussi combien qu' en un pays il n' y ait transmigration de nouvelles peuplees, toutesfois successivement en mesme ordre que toute autre chose, se changent les langues par une taisible alluvion. Et pour cette cause disoit un ancien Poëte de Rome que beaucoup de paroles renaistroient, desquelles l' usage estoit perdu: Et au contraire que quelques autres perdroient leur vogue qui avoient esté en credit.

Outre cette mutation qui se presente sans y penser, il s' en trouve une autre que quelques uns appellent corruption, lors qu' un pays estant par la force des armes subjugué, il est contraint pour complaire au victorieux d' apprendre sa langue. Et reçoit cette forme encores autre consideration, d' autant que quelquesfois le pays vaincu est tellement nettoyé des premiers habitateurs, que les nouvelles colonies y plantent du tout leurs langues. Quelquesfois aussi n' y a si universelle mutation, ains advient, ou que pour la necessité des affaires qui s' offrent en un pays vaincu avec le victorieux, ou pour luy agreer par une servitude taisible, & si ainsi me le faut dire, par une volontaire contrainte, nous apprenons avec les loix de nostre Seigneur, par un mesme moyen son langage. De celles cy quant est des langues dont nous avons cognoissance, sont la Françoise, & l' Espagnole, & lors ne se fait generale mutation, ains entons sur nostre langue ancienne la plus grande partie des mots, ou manieres de dire de l' estranger, nous les faisans par longue traite de temps propres, tout ainsi que leurs façons: Le Latin estoit la langue premiere de l' Italien: Ce neantmoins par laps de temps, le Got, le Lombard, le François, & de nostre temps l' Espagnol y ont tellement mis du leur, que vous la voyez estre composee de ces cinq: & toutesfois n' y a rien qui soit pur Latin, pur Got, pur Lombard, pur François, pur Espagnol. Et l' Anglois (que les anciens appellerent Anglosaxon) bien qu' il apportast nouveau parler au pays, où il fit sa residence, si est-ce que pour le present encores se ressent-il de grande quantité de nos mots par la domination qu' entreprist sur luy le Normand. Et qui plus est n' ayant totalement, & si ainsi je l' ose dire, de fonds en comble desraciné sa vieille langue, encores retient-il plusieurs dictions Latines, que les Romains avoient semees en la grand Bretagne, lors qu' ils y planterent leurs victoires. Ce qu' à grand peine recognoistrez vous en l' Allemant sur lequel le Romain ne sceut que bien peu enjamber: De cette mesme façon nos anciens Gaulois (comme recite nostre Langey) accreurent leur Vulgaire jusques vers les parties du Levant, où ils firent plusieurs conquestes. De maniere que cette proposition semble estre du tout necessaire, si de plusieurs particularitez nous alambiquons un universel, que selon la diversité des conquestes & remuemens de nouveaux menages, les Langues reçoivent corruption plus ou moins, selon la longueur du temps, que les conquereurs demeurent en possession du pays par eux conquis.

Ces reigles generales presupposées, qui semblent par un discours de nature estre veritables & infaillibles, nostre Gaule eut semblablement sa langue originaire, toutesfois ny plus ny moins que l' Italienne, & l' Espagnole, aussi a elle receu ses mutations, & a l' on basty un nouveau langage sur les fondemens de l' ancien. Les mots toutesfois empruntez ou des nouvelles flottes de gens estrangers, qui desbonderent dans les Gaules, ou des victorieux qui s' en impatroniserent: je dy des nouvelles flottes de gens estrangers, comme des Grecs, & Phocenses, qui prindrent terre ferme à Marseille, ainsi que plusieurs estiment. Je dy des victorieux, comme premierement des Romains, puis des François: Ainsi la langue dont nous usons aujourd'huy selon mon jugement est composée, part de l' ancienne Gauloise, part de la Latine, part de la Françoise, & si ainsi le voulez, elle a plusieurs grandes symbolisations avec la Gregeoise. Et encores le trafic & commerce que nous eusmes sous les regnes du Roy François I. & Henry II. avec l' Italien, nous apporta aussi plusieurs mots affectez de ce pays là. Tous les termes neantmoins de ces Langues estrangeres accommodez au cours de l' ancienne Gauloise. Mais sur tout est infiniement nostre Vulgaire redeuable aux Romains, voire le peut-on dire plustost Romain qu' autrement, encores qu' il retienne grande quantité de mots & du Gaulois & du François.

Et a fin que l' on ne pense que je jette cette pierre à coup perdu, jamais peuple ne fut si jaloux de l' auctorité de sa Langue, comme fut l' ancien Romain. Valere le grand au deuxiesme livre de ses histoires, parlant de la grandeur de Rome, dit que l' on peut bien recueillir combien les anciens Magistrats de cette ville avoient eu la Majesté du peuple, & de l' Empire en recommandation, de tant qu' entre toutes les coustumes tres-religieusement par eux observees ils avoient avec une perseverance infinie accoustumé de ne respondre aux Ambassadeurs de la Grece qu' en Latin, & les contraignoient mesmement de parler Latin à eux par truchemens, & non seulement dans la ville de Rome, mais aussi au milieu de la Grece & de l' Asie, jaçoit que d' ailleurs entre tous les peuples la Langue Grecque eut grand credit. Et faisoient cela (dit Valere) a fin que l' honneur de la langue Latine s' espandist par tout l' Univers. Plutarque en la vie de Caton, dit que luy passant par Athenes, ores qu' il sçeust parler le Grec, si voulut-il haranguer aux Atheniens en Latin, se faisant entendre par son truchement. Suetone raconte que Tibere portoit tel respect à sa Langue, que voulant user en plain Senat du mot de Monopole, qui estoit emprunté du Grec, ce fut avecque une certaine preface, demandant congé de ce faire: & luy mesme une autresfois fit effacer d' un Decret du Senat le mot d' Embleme, comme estant mandié d' une autre Langue que de la Latine, enjoignant tres-estroitement que si l' on ne pouvoit trouver diction propre qui peust representer celle-là en Latin, pour le moins que l' on en usast par un contour de langage: En cas semblable Claudius l' un des successeurs de Tybere fit non seulement razer de la matrice des Juges un personnage d' honneur, mais qui plus est luy osta le nom & tiltre de Citoyen de Rome: parce que combien qu' il sçeust fort bien parler Grec, toutesfois il estoit ignorant de la Langue Latine. De cette mesme opinion vint aussi que les Romains ayans vaincu quelques Provinces, ils y establissoient Preteurs, Presidens, ou Proconsuls annuels, qui administroient la Justice en Latin. Bref sainct Augustin au 19. livre de la Cité de Dieu nous rend tres-asseurez de ce discours, quand il dit au chap. 7. Opera data est ut imperiosa civitas non solum iugum, verum etiam Linguam suam domitis gentibus imponeret. Qui est à dire, on besongna de telle façon, que cette superbe ville non seulement ne se contenta d' asservir, mais aussi voulut espandre sa langue par toutes les nations subjuguees. Cela fut cause que les Gaulois sujects à cest Empire s' adonnerent, qui plus, qui moins, à parler, & entendre la Langue Latine, tant pour se rendre obeïssans, que pour entendre leur bon droit. Et à tant emprunterent des Romains une grande partie de leurs mots, & trouverez és endroicts ausquels le Romain establit plus longuement son Empire (comme en un pays de Provence & contrees circonvoisines) le langage approcher beaucoup plus de celuy de Rome. Ainsi s' eschangea nostre vieille Langue Gauloise en un Vulgaire Romain, tellement que là où nos vieux Gaulois avoient leur propre langage que l' on appelloit Walon, ceux qui leur succederent appellerent le langage plus moderne, Roman: parce qu' il sembloit avoir pris son origine des mots Romains, que l' on avoit, ou adoptez, ou naturalisez en ce pays avec l' ancienne Grammaire Gauloise. Vous commencerez de recognoistre cela dés le temps de Sidonius Apollinaris Evesque de Clermont, lequel au troisiesme de ses lettres congratuloit à Hecdice Gentil-homme Auvergnac que la Noblesse d' Auvergne contemnoit le langage Gaulois pour s' addonner à un autre beaucoup plus exquis: c' estoit vraysemblablement le Romain que nous affectasmes de telle façon, que quelquesuns parlans de nostre pays, l' appelloient quelquesfois Romanie, & nous pareillement Romains. Au deuxiesme Concil de Tours, Ne quis Britannum, aut Romanum in Armorico sine Metropolitanorum comprovincialium voluntate, aut litteris Episcoporum ordinare praesumat: Auquel passage le mot de Romanus est pris pour François, ou Gaulois demeurant en la Bretagne. Luithprand en son premier livre parlant de Guy Comte de Spolete, & Berenger Comte de Fourjule, qui d' une esperance affamee dés le vivant de Charles le Chauve Empereur, partageoient ses Provinces entr'eux, dit que Berenger se donnoit pour son lot l' Italie, & Guy Franciam, quam Romanam vocat. Au supplément de Rheginon, où il est parlé de Louys d' Outremer, qui estoit en Angleterre pendant la prison de Charles le Simple son Pere. Interim Ludovicus, Rex Galliae Romanae filius Caroli, &c. Et quand vous voyez au trente-septiesme tiltre de la Loy Salique deux articles portans, Si Romanus Francum ligaverit sine caussa MCC. den. qui faciunt solidos XXX. culpabilis iudicetur. Si verò Francus Romanum ligaverit sine caussa DC. den. qui faciunt solidos XV. culpabilis iudicetur. Sous ce mot de Romanus, on entend parler du Gaulois. De là vint aussi qu' on appella Roman nostre nouveau langage. Vray que pource qu' il estoit corrompu du vray Romain, je trouve un passage où on l' appelle Rustique Roman. Au Concil tenu en la ville d' Arles l' an 851. article dix-septiesme l' on commande aux Ecclesiastics de faire des Homilies contenans toutes instructions qui appartenoient à l' edification de nostre Foy. Et easdem Homilias quisque transferre studeat in Rusticam Romanam, aut Theodoscam, quò facilius cuncti poßint intelligere quae dicuntur. C' estoit qu' il vouloit qu' on translatast ces Homilies en la langue Françoise, ou Germanique, que les Italiens appellent encores aujourd'huy Tudesque: par ce que nous commandions lors à l' Allemagne, ainsi qu' à la France. Depuis par un long succés de temps parler Roman n' estoit autre chose que ce que nous disons parler François. J' ay veu une vieille traduction qu' une Damoiselle fit des Fables d' Esope, portant ces vers:

Au finement de cest escrit 

Qu' en Romans ay tourné, & dit, 

Me nommeray par remembrance, 

Marie ay nom, si suis de France, 

Per l' amour le Comte Guillaume,

Le plus vaillant de ce Royaume, 

M' entremis de ce livre faire, 

Et de l' Anglois en Roman traire. 

Isope appelle-l'on cil livre, 

Qu' on translata, & fit escrire, 

De Griu en Latin le tourna, 

Et li Roy Auvert qui l' ama 

Le translata puis en Anglois, 

Et je l' ay tourné en François.

Auquel lieu vous voyez que cette Damoiselle use du mot de Roman, & François indifferemment pour une mesme signification. Chose qui estoit encores en usage du temps de Charles le Quint, sous lequel frere Guillaume de Nangy, ayant traduit en François l' Histoire de France, qu' il avoit composee en Latin, dit ainsi sur le commencement de son œuvre. Je frere Guillaume de Nangy ay translaté de Latin en Roman à la requeste des bonnes gens ce que j' avois autresfois fait en Latin, & comme ainsi soit que le Roman fut le langage Courtisan de France, tous ceux qui s' amusoient d' escrire les faicts heroïques de nos Chevaliers, premierement en Vers, puis en Prose, appellerent leurs œuvres Romans, & non seulement ceux-là, mais aussi presque tous autres, comme nous voyons le Roman de la Roze, où il n' est discouru que de l' Amour, & de la Philosophie. Cela apporta entre nous une distinction de deux langages, l' un comme j' ay dit, appellé Roman, & l' autre Walon, qui approchoit plus pres de la naïveté du vieux Gaulois; distinction qui s' est transmise jusques à nous: car aux pays bas ils se disent parler le Walon, & que nous parlons le Roman.

Or advient-il ordinairement que nos langages tant en particulier comme en general, accompagnent la disposition de nos esprits: car si vous vous arrestez au particulier, mal-aisément trouverez-vous un homme brusque en ses mœurs, qui n' ait la parole de mesme, & peu de personnes tardives, & Saturniennes, qui n' ayent aussi un langage morne, & lent. Le general va de mesme: Ainsi voyez-vous entre nous autres François, le Normand assez advisé en ses affaires trainer quelque peu sa parole, au contraire le Gascon escarbillat par dessus tous, parler d' une promptitude de langue, nom commune à l' Angevin & Manceau, de quelque peu, ains de beaucoup moins eschauffez en leurs affaires. & l' Espagnol haut à la main produit un Vulgaire superbe & plain de piaffe. L' Allemant esloigné du luxe parle un langage fort rude. Et lors que les Italiens degenerans de l' ancienne force du Romain, firent plus profession de la delicatesse que de la vertu, aussi formerent-ils peu à peu de ce langage masle Romain, un Vulgaire tout effeminé & molasse. Parce que presque tous leurs mots se terminent és cinq voyelles, & d' avantage voulurent racler la rencontre de deux consonantes qui estoient trop rudes à leurs aureilles delicates, de ces mots de optimus, maximus, factus, firent uns ottimo, maßimo, fatto: ainsi en prit-il à nos Gaulois, non pas quant à la delicatesse de laquelle ils furent tousjours esloignez, mais eschangeans leur langue Walonne en la Romaine, comme ceux qui avoient l' esprit plus brusque & prompt que les Romains, & par consequent le langage vray-semblablement plus court: aussi transplantans la langue Romaine chez eux, ils accourcirent les paroles de ces mots, Corpus, Tempus, Asperum, & autres semblables dont ils firent, Corps, Temps, & Aspre, avec une prononciation (comme il est à croire) de toutes les lettres. Or que l' ancien Gaulois eust un langage court nous l' apprenons, entr'autres, de Diodore, & de cette mesme brieueté (briefveté) de langage prit son origine & essence entre nous l' E feminin incognu à toutes autres nations: lettre qui est moitoyenne entre la voyelle & la consonante prononcee trop affectément en la fin d' une diction. Car elle n' est plaine voyelle en la fin d' un vers où les deux syllabes ne sont comptees que pour une, & qui prononcera à la fin d' un mot le T, ou S, trop affectément, il tombera fort aisément sans y penser en l' affectation d' un E, feminin: Et pour autant que nos Gaulois apprenoient malaisément de Latin comme une langue non accordante avec la leur, de ces mots, Scribere, Schola, Stabiliter, Species, & autres qui de soy estoient de difficile prononciation, pour la rencontre des deux consonantes, a fin de se la rendre facile, ils dirent, Escripre, Escole, Establir, Espece, en la mesme façon que nous voyons encore le Gascon, & Auvergnac pour Schola, & Stephanus dire Eschola, & Estephanus: Ainsi s' estudiant le Gaulois de parler au moins mal qu' il luy estoit possible son Roman, d' un multum, il façonna un moult, d' un ultra, un oultre, Lupus, Loup, dulcis, douls, comme nous voyons l' Escossois voulant representer nostre langue par un escorche, ou pour mieux dire par un Escoce François, pour Madame, dire Moudam. Enquoy il n' est pas encore hors de propos, ny impertinent de remarquer en passant que l' v, ainsi que nous le prononçons maintenant en François, nous est du tout propre, & pareillement venant de l' ancien estoc des Gaulois, comme ne se trouvant nation en tout le Ponant qui le prononce de telle façon que nous: Tous les autres, je veux dire, l' Allemant, l' Italien, l' Espagnol, l' Anglois, l' Escosssois, le Polonois, le prononçans en forme de la diphthongue Grecque *gr, le tout en la mesme maniere que les Latins mesmes en userent sur le declin de leur Empire, encores que je sçache bien que quelques-uns se rendent d' advis contraire. Par ainsi nos anciens Gaulois empruntans, comme j' ay dit, du Romain leurs paroles, & les naturalisans entre eux selon la commodité de leurs esprits & de leur Langue, les redigeoient vray-semblablement par escrit comme ils les prononçoient, toutesfois comme toutes choses s' amendent, voyant le monde par un jugement plus delicat tels mots proferez avec toutes leurs lettres estre un peu trop rudes au son des aureilles, on reforma au long aller cette grossiere façon de parler en une plus douce, & au lieu d' Escripre, Eschole, Establir, Temps, Corps, Aspre, douls, outre, mout, Loup, avec prononciation de chaque lettre, & element, l' on s' accoustuma de dire, école, etablir, Tans, Cors, âpre, doux, outre, mout, Lou: vray que tousjours est demeuré l' ancien son en ces mots Espece, & Esperer, mais peut estre que quelque jour viendront-ils au rang des autres, aussi bien que de nostre temps ce mot d' honneste (auquel en ma jeunesse j' ay veu prononcer la lettre de S,) s' est maintenant tourné en un E, fort long. Ainsi se changea cette aspreté qui resultoit du concours & heurt des consonantes, toutesfois parce que l' escriture n' offençoit point les aureilles, elle demeura tousjours en son entier, prenant la prononciation autre ply: & delà à mon jugement voyons nous l' escriture ne se rapporter à la prononciation. Chose qui a excité grandement quelques notables esprits du commencement du regne du Roy Henry II. Car comme ainsi soit que le temps eust lors produit une pepiniere de braves Poëtes, aussi chacun diversement prit cette querelle en main, les aucuns estans pour le party qu' il falloit du tout accorder l' escriture au parler, s' y rendans mesmement extremes. Les autres nageans entre deux eaux, voulurent apporter quelque mediocrité entre les deux extremitez. Ce nonobstant apres plusieurs tracassemens, en fin encores est on retourné à nostre vieille coustume, fors que de quelques paroles on en a osté les consonantes trop esloignees de la prononciation, comme la lettre de P, des mots de Temps, Corps, & Escripre, ayant en cecy pratiqué ce que Ciceron disoit en son Orateur, qu' il avoit laissé l' usage de parler au peuple, & s' en estoit reservé la science. Question certes qui n' est pas à negliger, & sur laquelle je me donnay carriere en une Epistre que j' escrivois à feu Monsieur Ramus, qui est au second livre de mes Lettres. Quintilian au chap. 13. du second livre de ses Institutions Oratoires parlant des anciens Romains. Peut-estre (dit-il) parloient-ils, tout ainsi comme ils escrivoient. Qui monstre que de son temps, on en usoit autrement. Maintenant il me suffit d' avoir discouru dont est provenuë la diversité qui se trouve en nostre langue entre le Parler & l' Orthographe.

jeudi 20 juillet 2023

6. 35. De quelques traicts miraculeux,

De quelques traicts miraculeux, tant pour garentir l' innocence de la calomnie, que pour averer en Justice un delict, qui ne se pouvoit presque descouvrir: Exemple dernier advenu de nostre temps en la personne d' un nommé Martin Guerre.

CHAPITRE XXXV.

Il me plaist sur le mesme Seigneur des Ursins, dont j' ay parlé en l' autre Chapitre, bastir le commencement de cestuy. Je ne luy veux servir de trompette, bien diray-je que sa vie seroit digne d' une Histoire particuliere, pour nous induire tous à bien faire. Ce personnage extraict de la grande famille des Ursins de la ville de Rome, avoit eu un oncle Evesque de Mets, & son pere nommé Napolitain des Ursins qui fut tué en la journee de Poictiers pour le service de nostre Roy Jean. Cestuy ayant eu plusieurs enfans, entr'autres eut Maistre Jean Juvenal des Ursins, qui du commencement par privilege special fut Garde de la Prevosté des Marchans de Paris, & depuis Advocat du Roy au Parlement. Or comme il estoit sur tout zelateur du repos public, & fort, pour s' opposer aux deportemens de Jean Duc de Bourgongne: Aussi ce Prince resolut de le ruiner de vie & de biens, comme il avoit fait plusieurs autres. Les grands Seigneurs ne manquent jamais de ministres qui applaudissent à leurs passions. Le Duc de Bourgongne donna charge à deux Examinateurs du Chastelet de Paris d' informer encontre ce grand personnage. Ceux-cy oyent plusieurs tesmoins apostez, qui deposent plus que l' on ne desiroit. Ce fait, rapporterent au Duc que l' information estoit faite, ne restant plus que de la grossoyer, & mettre au net. mais luy qui ne demandoit qu' une prompte depesche de Juvenal, leur respondit qu' il suffisoit que la minute fut mise par devers les gens du Roy du Parlement, pour prendre leurs conclusions contre luy: mais eux cognoissans en leurs ames que ce preud'homme estoit tout autre qu' on ne le representoit par ces informations, tirerent l' affaire en longueur. Parquoy par commission du Conseil fut delegué un Advocat Auvergnac, nommé Maistre Jean de Landriguet, pour exercer en ce procez l' Office du Procureur du Roy. Tout cecy se brassoit sous main au desceu de l' accusé, mesme avecques une diligence sans respit. Car en moins de deux jours furent faictes toutes ces depesches, & le lendemain il devoit estre pris au corps pour estre emmené au bois de Vincennes devant le Roy, où sa condamnation eust esté prompte. Mais en ces entrefaictes, Dieu voulut que ceux qui manioient cette affaire se transportassent en un cabaret de la Cité: la, l' un de ces Examinateurs met sur le bout de la table les charges, & (comme l' on dit en commun proverbe) apres bon vin, bon cheval: ils commencerent de gausser: de façon que folastrans ensemblément les pieces tomberent à terre, sans qu' aucun d' eux s' en apperçeut: lesquelles recueillies d' un jeune chien, il s' en batit les machoüeres en la ruelle d' un lict. Eux partis, & la nuict venuë, la Dame du logis trouve ces papiers qu' elle monstre à son mary: lequel voyant que ce pacquet s' adressoit au Garde de la Prevosté des Marchans, se transporte à son logis, & luy communiqua le tout. Le lendemain à peine estoit le Seigneur des Ursins hors du lict, qu' on l' adjourne de comparoir le mesme jour en personne devant le Roy à Vincennes. Chacun commença lors de murmurer par la ville pour l' amitié qu' on luy portoit: & de fait luy s' acheminant fut suivy de quatre ou cinq cens Bourgeois, au bois de Vincennes, auquel lieu l' Auvergnac avecques un grand appareil de paroles commence à desgorger de furie contre luy, suivant les instructions & memoires, qui luy avoient esté baillez: A quoy Juvenal respondit avec toute modestie, que pour manifester la calomnie de son adversaire, il employoit seulement les charges & informations: A cette parole l' autre eut soudain recours aux deux Examinateurs du Chastelet qui l' assistoient, eux à leur sac, mais ils n' y trouverent que du vent: Au moyen dequoy du commun advis de tous, Juvenal fut renvoyé absous par le Roy, de cette calomnieuse accusation, & depuis comme Dieu veut que toutes choses viennent avec le temps à revelation, les tesmoins esmeus d' un juste remords de leurs consciences, se confesserent de leurs fausses depositions au Penitencier de Paris, lequel pour l' enormité du cas les renvoya devers le Pape, a fin d' avoir absolution: Adonc estoit Legat en France Messire Pierre de la Lune, qui depuis fut Pape en Avignon, auquel ils se reconcilierent, & leur donna absolution, leur enjoignant pour penitence d' aller requerir pardon en chemise au Seigneur des Ursins le Vendredy S. les visages toutesfois voilez, ce qu' ils firent par la bouche de l' un d' eux, sans nommer leurs noms, comme ne leur estant commandé: mais luy qui avoit veu les charges, les nomma tous par noms & surnoms, dont ils furent si estonnez, qu' adoncques ils luy reciterent tout au long ceux qui avoient esté les subornateurs de leurs tesmoignages.

Voila comme un homme innocent se garantit sans y penser d' une calomnie, dont la suitte n' estoit qu' un acheminement à sa mort. Voyons maintenant comme Dieu quelques-fois permet que les crimes soient averez, lors que les Juges pensent estre plus esloignez de la preuve. En la ville d' Artigues, Diocese de Rieux, ressort du Parlement de Tholose, advint qu' un Martin Guerre ayant esté marié l' espace de dix ou unze ans avec Bertrande Rosli, depuis par un je ne sçay quel mescontentement qu' il eut de son pere, abandonna sa maison, se retirant au service de l' Empereur Charles V. & depuis du Roy Philippes son fils, où il fut l' espace de douze ans, jusques à ce qu' à la prise de S. Quentin il perdit une jambe, & y ayant environ huict ans que sa femme n' avoit eu vent ny voix de luy, un nommé Arnaut Tillier, natif du Comté de Foix, que quelques uns estimoient avoir esté nourry en la Magie, prist argument de joüer le personnage de Martin Guerre, aidé en cecy tant de la longue absence de luy, comme aussi que les traicts & lineamens de son visage se rapportoient aucunement à ceux de l' autre. S' estant presenté à la femme, du commencement elle ne le vouloit recognoistre: mais outre les conformitez du corps, il luy discourut tant de privautez qui s' estoient passees entr'eux deux, mesmes la premiere nuict de leurs nopces, voire jusques aux hardes qu' il avoit laissees dans un coffre lors de son partement: Choses qui ne pouvoient estre sçeuës que par le vray mary: tellement qu' en fin non seulement elle, mais la plus part de ses proches parens & amis, le recogneurent pour Martin Guerre: & en cette opinion s' escoulerent quatre ans entiers, sans aucune contradiction: Au bout desquels un soldat passant par là, dist que Martin Guerre avoit perdu une jambe. Peu auparavant cette femme estoit entree en quelque deffiance de son mary putatif: au moyen dequoy elle prit acte sous main pardevant deux Notaires, de la declaration du soldat. Cette deposition pour bien dire estoit evoluee: premier mal-heur toutes-fois de ce miserable Tillier. Car comme il est mal-aisé à un menteur de ne varier, aussi recueillit la femme plusieurs propos de luy, qui la firent esbranler contre luy, & de fait sollicitee par Pierre Guerre, oncle de Martin, non seulement l' abandonne, mais le poursuit extraordinairement pardevant le Seneschal de Rieux, où il fut condamné à mort par sentence, de laquelle il appella au Parlement de Tholose, qui se trouva infiniment perplex sur la nouveauté de ce faict. Car d' un costé Tillier descouvroit de poinct en poinct toutes les particularitez qui s' estoient passees entre luy & sa femme devant sa desbauche, les discours qu' ils avoient eus ensemblément le premier soir de leurs nopces, nommoit ceux qui leur avoient apporté le lendemain matin le Chaudeau: qu' on leur avoit noüé l' aiguillette l' espace de huict ans entiers: laquelle leur fut depuis denoüee par le moyen d' une vieille, racontant par le menu le temps, le lieu, les personnes, qui avoient esté employees à cette affaire. Que depuis estans allez aux nopces d' un de leurs parens aux champs, pour autant que le lieu estoit trop estroict pour les coucher, & qu' il falloit que sa femme couchast avec une autre, il fut entr'eux advisé que lors que les autres seroient endormis, il iroit se jouër avecques sa femme: qu' ils avoient eu un enfant, nommant le nom du Prestre qui le baptiza, & des parrains qui l' avoient tenu sur les fonds: le tout d' une telle franchise & asseurance, que la femme y perdoit pied: adjoustant les motifs de son partement, les fatigues qu' il avoit eües tant en Espaigne qu' en France. Toutes lesquelles particularitez se trouverent depuis estre vrayes par le rapport de Martin Guerre. Et ce qui rend cette Histoire plus esmerveillable, c' est que ce supposé mary n' avoit jamais familiarisé avec l' autre. Les presomptions qui combatoient encores pour luy estoient, une dent gemelle, un ongle enfoncé en la main dextre, certains pourreaux, & en l' œil une tache rouge, tout ainsi comme Martin Guerre: mesmes qu' il ressembloit aucunement à ses sœurs. Lesquelles s' estoient tellement aheurtees à une sotte opinion, qu' elles l' avoüoient pour leur frere. D' un autre costé faisoit contre luy la deposition du soldat, une infinité de tesmoins produits par la femme, entre lesquels un hostellier d' une ville prochaine deposoit que le cognoissant, & l' ayant veu passer, il l' avoit appellé Arnault par son nom, il le pria en l' aureille de ne le nommer ainsi, mais bien Martin Guerre: Outre cela se trouva autre preuve d' un sien oncle, lequel le voyant en voye de perdition, vint tout esploré devers luy pour l' admonester de sa faute, & qu' il ne voulust achever de se perdre. Ce neantmoins ces preuves n' estoient si poignantes, qu' elles annullassent les autres: car à toutes les objections qu' on luy faisoit, il respondoit constamment, rejettant tout l' artifice de ce qu' on le tourmentoit contre Pierre Guerre son oncle, lequel il avoit quelque temps auparavant menacé de luy faire rendre compte de la tutelle & curatelle qu' il avoit autresfois euë de luy. Et pour donner fueille à son dire, il requist que sa femme fust assermentee, sçavoir si elle ne le vouloit recognoistre pour son vray mary, declarant qu' il remettoit sa vie, ou sa mort au serment qu' elle feroit. Ce qui l' estonna tellement, qu' elle ne le voulut accepter. Circonstances qui émeurent tellement les Juges en la faveur de l' accusé, qu' ils firent mettre en prisons separees l' oncle, & la niepce, a fin qu' ils n' eussent à prendre langue l' un de l' autre. Estimans que cette femme avoit esté subornee à faire cette accusation par les menees de l' oncle, qui estoit en danger de sa personne. Or comme les Juges estoient en cest estrif, il advient que le vray Martin Guerre retourne en sa maison, où il fut dés la premiere salutation recognu de tous ses parens, & voisins, & dés l' instant adverty de l' affront que l' autre luy avoit fait, il s' achemine droict à Tholose, où il presente requeste pour estre receu partie. Dés lors les Juges se trouvent plus estonnez qu' auparavant: Parce que Tillier avec une honte effacee soustenoit que cestuy estoit un affronteur atiltré par ses parties adverses. C' estoit proprement la rencontre de Mercure, & Sosias dedans l' Amphitrion de Plaute. En cest estrif, les Juges pour s' asseurer, firent attaindre de prison l' oncle tout pasle, & defait, & mirent Martin Guerre au milieu de quelques autres, habillez de mesme parure que luy, pour voir s' il le recognoistroit: mais soudain il le vint choisir avec une infinité de caresses, & accolades: Le semblable fit puis apres Bertrand, luy requerant pardon du tort qu' elle luy avoit fait insciemment: Toutesfois le mary ne prenant ces paroles en payement, d' un mauvais œil commença de la blasmer. Comment est-il possible (luy dit-il) que tu ayes presté consentement à cest abbus? Car & en mon oncle, & en mes sœurs il y peut avoir quelque excuse: Mais nulle en l' attouchement de l' homme à la femme. Et en cette aigreur persevera longuement, nonobstant quelques remonstrances qu' on luy fist. Ce qui flechit le cœur des Juges, & leur donna aucunement à penser que cette violente douleur estoit une tres-poignante presomption pour le recognoistre vray mary. Toutesfois ce qui les tint aucunement en suspens, fut que les Commissaires de la Cour interrogeans Martin Guerre s' il avoit jamais eu le Sacrement de Confirmation, respondit qu' ouy, en la ville de Palmiers, & cotta le temps, l' Evesque, & ses parrains & maraines. A quoy Arnault separément fit toute pareille response. Ce nonobstant en fin par arrest du mois de Septembre 1560. il fut declaré attaint & convaincu du fait dont il estoit accusé, & en ce faisant condamné à faire amende honorable en chemise, la torche au poing en plain Parlement, & en apres devant la porte de la principale Eglise d' Artigues, & puis à estre pendu & estranglé, & son corps bruslé, & converty en cendres. Jugement qui fut prononcé aux grands arrests de Tholose en la my-Septembre, & depuis executé, ayant ce malheureux homme auparavant que de mourir recogneu toute la verité de l' histoire. Maistre Jean Corras, grand Jurisconsulte, qui fut rapporteur du procés, nous en representa l' histoire par escrit, avec certains Commentaires pour l' embellir de poincts de droict. Mais je demanderois volontiers si ce Monsieur Martin Guerre, qui s' aigrit si asprement contre sa femme, ne meritoit pas une punition aussi griefve qu' Arnault Tillier, pour avoir par son absence esté cause de ce mesfait? Si le Preteur de Rome Pison en eust esté juge, il n' en faut point faire de doute. Car on recite de luy, que deux hommes s' estans combatus l' un contre l' autre, il advint qu' un d' eux ayant grandement blecé son ennemy, pensant l' avoir blecé à mort s' en fuit. Tellement qu' il n' en fut nouvelle de quatre ans. Ce pendant la Justice s' estoit saisie du blecé, auquel on fit le procés extraordinaire, pensant qu' il eust tué l' autre. Les choses s' estans acheminees en longueur, il est en fin condamné à mort par Pison, & comme l' on vouloit proceder à l' execution de la sentence, il advint que celuy que l' on estimoit mort, se trouva beuvant en une hostellerie, qui estoit au marché: lequel apres avoir entendu que l' on devoit executer son compagnon, pour un homicide que l' on pretendoit avoir commis de luy, vint remonstrer au Bourreau que l' on faisoit mourir ce pauvre-patient sous fausse cause. Parce que luy qui parloit, estoit celuy que l' on pretendoit avoir esté occis. Sur cela, le Bourreau demeure tout court, & va remonstrer à Pison ce que dessus, lequel ce nonobstant ne voulut reformer sa sentence sur cette nouvelle production: Mais au contraire le rengregeant, ordonna qu' avec le condamné, cest homme mourust aussi, pour avoir esté par son absence, cause de la condamnation de l' autre, & tout d' une suitte le Bourreau, pour avoir esté si osé de superseder l' execution de son jugement sur le donner à entendre de l' autre. Je serois grandement marry d' approuver ce malheureux jugement: Car pour bien dire, il eust esté digne de grande recommandation à la posterité; si ce cruel Juge se fust par un mesme moyen condamné à mort. Mais au cas qui se presente il en va tout autrement. Car il ne doit point estre permis à un homme marié de quitter sa femme sans cause, mesmes d' une si longue absence, & au bout de cela d' en avoir esté quitte pour une colere representee devant ses Juges: il me semble que c' estoit une vraye mocquerie, & illusion de Justice. Or tout ainsi que le Jugement de Pison a esté trompeté par la posterité, comme tres-monstrueux: au contraire si Martin Guerre eust esté condamné à mort, parce qu' estant le vray mary, il avoit sans raison abandonné sa femme l' espace de dix ans: absence qui avoit esté le principal argument, & subject de toute cette imposture: J' estime que nos survivans eussent solemnisé cest arrest comme tres-sainct: pour le moins m' asseuré-je que les femmes n' en eussent esté marries.

jeudi 6 juillet 2023

6. 10. Qu' il est tres-dangereux au suject quel qu' il soit de se faire craindre par son Roy,

Qu' il est tres-dangereux au suject quel qu' il soit de se faire craindre par son Roy, exemple memorable en la personne du Connestable de Sainct Pol.

CHAPITRE X.

Jamais seigneur non souverain ne fut eslevé en si haut degré de fortune que cestuy-cy, & jamais seigneur ne se trouva si mal user de sa bonne fortune que luy. Il estoit extrait de cette grande illustre maison de Luxembourg, qui avoit produit quatre ou cinq Empereurs de suitte, beau-frere du Roy Louys unziesme, seigneur d' une infinité de grandes terres, Connestable de France, appoincté du Roy de quarante cinq mille florins par an, qui estoit beaucoup en ce temps-là, avoit quatre cens hommes d' armes entretenus & soudoyez, dont luy seul estoit le Commissaire & Controlleur, chose dont le Roy temporisant a ses importunes grandeurs ne l' osoit desdire. Possedoit les villes de Bohaims & Hams, & encores celle de sainct Quentin absolument, qui luy servoit de leurre, pour repaistre les esperances d' uns & autres Princes. Levoit un escu pour pippe de vin passant dedans ses villes, pour estre transportee aux païs bas, & soustenu du vent de tant de faveurs, nageant entre deux eaux, commandoit, ou pour mieux dire gourmandoit un Roy de France, & un grand Duc de Bourgongne, les nourrissant par sourdes brigues en perpetuelles divisions, & par ce moyen estoit par eux contrainct & debouté. Opinion vrayement fole. Car l' homme sage ne doit rien tant craindre que d' estre craint de son Roy. Celuy qui en use autrement se trouve en fin de jeu mauvais marchand, comme il advint à ce grand seigneur dont je parle. D' autant que les deux Princes, apres plusieurs connivences se voyans ainsi par luy malmenez commencerent de conspirer à sa ruine, pendant la negotiation d' une trefue dedans la ville de Boüynes. Et en fut le premier promoteur sous main le Roy Louys envers les favoris du Duc de Bourgongne, & specialement envers le seigneur d' Imbercourt qui avoit receu mal à propos un desmentir de luy en la ville de Roye. Et de cela on peut recueillir quelle estoit la grandeur de ce Connestable, veu qu' à face ouverte le Roy son maistre ne luy  osoit faire teste. En tels traictez quelque silence que l' on y desire, les parois ont yeux, langues, & aureilles. Il eut quelque vent de cette pratique, & aussi tost en fit sa plainte à l' un & à l' autre Prince. Qui appresta suject d' une nouvelle defiance entr'eux, pour sçavoir celuy qui avoit descouvert ce secret, tant ils craignoient de luy desplaire. La partie est tenuë en surseance: & comme le Roy estoit plein de moyens artificieux, pour se developper d' un mauvais affaire, aussi voulut-il bien faire paroir au Connestable, bien qu' il fust son suject, qu' il n' avoit jamais rien brassé au desavantage de luy. Et pour s' en esclaircir il fut question de les aboucher ensemble. L' orgueil du Connestable fut tel qu' il voulut entrer en mesme paction avec son Roy, comme autresfois avoit fait Jean Duc de Bourgongne, avec Charles septiesme, lors Dauphin, sur le pont de Montereau Fault-Yonne. Le jour est arresté entre Noyon & la Fere, sur la chaussee d' une petite riviere, où fut mise une forte barriere. Là arrive le Connestable le premier, armé d' une cuirace sous un habillement volant, accompagné de trois cens gensdarmes. Le Roy n' y arrive si tost, & faisant cens fois plus qu' il ne devoit, avant que d' y arriver, luy envoye des ambassadeurs pour s' excuser s' il tardoit tant. Et quelque temps apres il y vient, suivy du Comte de Daupmartin grand Maistre de France, & de six cens Gentils-hommes d' eslite. Là fut le pour-parler entr'eux, en presence de cinq ou six seigneurs, tout le demeurant faisant alte. Pour conclusion il fut arresté que tous umbrages seroient ensevelis: & de ce pas le Connestable franchit la barriere, & passant du costé du Roy vint loger ce mesme jour avec luy en la ville de Noyon, & le lendemain reprit ses brisees vers sainct Quentin, son repaire & giste ordinaire. Je vous prie vouloir balancer en passant auquel des deux y eut plus de faute, ou à l' orgueil du suject envers son Roy, ou en l' humilité du Roy envers son sujet. Toutes & quantesfois que nous voyons nostre Prince s' humilier plus que l' ordinaire envers nous, en une asseurance de tout, nous devons tout craindre. Jusques icy vous avez entendu les grandeurs de ce Connestable, entendez maintenant son raval. Le Roy revenu à son second penser commença de se hontoyer, estimant avoir fait un pas de Clerc de s' estre de cette façon demis à l' endroit de son Connestable. Qui luy accreut un maltalent beaucoup plus grand qu' auparavant. L' aposthume se meurissoit de plus en plus aux cœurs des deux Princes, à laquelle il falloit avec le temps donner air. Trefue de neuf ans est concluë entr'eux à Veruins, par laquelle il fut arresté de la liuraison du Connestable és mains du Roy par le Duc. Et suivant cet arrest il fut quelques jours apres liuré à l' Admiral de France bastard de la Maison de Bourbon, qui le conduisit jusques à la Bastille de Paris, sur la fin du mois de Novembre 1575.

J' en reciteray tout au long l' histoire, comme celle de laquelle tous grands Seigneurs, s' ils sont sages, peuvent bien faire leur profit. Là il fut receu par les Seigneurs Doriole Chancelier, & Boulanger l' un des Presidens, & quelques autres sieurs du Parlement. Mesme par le sire Denis Hesselin (ainsi le nomme l' ancienne histoire) maistre d' hostel du Roy, Esleu de Paris, & Prevost des Marchands de la ville, qui estoient lors toutes qualitez de grande marque. Baillé en garde à Philippes l' Huillier, & au Seigneur de sainct Pierre. Son procez ne fut pas de longue duree, d' autant que par arrest du 19. Decembre apres avoir narré tous les points dont il estoit accusé & convaincu, il fut dit. Que la Cour le deposoit de l' Office de Connestable, & tous offices Royaux, & le declaroit crimineux de crime de leze Majesté. Le condamnoit à avoir la teste tranchee sur un escharfaut en la place de Greve, & tous ses biens confisquez envers le Roy: & pour l' honneur de son dernier mariage, la Cour de grace ordonnoit que le corps seroit ensevely en terre saincte. Ce sont les propres mots & suite du dispositif de l' arrest que j' ay voulu de propos deliberé inserer tout au long. Par ce qu' aujourd'huy le formulaire des arrests, en tels cas, est de declarer premierement le seigneur qui est prevenu, attaint & convaincu du crime de leze Majesté, & en consequence de cela le degrader des honneurs & dignitez dont il avoit esté auparavant pourveu par le Roy, & en cestuy on le dépose premierement, & puis on le declare crimineux de leze majesté: Comme n' ayans voulu que cette grande dignité de Connestable eust esté infectee du crime de leze majesté. 

Le mesme jour que l' arrest fut donné ce Connestable est amené au Palais par les sieurs de S. Pierre, & de Toute-ville Prevost de Paris eux deux montez sur chevaux, luy au milieu. Arrivez qu' ils y furent, il monte les grands degrez, receu par les Seigneurs de Gaucourt & Hesselin, qui le conduisirent au lieu où le Chancelier l' attendoit, lequel l' ayant par une honneste preface admonnesté de vouloir estre constant, comme un Seigneur tel qu' il estoit, le somma de luy rendre l' Ordre de S. Michel, qu' il avoit du Roy: A quoy il satisfit promptement. Puis luy demanda son espee, principale remarque de sa dignité de Connestable. Mais il respondit qu' elle luy avoit esté ostee deslors de son emprisonnement. A cette parole le Chancelier le quitta, & aussi tost arriva maistre Jean de Popincourt President qui luy fit lire son arrest. Je vous laisse plusieurs particularitez qui se passerent entr'eux, pour vous dire que soudain apres il fut mis és mains de quatre Docteurs en Theologie, frere Jean Sourdun Cordelier, un Augustin, le Penitentier, & Maistre Jean Hue Curé de S. André des Arts. Il vouloit avant que de mourir recevoir le corps de nostre Seigneur, mais la Cour ne le voulut permettre, & au lieu de ce fut celebree une Messe, & baillé du pain beny & de l' eauë beniste. Ce fait il fut consolé par les quatre Peres, jusques à ce que sur les deux heures apres midy il descendit du Palais, & remonta sur son cheval pour aller à l' hostel de ville, devant lequel estoient dressez les escharfaux pour son execution. Estant conduit au bureau, apres avoir donné lieu à la nature, & à ses regrets, il fit son testament sous le bon plaisir du Roy, qu' il pria estre escrit sous luy par le Seigneur Hesselin. Sur les trois heures il entre sur l' escharfaut, où il se mit à genoux, jetta les yeux sur l' Eglise de nostre Dame, fit devotement son oraison, baisa plusieurs fois la Croix qui luy estoit presentee par le Cordelier: jusques là il avoit eu les mains franches, mais soudain qu' il se fut levé, l' executeur de la haute justice les luy lia avec une petite corde. Je trouve qu' à cette mort estoient presens, en la place, le Chancelier, les sieurs de Gaucourt, de Toute-ville, S. Pierre, Hesselin, le Greffier de la Cour, & quelques autres Officiers, en la presence desquels il demanda pardon au Roy. Puis s' agenoüilla sur un petit carreau de laine aux armes de la ville, qu' il remua de l' un de ses pieds pour le mettre à son apoint. Et lors luy furent les yeux bandez, & aussi tost la teste levee. Il avoit par son testament ordonné d' estre inhumé aux Cordeliers, où Hesselin donna ordre de faire sur le champ porter la teste & le corps conduit de quarante torches, & assista à l' enterrement, & le lendemain aux Obseques qu' il fit celebrer avec tout l' honneur commun que l' on pouvoit desirer. Et par ce que ce Seigneur Hesselin fut des premiers entremetteurs de cette grande histoire, je diray de luy pour closture de ce chapitre, qu' il a esté bisayeul de Maistre Louys Hesselin Conseiller du Roy & Maistre en sa Chambre des Comptes de Paris, personnage de singuliere recommandation, & dont je fay grand Estat. Voila l' histoire tragique de ce grand Seigneur que je vous ay representee pour servir de leçon, & au suject, & au Prince souverain. A celuy-là pour luy enseigner que quelque grandeur qui soit en luy il n' y a rien qu' il doive tant craindre que de se faire redouter & craindre par son Roy: & au Prince souverain que sur tout, ores qu' il le puisse d' une authorité absoluë, toutesfois il se doit bien donner garde de faire mourir un sien subject sans cognoissance de cause, & comme l' on dit, d' une mort d' Estat. Qui ne produit ordinairement que mescontentement general du peuple, & le mescontentement, troubles, & guerres civilles, closture ordinaire de l' Estat. L' abouchement du Duc Jean de Bourgongne, avec Charles Dauphin sur le pont de Montereau Fault-Yonne, & le coup de Tanneguy du Chastel, quand sur le champ par une querelle d' Allemant il tua le Duc, devoient selon quelques sage mondains, servir de leçon au Roy Louys II. pour se deffaire promptement, par personne interposee de son Connestable lors que sans respect de sa majesté, il se voulut par conference, aucunement apparier à luy. Il se donna bien garde de le faire, ains s' en reserva la vengeance par la justice de son Parlement. Aussi produisirent ces deux morts deux divers effets. Car de la fosse du Duc Jean sourdit un seminaire de guerres, qui fut la desolation de nostre Royaume: & de celle du Connestable, un repos aux ames des deux Princes, & ensevelissement de tous les maux qui prenoient leurs vies par sa vie.

lundi 22 mai 2023

CHAPITRE XII. Des Normans, nouveau peuple de la Germanie, qui occuperent quelque partie de nostre Gaule.

Des Normans, nouveau peuple de la Germanie, qui occuperent quelque partie de nostre Gaule. 

CHAPITRE XII. 

Il sembloit que l' Allemaigne deust demourer quoye dans ses fins, & limites: ayans au declin de l' Empire les Alains, Vandales, Bourguignons, Visegots, Ostrogots, François, Anglois, & Lombards (car je voy qu' indifferemment l' on confond ces pays soubs la Germanie, encores qu' il y en eust quelques uns qui en fussent seulement voysins) jetté leur feu & donné plusieurs tesmoignages de leur vaillantise, toutesfois restoient encor les Daciens ou Danois à faire monstre de leur vertu. Ceuxcy du temps de Theodebert Roy de Mets, feirent quelques courses contre les Thoringiens. Depuis ce temps leur nom ne fut grandement renommé en la France, jusques au regne de Charles le grand, auquel temps ils n' attenterent aucune chose contre la France. Bien est vray, qu' ils degasterent en la Germanie ou Allemagne (ces mots nous sont pour le jourd'huy indifferens) quelques pays de noz appartenances: mais craignans la fureur de nostre grand Roy, meirent bride à leurs entreprises, espians temps plus opportun, qui se trouva soubs le regne de Charles le Chauve, auquel ceste grande ardeur des Martels se trouvoit ja toute refroidie. Et encor d' avantage soubs Carloman, qui fut contrainct pour obtenir d' eux quelque relasche, par une paix ignominieuse leur promettre douze mille liures de tribut. Durant laquelle saison pour les partialitez qui voguoyent entre les Roys d' Angleterre, donnerent plusieurs affaires aux Anglois, le plus du temps rapportans d' eux plusieurs belles despoüilles & victoires, & quelquesfois s' enfuyans avecques leur courte honte, selon que le vent de guerre leur donnoit en pouppe, ou non. En quoy ils poursuivirent leurs desseins avecques telle, opiniastreté, qu' en fin de jeu, ils demeurerent maistres du tablier, c' est à dire paisibles du Royaume d' Angleterre, par l' espace de vingt & huict ans, soubs leur Roy Suenon & son fils Danut. Les heureux succés, qu' ils avoient en ceste coste d' Angleterre, occasionnerent quelques autres de leur nation à semblable ravage en la France. Partant soubs la conduite de Raoul s' achemina à ce degast une grande quantité de Danois appellez Normans pour autant qu' au pays de Dace, ils tenoient le quartier du Septentrion. C' estoit chose assez familiere aux Germains de se forger nouveaux noms, selon les bandes qui se liguoient ensemblemment pour entreprendre nouveaux voyages: comme j' ay discouru cy-dessus du François & de l' Alemant: qui est la cause, pour laquelle les anciens n' ont eu aucune cognoissance de ces Normans, non plus que des François & Allemans. Vray qu' Adon Evesque de Vienne, qui attoucha presque ce temps là, & qui a conclud son Histoire en la vie de Charles le Simple, faict mention souz Charlemaigne d' un Vvitigincg Prince Saxon, lequel, pour evader le courroux de ce grand Roy, s' enfuit avec quelque trouppe des siens, en Normandie: Et en la vie du Chauve il tesmoigne qu' il eut plusieurs grands affaires à demesler, avec les Danois & Normans. Qui me faict esbahir pourquoy Raphaël Volaterran (homme en toutes choses de grande leçon toutesfois) ne veut extraire de la Germanie, ou de Dace, les Normans, ains les dict être venus du païs mesmes de la Gaule, d' un peuple par les anciens appellé Romanduens: ayans comme il dict, faict de ce nom Romand, par corruption de langue, un Normand. Estant doncques les Normans (pour retourner au premier fil de mon propos) arrivez en ceste contree avecques leur Capitaine Raoul, si oncques la France se trouva faschee par le trouble de gens estrangers, certainement ce fut lors. Et encores la chose qui plus nous donnoit à penser estoit, que nous estions maniez par un Prince environné de toutes pars, d' affaires, mesmes contre les siens, d' ailleurs, un Prince, qui pour son peu de sens & conduitte, feut de nous appellé le Simple. Au moyen dequoy entre tant de divorces il ne feut mal-aisé aux Normans de nous donner mille traverses. Ils coururent toute la riviere de Loire: prindrent les villes de Nantes, Tours, & Angers, saccagerent toute la Guyenne, fourragerent une partie de la Bourgongne & des environs de Paris, meirent soubz leur obeïssance Rouen: tellement que le Roy estonné de tels degasts & ravages, feut contrainct par personnes interposees de leur demander la paix, en mariage faisant d' une sienne fille, nommee Gillette, avecques Raoul, qui moyennant ce, prendroit le sainct caractere de Baptesme: & à tant luy donnoit le Roy & à ses gens pour assiette le pays de Neustrie, lequel il recognoistroit tenir en foy & hommage de la Couronne de France. Les peuples de ceste Neustrie (afin qu' avant que m' esloigner plus loing, je discoure quelque peu sur ce nom) n' estoient par les anciens Romains appellez d' un seul mot, mais compris soubz plusieurs petites sortes de peuples, comme Lexobiens, Aulerciens, Eburociens, par le nom de chaque cité. Depuis les François arrivans en la Gaule, pour la grandeur de leur Royaume, voulurent designer leurs peuples soubz deux noms, dont les uns s' appellerent Ostriens, qui vouloit dire François Orientaux, & estoient ceux qui tenoient les parties du Rhin: & les autres Vvestriens (Westriens), c' estoient François Occidentaux qui resseoient en ceste Gaule: en la mesme façon que nous voyons que des Gots, les aucuns s' intitulerent Ostrogots, & les autres Vvisegots (Wisegots). 

Vray que pour la proximité que l' N & l' V avoient ensemble, mesmement aux anciens caracteres des François, comme il est facile de voir aux plus vieilles Chartres de plusieurs Eglises, il fut aisé par succession de temps au lieu de deux Vv, n' y en mettre qu' un, & puis d' une Vestrie faire Neustrie. De ceste ancienne division vient que vous voyez si frequente mention dans nos autheurs, du Roiaume d' Austrasie: & mesmement quand le Roy Dagobert mourut, l' on recite qu' à son aisné Sigisbert escheut le Royaume d' Austrasie, & à son puisné Clovis celuy de France Occidentale. De laquelle division y avoit encor apparence, au moins pour le regard de Neustrie, du temps de nostre Debonnaire, quand par accord faict entre ses enfans, à Lothaire escheut Rome, avec l' Italie, Provence & une partie de Lorraine: à Louys, le Royaume d' Austrasie, c' est à dire toute la Germanie jusqu'au Rhin, & quelques autres de delà: à Charles, toute la Neustrie, qui fut le pays, qui depuis luy se continuant de main en main à ses successeurs, fut par nous appellé le Royaume de France. En quoy noz Historiographes faillent assez lourdement, pour autant que parlant en ce partage de la Neustrie, ils estiment que ce soit seulement le pays que nous appellons Normandie: & neantmoins ils sont d' accord que le Debonnaire ayant laissé à son puisné la Neustrie, ses deux autres fils faschez de cet advantage, apres le decés de leur pere, luy feirent une tres-cruelle guerre, en laquelle mourut en une journee toute l' ancienne fleur des François. Comme s' il fust à presumer que Lothaire & Louys, qui estoient si richement assortis, fussent entrez en jalousie pour une si petite piece de terre, comme est la Normandie: petite, dy-je, au regard d' une Italie, ou Germanie. Parquoy falloit necessairement que soubz le nom de Neustrie, feust lors entenduë la plus grande partie des pays que nous avons depuis le regne du Chauve tousjours compris souz la France. Bien est vray que par traicte de temps, comme toutes choses se changent, d' un nom de pays general, nous en feismes un particulier, qui est celuy qui par la venuë des Normans fut appellé Normandie: estant de là en avant reiglé par Ducs (Ducs toutefois, qui recognoissoient le Roy de France pour souverain) desquels le premier fut Raoul, qui au sainct Sacrement de Baptesme eschangea son nom en celuy de Robert, Prince de grande recommandation, soit que nous considerions ses memorables faicts d' armes, soit que nous ayons esgard au commun cours de justice qu' il establit en son pays: bref, tel qu' il falloit pour donner longue continuation à sa posterité & lignee. Auquel succeda Guillaume, secondant assez en vertus & bonnes complexions sou feu pere, mais comme voulut son malheur, il fut tué par les aguets & embusches d' Arnould Comte de Flandres: qui apporta depuis quelques mutations à la Normandie. Car Louys Roy de France prenant à son advantage que cestuy avoit laissé pour heritier un sien fils aagé seulement de deux ans, pretendoit le deposseder premierement par menees, puis par inimitiez ouvertes. Dont s' esmeurent apres grandes querelles, qui s' assopirent par les frequentes desconvenuës de Louys, & finalement par sa mort. Et comme ce Duc eut deux enfans, l' un masle nommé Richard, l' autre femelle appellee Emme: à son Duché succeda Richard, qui fut second de ce nom: & pour le regard d' Emme elle fut conjoincte par mariage avec un Roy d' Angleterre: affinité, qui accreut depuis grandement la puissance des Normans. Ce Richard eut pour successeur un autre Richard sien fils, qui fut troisiesme de ce nom. Lequel estant assez tost allé de vie à trespas, le Duché tomba par droict d' heritage és mains de son frere Robert. Cestuy fut pere naturel de Guillaume, qui pour ses grandes conquestes fut surnommé le Conquerant. Lequel, ayant subjugué l' Angleterre, apprit à ses successeurs le chemin & moyen de tenir une nation mutine en bride, combien que quelque Latineur de nostre temps, qui a redigé les vies des Roys d' Angleterre par escrit, luy vueille tourner ceste grande rudesse à blasme, ne cognoissant le naturel du pays, duquel il entreprenoit l' Histoire. A la verité, encores qu' il semble que nous autres François (picquez des anciennes querelles que eusmes avecques les Normans) leurs voulions naturellement mal, & qu' en commun propos mesmement nous detestions ceux qui leur ont succedé, si faut-il que je recognoisse franchement, qu' entre toutes les nations du Ponant, depuis que les autres demeurerent calmes & tranquilles, ceste cy principalement s' adonna d' un cœur gay & magnanime, à nouvelles conquestes. En quoy fortune la favorisa tellement que de ce tige, quasi comme d' un grand sep, se provignerent deux Royaumes: en l' un desquels, qui est l' Angleterre, leur posterité dure encor: & en l' autre, qui est la Pouille & la Calabre, se continua longuement. Et qui plus est, ne tint qu' à Robert Duc de Normandie au premier voyage d' outremer, que les Roys de Hierusalem ne prinssent leur commencement de luy. Quant au Royaume d' Angleterre, la conqueste qu' en feit Guillaume, & l' Escosse qu' il reduisit soubz son vasselage, nous en rendent assez asseurez. Et posé le cas qu' en Henry son fils defaillit sa lignee aux hoirs masles, si reprit-elle racine en Mathilde fille de Henry, de laquelle sortit un autre Henry, qui tant de la succession de ses pere & mere, que du costé de sa femme, se veit en un temps Roy d' Angleterre, Duc de Normandie, & de l' Aquitaine, Comte d' Anjou, Poictou, Maine, & Touraine: qui causa depuis grands travaux à nostre France, jusqu' à la venuë de nostre Philippe Auguste, que Dieu, ce semble, envoya expressemment pour faire retrouver aux François les forces, qui sembloient être à demy esgarees par la defaillance de cœur de la plus part de noz Roys. A ce Guillaume le Bastard, combien que le Duché n' appartint, ains aux plus proches lignagers issuz de loyal mariage: ce neantmoins pour autant que Robert son pere, allant veoir le sainct Sepulchre, l' avoit recommandé à Henry Roy de France, la chose fut conduite de façon, que Robert estant decedé avant son retour, Guillaume par l' entremise de Henry succeda à tous les honneurs de son pere. Qui fut cause (voyez comme un mal-heur nous engendre quelquefois un heur) que Guischard, qui estoit selon le branchage, vray & legitime heritier, fasché du tort qu' on luy tenoit, s' achemina avec quelques compagnies Françoises & Normandes vers la Calabre & Sicile. Ces pays, comme plusieurs autres, estoient lors grandement degastez par les Sarrasins, lesquels (depuis que l' Empereur Romain eut par force osté des mains de Constantin son pupille l' Empire de Constantinople) s' estoient mis en possession de toute ceste marche: feignans de vouloir aider à Rhomain, de la subjection duquel s' estoient soubstraits les Siciliens. A cause dequoy Guischard, soubz umbre de porter faveur à nostre Chrestienté, s' acconduit à ceste entreprise avec un vent si propice, qu' au grand plaisir de tout le monde il recovrut de la main des Sarrazins toute la Pouille & Sicile. En luy prindrent commencement par une nouvelle police, les Rois de Naples & de Sicile: laquelle forme s' est perpetuee jusques à nous. Peu apres le decés de Guischard, fut à Clairmont arrestee la grande & premiere Croisade à l' instigation du Pape Urbain second. Parquoy Robert fils de Guillaume le Bastard, esmeu d' un juste devoir, engagea son Duché de Normandie à Guillaume le Roux son frere, pour entreprendre avec Godefroy de Boüillon & autres Princes Chrestiens, le voyage. Auquel il se porta si vaillamment, qu' apres la conqueste de la terre saincte il feut creé premier Roy de Hierusalem. 

Ce qu' il ne voulut accepter, pour l' esperance qu' il avoit de rentrer & en son Duché & au Royaume d' Angleterre, qui luy appartenoit de droict fil: tellement qu' à son refus Boüillon emporta seulement ce tiltre. Qui ne sont pas traicts de petite loüange, pour les Normans. Afin que ce pendant je ne passe soubz silence, que Richard, duquel Guillaume estoit trisayeul, au voyage de Hierusalem conquesta le Royaume de Chipre, dont il investit les Roys de Hierusalem, lors que leur authorité & puissance se trouva du tout anichilee, par le moyen de Saladin. En maniere qu' en un peuple Normand se trouvent presque quatre couronnes Royales, desquelles il a esté par sa vaillance possesseur: tant eut de vertu & puissance ce sang Normand, conjoinct avec l' illustre sang de France.

samedi 15 juillet 2023

6. 26. De la famille d' Anjou qui dés & depuis le temps de Charles frere de sainct Louys commanda au Royaume de Naples, & des traverses qu' elle receut.

De la famille d' Anjou qui dés & depuis le temps de Charles frere de sainct Louys commanda au Royaume de Naples, & des traverses qu' elle receut.

CHAPITRE XXVI.

Je vous ay dit sur la fin du 23. Chapitre que le Royaume de Hierusalem fondit en nostre Charles d' Anjou lors Roy de Sicile, & par quel moyen ce tiltre d' honneur luy fut acquis & à sa posterité. C' est pourquoy je ne pense estre hors de propos (apres le precedent Chapitre dont je vous ay repeu par forme d' entremets) si j' enfile celuy qui s' offre à la suite des Roys de Hierusalem. Histoire pleine de tragedies, que je vous veux discourir, ores qu' elles n' ayent esté joüées sur le theatre de la France, ains d' Italie. Toutes-fois parce que les premiers personnages d' icelles, furent de la premiere famille d' Anjou, extraite du sang de nos Roys, je pense faire œuvre de merite, vous representant, non le tout, ains un sommaire abregé de cette Histoire, pepiniere de plusieurs malheurs advenus par succession de temps à la France. Fuzeau fascheux à demesler, bien qu' il tombe ordinairement en nos bouches. Pour le desvelopement duquel je deduiray le nombre & suitte des Roys, & leurs genealogies, & les revers qu' ils recevrent de la fortune.

Je trouve en cette famille y avoir eu onze tant Princes que Princesses, qui porterent le tiltre de Roys, & Roynes de Naples, Charles premier, Charles second, Robert, Jeanne premiere, André, Louys premier, Louys second, Charles troisiesme, Marguerite, Ladislao, Jeanne seconde, qui tous furent tirez du tige de Charles premier, & Jacques de Bourbon Comte de la Marche mary de Jeanne deuxiesme.

Charles I. frere de nostre bon Roy S. Louys, fut Comte d' Anjou de son estoc, & par Beatrix sa femme Comte de Provence.

De luy & d' elle nasquit Charles II. dit le Boiteux, qui espousa Marie fille unique d' Estienne Roy de Hongrie, & de ce mariage nasquirent 14. enfans, 9. masles & 5. filles, desquels toutes-fois je ne toucheray que 4. Charles, Robert, Philippes & Louys.

Charles fils aisné surnommé Martel, fut apres le decez d' Estienne son ayeul maternel, couronné Roy de Hongrie, du consentement de ses pere & mere.

Robert qui apres le decez de Charles le Boiteux son pere se fit proclamer Roy de Naples.

Philippes Prince de Tarente. 

Louys Duc de Durazzo.

De ces quatre Princes enfans de Charles II. sourdit la suitte des autres Roys & Roynes.

Charles Martel Roy de Hongrie eut un fils nommé Charles, Nombert, autrement Charrobert, d' un mot composé de Charles nom de son pere, & de Robert son oncle & parrain: Cestuy ne fut Roy de Naples, mais de luy nasquirent deux enfans Louys & André, qui par la rencontre du temps & des affaires, porterent diversement ce tiltre.

Du Roy Robert vint Charles seul fils qui predeceda son pere, delaissées trois filles, Jeanne, Marie, & Marguerite, dont la premiere & derniere furent intitulees Roynes.

De Philippes Prince de Tarente nasquit un seul fils nommé Louys, qui fut aussi Roy de Naples.

Louys Duc de Durazzo eut Charles, duquel nasquit un autre Charles qui porta le tiltre de Roy: Et de luy vindrent Ladislao, que nous appellons en nostre vulgaire Lancelot, & Jeanne II. tous deux qualifiez Roy & Royne. Genealogies ausquelles trouverez les Couronnes diversement advenuës, à quelques uns par le Droict reiglé de nature, aux autres par le desreiglé de fortune, selon que les occasions leur mirent le sujet en main.

Les Papes attediez de longues guerres & differens qu' ils avoient eus contre Federic second Empereur du nom, Roy de Sicile, voulurent exterminer sa race en la personne de Mainfroy son bastard, lequel par voyes induës s' estoit emparé du Royaume au prejudice de Conradin son nepueu & pupille. Pour y parvenir fut en l' an 1262. par eux appellé Charles Comte d' Anjou, Prince d' une magnanimité admirable, mais aussi d' une ambition desmesuree, & sans frein. Luy promettant de l' investir du Royaume, s' il pouvoit chasser Mainfroy. Sur cette promesse, il s' y achemine; Toutes choses luy rient sur son advenement. Mainfroy par luy desconfit, & occis en bataille rangee, Charles & Beatrix sa femme couronnez Roys par le Pape le jour & feste des Roys, l' an 1265. moyennant certain grand tribut, qu' ils promirent par chacun an au S. Siege. En quoy il y a diverses leçons: car les uns disent quarante mille ducats, les autres quarante huit, & les autres une hacquenée seulement par honneur, pour recognoissance de son hommage. Outre cela luy est conferé l' Estat de Senateur de Rome dedans la ville, & de Vicaire de l' Empire par toute l' Italie. Celuy-là premier Estat politic de la ville, & cestuy-cy du plat pays. Il est en outre gratifié par la Royne Marie du tiltre de Roy de Hierusalem, que ses successeurs n' oublierent en leurs qualitez de parade. Se fait continuer le tribut payé par la ville de Tunes à ses devanciers. Et comme il n' aspiroit qu' à hautes entreprises, aussi se promettoit-il l' Empire de Constantinople sur les Paleologues. Vainquit en champ de bataille Conradin: Victoire qu' il estimoit l' asseurance de son Estat: mais comme il est plus mal-aisé de mesnager sa bonne, que sa mauvaise fortune, aussi mettant sous pieds tout droict de guerre, auquel tous Princes Souverains sont obligez, il soüilla ses mains dedans le sang du jeune Conradin, & de Henry Duc d' Austrie son proche parent ses prisonniers de guerre, qu' il fit decapiter en plein marché, comme s' ils eussent esté ses justiciables. Le semblable fit-il à plusieurs Seigneurs de leur suite, non seulement du Royaume, mais aussi des pays estranges, & abatre tous les Chasteaux, tant des Gentils-hommes presens, qu' absens: Esperant que par ces morts, ruines & abbatis la voye seroit elaguée à sa domination. Playe qui seigna depuis longuement en luy, & toute sa posterité. Sujet du present discours, auquel j' ay donné quelque atteinte au Chapitre des Vespres Siciliennes, Livre 7. mais non si ample qu' en cestuy.

Dieu permit que Pierre Roy d' Arragon mary de Constance fille de Mainfroy, s' impatroniza du Royaume de Sicile, par les pratiques & intelligences des Gentils hommes mal contens du pays, qui s' estoient garentis par une bonne & prompte fuite, lesquels en un jour entr'eux assigné, au son d' un toxin general par tout le pays, massacrerent tous les François, sans exception de sexe, ny d' âge, ne pardonnant pas mesmement aux femmes Siciliennes qui se trouvoient estre enceintes de leur faict. De maniere que là où au precedant ce Royaume estoit compris sous le nom de la Sicile, on commença d' en faire deux lots. L' un qui estoit au delà du Far, occupé par l' Arragonnois, auquel fut continué le nom de Sicile, & l' autre au deça, qu' on appella Royaume de Naples, qui demeura és mains de Charles & des siens: Lequel au lieu de conquerir l' Empire de Constantinople, comme il s' estoit promis, alla de là en avant tousjours en empirant en toutes ses affaires jusques au dernier souspir de sa vie, & les Papes mesmes petit à petit luy retrancherent les grandeurs qu' ils luy avoient du commencement octroyées.

Ce Roy desirant estre tout ou rien, somma par cartel de deffi le nouveau Roy de Sicile, d' entrer en champ clos contre luy, a fin que leur differant fust vuidé par la decision de leurs espees seulement. Gage de bataille accepté par l' Arragonnois, du consentement du Pape qui leur bailla pour juge le Roy d' Angleterre: Occasion pour laquelle l' assaillant choisit pour lieu du combat la ville de Bourdeaux, dont l' Anglois joüissoit lors. Avant que de partir il laissa le gouvernement de son Royaume à Charles le Boiteux son fils, avecques tres-expresses inhibitions & deffences de faire aucune sortie, ains de se tenir clos & couvert en attendant son retour. 

L' Arragonnois laisse en la Sicile la Royne Constance sa femme, assistee de Doria son Admiral, Capitaine grandement duit & pratic au faict de la guerre marine. Les deux Princes ayant donné ordre à leurs Royaumes, tel qu' il leur avoit pleu, font voile, & nommément le Roy Charles arrive à Bourdeaux à jour prefix, en bonne deliberation de combattre, mais l' Arragonnois plus retenu y defaut: Au moyen dequoy Charles estimant avoir satisfaict à son devoir, s' en part de la ville, & quelques jours apres son ennemy y arrive, qui ne deliberoit d' entrer au combat que par mines. Et à vray dire Charles avoit en ce party quelque advantage sur l' honneur de l' autre, mais de malheur, ce n' estoit pas le recouvrement de son Royaume perdu. Au contraire Doria pendant ce temps attaquoit le Royaume de Naples avecques une puissante armee de mer, attirant le plus qu' il luy estoit possible au combat. Charles le Boiteux, auquel les mains demangeoient, nonobstant les commandemens à luy faicts par le Roy son pere, en fin la patience luy eschappe, & rame en plaine mer, suivy de toute sa Noblesse. Pour le faire court les deux armees se heurtent: La victoire demeure à Doria, qui prend prisonnier le jeune Prince, lequel il envoya à la Royne Constance avecques neuf de ses principaux favoris: Et quant aux autres il fit decapiter sur le champ deux cens Gentils-hommes Napolitains.

Quelque temps apres Charles I. va de vie à trespas l' an 1484. (7.1.1285) mort certes merveilleusement piteuse. Car il veit avant que mourir la fleur de la Noblesse Napolitaine avoir aux despens de sa vie contregagé la cruauté insolente de luy: son fils unique entre les mains de ses ennemis, la moitié de son Royaume perduë: & l' autre grandement esbranlee, si par un doux remords de vengeance on eust exercé en ce jeune Prince, ce que le pere avoit fait contre Conradin. Comme de fait par Arrest du Conseil d' Estat de Sicile, luy & neuf Seigneurs de sa suitte, furent condamnez à mort. Arrest toutesfois dont la Royne Constance, d' une puissance absoluë remit l' execution à la volonté du Roy son mary, auquel elle envoya les prisonniers: Clemence accompagnee d' une grande sagesse, que Dieu depuis retribua à sa posterité.

La prison fut de quatre ans, au bout desquels elle fut ouverte à Charles II. dit le Boiteux, moyennant les paches capitulez entre les deux Princes: Et quelques mois apres mourut le Roy Pierre, delaissez trois enfans, Aufur, Jacques & Federic. Aufur decede peu apres, tellement que Jacques succeda au Royaume d' Arragon, & Federic à celuy de Sicile. Ce nouvel accident apporta nouvelle face d' affaires: grandes guerres entre les deux Roys: finalement assopies soubs cette condition que Federic joüyroit seulement sa vie durant de la Sicile, laquelle apres sa mort retourneroit à la famille de Charles. C' estoit luy donner prou de loisir pour s' asseurer du cœur des subjects, & consequemment de tout le pays.

Charles II. fut conjoint par mariage avecques Marie seule fille d' Estienne Roy de Hongrie, & mourut en l' an 1309. delaissez quatorze enfans. Or combien que la multitude des enfans procreez en loyal mariage, soit l' une des premieres benedictions de Dieu en ce bas estre, toutes-fois cette belle reigle faillit en cette famille: Car vous n' y verrez dores-en avant que troubles, partialitez, & divisions, pendant lesquelles la Maison d' Arragon asseura son Estat. Et qui est chose digne d' estre remarquee, celuy que les Historiographes estiment avoir esté entre les Roys de Naples le plus preud'homme, qui est Robert, en fut la premiere source.

Des enfans de Charles II. y en eut trois, dont le premier nommé Charles Martel fut du consentement de ses pere & mere, fait Roy de Hongrie, apres le decez du Roy Estienne son ayeul maternel. Louys II. fils fut Evesque de Tholose, & le troisiesme fut Robert. Charles Martel alla de vie à trespas avant son pere, delaissé Charles Nombert, ou Charrobert son seul fils, qui fut aussi apres la mort de son pere Roy de Hongrie. A luy par droict de representation de son pere devoit appartenir le Royaume de Naples, suivant la disposition du droit commun des Romains observé de toute ancienneté dedans l' ltalie, toutes-fois Robert son oncle puisné s' en empare, non comme plus proche habile à y succeder, mais comme plus proche sur les lieux pour y succeder. C' est le premier traict d' injustice que je voy avoir esté commis en cette famille apres la mort de Charles II. qui produisit une grande querelle entr'eux. Car Charrobert, voisin de Henry VII. Empereur d' Allemagne, l' attira à sa cordelle, lequel par Arrest declara Robert usurpateur & incapable de la Couronne de Naples. Au contraire Robert qui estoit dedans Avignon l' hoste du Pape Clement V. obtint de luy Arrest à son profit, par lequel le Pape cassa & annulla celuy de l' Empereur, sur quelques nullitez & formalitez, sans entrer au merite du fonds: comme l' on peut voir par la Clementine Pastoralis. De re iudicat. De moy, pour en parler sans passion, je croy que le plus beau jugement est celuy, qui fut donné par Robert. Il avoit eu un fils nommé Charles qui le predeceda, delaissees trois filles, Jeanne, Marie, & Marguerite. Et le Roy Robert estant sur le point de sa mort, meu d' un sindresse de sa conscience, institua par son testament pour heritiere universelle, Jeanne l' aisnee de ses arriere-filles, à la charge d' espouser André son cousin fils puisné de Charrobert, lequel comme j' ay remarqué cy-dessus avoit eu deux enfans masles, Louys & André. Jugement plein de sagesse, & de droicture, comme noüant par iceluy sa famille avecques celle à laquelle pour son droict d' ainesse appartenoit la Couronne à juste tiltre.

Ny pour cela toutesfois les choses n' en furent pas mieux establies. Car ce mariage ayant esté consommé, Jeanne qui estoit d' un desir insatiable au plaisir du lict, & son mary pour estre d' une matiere floüette ne pouvant fournir à l' appointement, cette mal-heureuse Princesse donna ordre de le faire estrangler de nuict d' un cordon de soye par elle tissu. Et qui est chose digne d' estre recitee, ainsi qu' elle le tissoit, le Roy André luy demandant à quoy estoit bon cet ouvrage: Pour vous estrangler (respondit-elle en se sousriant) parole que le mary tourna en risee, qui sortit toutes-fois son effect. De faire contenance, ny du dueil de ce cruel meurtre, ny de la recherche du meurdrier par une sage hypocrisie, ce fut une leçon à elle incognuë. Au contraire elle convola du jour au lendemain en secondes nopces, quoy que soit non long temps apres, avecques Louys Prince de Tarente son cousin tenant le dessus de germain sur elle. Mariage qui avecques les deux autres circonstances, asseura ce dont on avoit auparavant douté. Chose que Louys Roy de Hongrie frere aisné d' André, prenant à cœur, & semonds, tant du devoir d' une juste vengeance, que par les prieres de tout le peuple, indigné d' un assassin si detestable, s' achemine avecques une puissante armee à la Poüille: La Royne Jeanne & le Roy Louys son mary, se voyans denuez de toutes forces sortables pour faire teste à leur ennemy, apres avoir donné la charge à Charles Duc de Durazzo leur cousin de tout le Royaume, s' enfuyent en leur pays de Provence, où ils se blotirent, pendant que ce torrent des Hongres s' escouleroit. Ainsi le veux je appeller, parce que Louys Roy de Hongrie, apres avoir levé quelque obstacle, qui luy vouloit barrer le cours, se feit voye par tout le pays, comme un torrent, tant estoient les volontez des sujets à luy voüées contre la Roine & son mary. Le premier mets dont il se repeut, fut de la teste de Charles Duc de Durazzo, qu' il luy fist trancher, tant pour avoir participé à la mort d' André, que s' estre incestueusement comporté avecques la Roine sa cousine. Et en moins de trois mois se fit proclamer Roy de Naples & de Hierusalem.

La Roine Jeanne premiere & son mary reduits aux termes de desespoir se jettent entre les bras du Pape Clement VI. comme derniere ressource contre leur mal-heur. Luy qui estoit grand sage-mondain ne voulut laisser envoler l' occasion qu' il voyoit estre à son apoinct. Il leur promet toute faveur & assistance, mais en la promettant, leur ramentevoit le tribut stipulé par le Pape Clement IV. du Roy Charles I. quand il l' investit du Royaume: Tribut pour lequel estoient deus infinis arrerages, desquels il compose avecques eux, & pour en demeurer quittes par une cottemote taillee, Jeanne luy cede & transporte la ville & Comtat d' Avignon, appartenances & dependances. Voila comme le ciel & la terre s' armerent contre cette meschante Princesse, pour vanger la mort d' un pauvre Prince innocent. Le contract en estant fait & passé, il ne cousta pas beaucoup au Pape d' investir Louys Tarentin & Jeanne sa femme des Royaumes de Naples, Sicile & Hierusalem: Et neantmoins ne laissa de procurer une paix pour les reintegrer dedans leur Estat. En quoy il eust esté tres-empesché si le malheur du temps ne luy eust facilité la voye. Parce qu' il survint dedans toute l' ltalie une peste la plus espouvantable qui oncques eust esté auparavant veuë, telle representee par Bocasse, sur le commencement de son Decameron, & par Petrarque dedans ses Epistres. Qui occasionna le Roy de Hongrie de deguerpir le pays, apres y avoir laissé pour Gouverneur le Vaivode, l' un de ses plus signalez Capitaines, & emmena quant & soy Charles de Durazzo jeune Prince, fils unique du decapité. Tout ainsi que les Napolitains à la chaudecole luy avoient voüé une admirable bien-vueillance, grandement confirmée par sa presence, aussi leur colere s' estant refroidie, l' ayans inesperément perdu, cette violente affection commença de se refroidir, & de tourner par mesme moyen leur courroux en une pitié envers leur Roine, qu' ils voyoient ainsi mal-menee par la fortune. Mesmes que le Pape y avoit envoyé son Legat pour pacifier toutes choses. C' est pourquoy le Roy de Hongrie cognoissant la legereté des Napolitains, l' inopiné changement de leurs volontez, la grande distance de la Hongrie à la Poüille, davantage que le Pape s' engageoit dedans cette querelle, & qu' en voulant conserver à soy le Royaume de Naples, il se mettoit en danger d' en perdre deux, il condescendit en fin à la paix: Mais à la charge que la Roine venant à faillir, le Royaume reviendroit à luy & aux siens. Belle hypocrisie pour couvrir la honte de cet accord, a fin qu' en tout ce qu' il avoit acquis en la Poüille, on ne l' estimast avoir esté un champignon de fortune.

En cette façon fut la Roine Jeanne premiere restablie avec le Roy Louys son mary, qui mourut quelque temps apres tout alengoury, pour avoir voulu faire trop grande preuve de ses forces sur celle qui ne pouvoit, ny se vouloit rendre. Et elle ne pouvant demeurer longuement en friche, se remaria en troisiesme nopces avec un Jacques d' Arragon, Infant de la Maiorque, beau Prince, & bien proportionné de ses membres, sous condition toutes-fois qu' il se contenteroit seulement du tiltre de Duc de Calabre, lequel elle fit mourir pour une jalousie qu' elle conceut, qu' il faisoit bon marché de son corps à quelques autres Dames de sa Cour. Elle ressembloit proprement au cheval Sejan, que l' ancienneté disoit avoir eu ce malheur, que tous ses Maistres qui l' avoient monté estoient peris de morts violentes. En fin elle eut pour quatriesme mary un Othon de la Maison de Saxe, portant qualité de Duc de Bronzuic, lequel ne prit aussi tiltre de Roy pendant son mariage. Avant que de passer plus outre, je feray une saillie, non peut-estre mal à propos, puis que l' occasion s' est presentee de vous avoir cy-dessus touché comme les Papes se firent Seigneurs proprietaires de la ville & Comtat d' Avignon. Cette ville estoit de l' ancien patrimoine des Comtes de Provence, jusques au Siege & Pontificat de Clement VI. Ce neantmoins Clement V. s' y estoit habitué avec toute la Cour de Rome, dés l' an mil trois cens. Et vrayement je suis contraint de dire, que ce Pape fut d' un esprit merveilleusement bizerre, & d' une volonté bizerrement absoluë, d' avoir quitté cette grande ville de Rome premiere de la Chrestienté, de laquelle ses predecesseurs, par une longue possession, s' estoient acquis la domination souveraine, pour se venir loger, par forme d' emprunt, en un arriere-coin de la France, dedans la ville d' Avignon, nid à corneilles au regard de l' autre. Car mesmes outre le desordre que ce changement apporta à nostre Eglise, cette longue absence d' Italie occasionna une infinité de petits tyrans, par faute de controlle d' un plus grand, de se faire Seigneurs absoluz d' unes & autres villes, au grand prejudice, tant du Sainct Siege, que de l' Empire. Absence qui commença de prendre fin soubs Gregoire unziesme Limosin, & voicy comment. Ce Pape plein de zele & devotion, devisant avecques un Evesque, luy dit qu' il seroit beaucoup mieux pour le devoir de sa conscience, s' il residoit sur son Evesché, laquelle demeuroit par son absence veufve de son espoux. A quoy fut respondu par l' Evesque: Que tout ce qu' il faisoit en cecy estoit à l' exemple de luy, lequel aussi ne faisoit sa residence en son grand Evesché de Rome. Cette response toucha si fort le cœur du Pape, que deslors il se voüa du tout au retour, lequel il executa si dextrement, qu' au desceu de tous ses Cardinaux il arriva à Rome, laquelle avoit senty l' eclypse de son Soleil l' espace de 70. ans. Car en l' an 1306. Clement V. s' estoit venu loger en Avignon, & en l' an 1352. Clement VI. en achepta la proprieté. Et Gregoire XI. en quitta la demeure l' an 1376. Ce bon Pape fut receu par le peuple Romain, avecques une infinité d' applaudissemens & acclamations publiques, & mourut l' an 1378. au tres-grand regret de ce mesme peuple, qui perdit lors son vray pere. Les Cardinaux entrans au Conclave, furent priez par le peuple de se souvenir que la ville de Rome estoit le vray siege des Papes, & pour cette cause qu' ils jettassent leurs yeux sur un Pape Italien: Le nombre des Cardinaux Italiens estoit petit au regard de celuy des François. Les Romains pour suppleer ce defaut, feignans de vouloir asseurer le Conclave mettent plusieurs gendarmes aux environs, mais en verité c' estoit pour intimider les François, à ce qu' ils n' appellassent à la Papauté autre Prelat que de la nation d' Italie. L' affaire est ourdie & conduite de telle façon, que par le suffrage volontaire des uns, & par la crainte des autres fut esleu Pape, Urbain VI. Italien, qui establit son Siege dedans Rome. Les Cardinaux François d' Avignon ne peuvent en leurs ames bonnement digerer cette eslection. Et dissimulans leurs intentions ils obtindrent congé du Pape, d' aller prendre l' air ailleurs pour leurs santez, estans (ainsi qu' ils disoient) inaccoustumez à celuy de Rome. Se transportent premierement en la ville d' Ananie, puis en celle de Fundi, où par un monopole fait avec la Roine Jeanne, qui ne vouloit priver son Comté de Provence de cette grande Cour de Rome, fut par eux esleu celuy qui depuis se fit nommer Clement VII. dont nos Historiographes Ecclesiastics n' ont fait estat en nostre Eglise, non plus que de Benoist XIII. son successeur, comme estans Anti Papes. Cette Roine Jeanne estoit si mal née, que tous ses desseins visoient à mal faire. Et tout ainsi que ce dernier coup d' elle causa une infinité de maux au S. Siege, aussi fut-ce l' accomplissement & dernier periode de ses mal-heurs.

De ces deux diverses eslections, & habitations de Papes nasquit un honteux schisme en l' Eglise, qui prit traict l' espace de quarante ans. Urbain indigné contre la Roine Jeanne l' excommunie, & declare indigne du Royaume de Naples, au contraire Clement VII. l' absout de toutes ces censures, & confirme en tous ses Estats. Grande authorité de l' un, & non moindre de l' autre en plusieurs lieux. Pour accommoder ces deux grandes puissances spirituelles, chacun endroit soy, on eut recours aux temporelles. Urbain somme par Ambassades Louys Roy de Hongrie de reprendre la possession du Royaume qui loyaument luy appartenoit. Clement conseille la Roine pour sa protection & deffense, d' adopter à fils un autre Louys Duc d' Anjou Regent en France, & oncle du Roy Charles VI. lors mineur. Quoy faisant, voulant asseurer l' Estat de la Roine, il asseuroit le sien dans la France. Gaignant par ce moyen la bonne grace de celuy lequel sembloit estre le ressort general des affaires, comme Regent. Toutes-fois au choix de ces deux partis il y avoit bien plus de force en celuy de Hongrie qui estoit Roy par effect, qu' en l' autre qui l' estoit seulement par image. Comme aussi les evenemens nous en rendirent bon tesmoignage. Car Charles de Durazzo ayant esté fait general de l' armee du Roy de Hongrie son cousin, donna si bon ordre à son fait qu' entrant dedans la ville de Naples par une des portes, Othon mary de Jeanne s' enfuit par l' autre. Bataille entr'eux deux: où Othon eut du pire & fut pris. Et quelque peu apres cette Princesse qui s' estoit retiree dedans la roque de Chasteauneuf se rendit à luy prisonniere, estimant qu' il luy feroit bonne guerre, & telle que sa qualité requeroit. Toutes-fois apres avoir eu l' advis du Roy Louys, il la fit pendre & estrangler au mesme lieu qu' elle avoit fait estrangler le Roy André son mary, & encores d' un cordon de las de soye, tout ainsi comme elle avoit faict: & tout d' une suite fit trancher la teste à Marie sœur de Jeanne, veufve de Robert Comte d' Arthois, pour ses desbordees impudicitez, mais paravanture pour asseurer son Estat, ayant espousé Marguerite troisiesme sœur de ces deux Princesses.

Ainsi fut-il investy par le Pape Urbain VI. Roy de Naples: & ainsi faisant les affaires du Roy son Maistre & cousin, fit-il les siennes propres. Luy qui estoit Prince du sang, & avoit espousé celle à laquelle apres le decez de ses deux sœurs, sembloit devoir appartenir le Royaume, Louys Duc d' Anjou I. de ce nom fils adoptif de Jeanne entra dedans l' Italie, faisant contenance de vouloir guerroyer le Roy Charles III. du nom, mais son voyage ne fut qu' entree & issuë. Discours que je reserve pour une autre fois.

Voila la fin, & du regne, & de la vie de la Roine Jeanne, & commencement de la Maison de Durazzo qui regna depuis longuement dedans la Poüille, & la Calabre. Or comme il advient souvent qu' en une grande famille des Princes du sang en un Royaume, les premiers estans richement assortis, ceux qui les suivent d' aages ne sont pas lotis de mesme: Aussi advint-il le semblable aux neuf enfans masles du Roy Charles le Boiteux. Car apres que Charles Martel son fils aisné eut esté fait Roy de Hongrie, & Louys son second Archevesque de Tholose, & que Robert III. en rang, se fut empieté de l' Estat de Naples, tous les autres qui les suivirent d' aages prindrent diverses qualitez, si vrayes, ou non, je m' en rapporte à ce qui en est. Tant y a qu' ils furent Princes du Sang, tiltre qui apres celuy de Roy, est l' outrepasse de tous les autres. Et entre ces neuf freres y eut un second Louys que les uns appellerent Duc, les autres Comte de Durazzo, ayeul de Charles III. nouveau Roy: Mais en quel lieu fut situé ce Duché, ou Comté, nulle mention dedans les histoires. Si vous lisez Platine en la vie de Clement VI. il l' appelle Carolum Dyrachinum. Qui seroit le rapporter à la ville de Dyrachium, tant solemnizée par la victoire qu' obtint Pompe contre Jules Cesar. Mais cette ville estoit assise en la Macedoine. Quoy qu' il en soit cette famille de Durazzo obtint assez longuement la domination de Naples. Car Charles III. commença de regner absolument l' an 1380. & se continua cette domination jusques à la mort de Jeanne de Durazzo sa fille, qui fut en l' an 1432. qui sont 52 ans.

Quelque temps apres l' advenement de Charles à la Couronne de Naples mourut Louys Roy de Hongrie, delaissée une seule fille nommée Marie, du commencement pour son bas aage exposée sous la puissance & authorité de la Roine sa mere. Les Hongres ne pouvoient bonnement gouster que leur Couronne tombast en quenoüille: & de fait pour monstrer combien cela leur estoit à contre-coeur, parlans de leur Roine, ils en faisoient un masculin, l' appellans le Roy Marie: Placard digne d' estre remarqué. En fin cognoissans qu' entre les collateraux du deffunt, il n' y avoit Prince plus proche habile à luy succeder (cette jeune Princesse sa fille ostee) que Charles III. Roy de Naples, il fut par les Seigneurs de Hongrie appellé à leur Royauté: Semonce à luy agreable, & fut par eux favorablement receu: Voire par les deux Princesses, dont la fille renonça franchement en faveur de luy à tout le droit qu' elle pouvoit pretendre à la Couronne. Mais Isabeau sa mere ne pouvant porter patiemment cette indignité fit un tour de Maistre. Car apres que Charles eut esté couronné Roy, estant en la ville de Bude, il est par elle convié en un grand banquet, & ainsi qu' il estoit à table, fut par un homme, par elle attitré, tué d' un coup de hache, qu' il luy donna sur le chignon du col, dont il rendit l' ame sur le champ.

Mourant il laissa deux enfans, Ladislao & Jeanne sous le gouvernement de la Roine Marguerite leur mere. Mais les nouvelles de sa mort arrivees, les Napolitains, pour ne deschoir du privilege de legereté qui leur est de toute ancienneté familier, se revolterent. En cecy secondez, & d' un nouveau mescontentement que le Pape Urbain avoit conceu contre le deffunct, & d' une nouvelle opinion de changement, en faveur de Louys II. Duc d' Anjou qui pretendoit la Couronne luy appartenir comme heritier de Louys I. son pere, fils adoptif de la Roine Jeanne. Toutes-fois la mort du Pape Urbain advenuë, qui eut pour successeur Boniface IX. il investit & couronna Ladislao Roy, soustenant sa cause envers & contre tous. Guerres intestines dedans le pays, les aucuns de la Noblesse soustenant le party du Roy Ladislao, sous l' authorité du Pape Boniface, & les autres celuy de Louys assisté du Pape Clement VII. Villes partialisées, qui pour l' un, qui pour l' autre, toutes-fois en fin Ladislao demeure Maistre du tapis. Et comme Prince qui estoit l' un des plus grands Guerriers & Capitaines de son temps, apres qu' il se fut rendu paisible de son Royaume de Naples, non toutes-fois de son esprit, il se voulut rendre Maistre & Seigneur de la ville de Rome, ainsi qu' il fit en l' an 1413. & lors de la prise d' icelle, il raffla tous les deniers & meubles des Florentins qui y hebergeoient. Et ce pour une haine particuliere qu' il leur portoit. Qui luy cousta puis apres la vie. Car s' estans enamouré de la fille d' un Medecin, avec laquelle il prenoit souvent son esbat, le pere gaigné par quelques Florentins, moyennant grande somme de deniers, promit d' empoisonner le Roy. Et pour y parvenir voicy la police qu' il y tint. Il donna un certain poison à sa fille, qu' il disoit estre un oignement amatoire, de laquelle frotant sa nature, elle gaigneroit de plus en plus le cœur du Roy, quand il avroit sa cognoissance. A quoy la pauvrette obeïssant, comme à un conseil de pere, à l' issuë du premier combat, le Roy & elle se trouvans empoisonnez moururent d' un mesme coup. Telle fut la fin de ce grand guerrier, qui ne pouvoit mourir par les armes.

Il laissa Jeanne de Durazzo sa sœur son heritiere, seconde Roine de ce nom, veufve, qui faisoit banque de paillardise & impudicité dedans sa maison. Et ne fust jamais arrivee à ce haut point, n' eust esté qu' elle se trouva environnee de 16. mille hommes de guerre, commandez par Sforce I. l' un des plus grands & signalez Capitaines de son temps. Vous ne verrez en son regne que guerres, non civiles, ains domestiques. Et c' est pourquoy en elle finit dedans ce Royaume la premiere famille d' Anjou. Et estoit gouvernée par deux, ausquels selon le bruit commun, elle faisoit part de son honneur. Par Pandolfe Aloppe son Chambellan, & par le mesme Sforce au grand despit & regret de tout le peuple. Du premier, on ne faisoit nulle doute, du second, le jeu estoit plus couvert. Mais elle pour assopir ces bruits, delibera de se marier, & choisit pour son mary Jacques de Bourbon, Comte de la Marche, à la charge que l' espousant il ne changeroit le tiltre de Comte. Ce qu' il promit, mais le mariage accomply, il s' en voulut faire croire. Car sous le tiltre & qualité de Roy de Naples, il fit mourir Pandolfe, mettre en prison le Capitaine Sforce, & appliquer à la question, pour s' esclaircir des bruits sourds qui couroient de luy, tint la Roine recluse dedans une chambre, ne luy permettant d' avoir aucune communication des affaires d' Estat, mesmes n' avoit la compagnie d' elle que par jeux mesurez, & fort sobrement. Le tout par la suggestion d' un Jules Cesar Gentil-homme Capoüan qui s' insinua aux bonnes graces du Roy dés son arrivée. Et pour comble de ses insolences, il osta les charges publiques aux Napolitains, pour en revestir les François. Qui tint en ceruelle tous les Italiens contre luy: mesmes le Jules Cesar dont j' ay presentement parlé.

Or est-il que le Roy ayant grande confidence en cestuy l' avoit par exprez commis pour faire compagnie à la Roine sa femme, c' est à dire pour observer ses actions & deportemens: Avec lequel elle estoit en mauvais mesnage, quelque beau semblant qu' elle luy fist, comme celle qui le sçavoit avoir esté le premier autheur & promoteur de tout ce nouveau mesnage du Roy, & aussi qu' on le luy avoit baillé pour controlleur: mais luy d' un esprit remuant, indigné d' un costé de l' avancement des François au prejudice de ceux de sa nation, d' ailleurs desirant d' entrer en la bonne grace de la Roine qu' il sçavoit estre sa Dame naturelle, commença d' ourdir autre tresme, & projetter d' assassiner le Roy. Et parce qu' il estimoit que ce dessein ne seroit desagreable à la Roine, ainsi mal menée par son mary, comme dit est, la chevala à diverses fois par ambages, pour sçavoir quelle pourroit estre son opinion sur pareilles affaires. En fin la trouvant assez fouple & disposée, sur ce qu' il luy proposoit en general, prit la hardiesse de luy esclorre en particulier ce qu' il couvoit en sa pensee. Le tout pour le service de vous (disoit-il) Madame, & de vostre deliurance. Ce que la Roine fit contenance d' avoir pour tres-agreable, mais elle qui auparavant avoit dissimulé son maltalent avec une patience vrayement Italienne, pourpensa de se vanger de deux personnes tout d' un coup, de son mary, & de cestuy-cy. Car cette deliberation ainsi prise, elle la descouvre au Roy, & pour luy en faire preuve apparente le fit retirer dedans son cabinet, avecques quelques Seigneurs bien armez; Lors faict venir pardevers elle Jules, & demande quelle police il entendoit tenir pour mettre son entreprise à effect. Ce mal-heureux qui ne pensoit estre aguetté, luy discourt tout au long & par le menu, quand, comment, & en quel lieu il entendoit y proceder. Adoncques le Roy, juge, tesmoin, & partie, & les Seigneurs qui estoient avec luy, sortent de leur embusche, & se saisissent du traistre, qui est aussi tost mis entre les mains du Juge, & exposé au supplice. Voila le premier traict de vengeance de la Roine, entendez maintenant le second. Le Roy estimant par cet acte, avoir recogneu en sa femme une fidelité admirable, commença de se donner le tort, & de luy lascher la bride. Et elle se voyant au large, l' entretient par faux semblans, & cependant gaigne soubs main un Otin Carracioli, & un Hennequin Morinelle, celuy-là chef de part des Nobles, cestuy-cy du commun peuple; Nobles, dis-je, & menu peuple, tous deux ayans unanimement conceu une haine mortelle contre le Roy pour avoir advantagé les François, à leur honte & desadvantage: Ces deux personnages bien suivis se mettent en pleine place, avec leurs confidens bien armez, & massacrent à l' impourveu tous les officiers de la nation Françoise. Et quant au Roy, il est par eux, si non gardé, pour le moins soigneusement regardé, & ordonné qu' il licentieroit d' autour de luy tous les François, fors quarante. Tout d' une main les portes de la prison sont ouvertes au Capitaine Sforce. La Roine pour payer son mary de mesme monnoye qu' il luy avoit prestee, luy prescript l' ordre qu' il devoit tenir toutes & quantes fois qu' elle le voudroit admettre avec elle. Bref, le reduit au mesme pied pour l' examen des affaires, qu' elle avoit esté reduite par luy. Ce pauvre Prince voyant toutes choses conjurer contre luy dedans Naples, mesme qu' il seroit mal-aisé que Sforce puissant ennemy ne se voulust ressentir des outrages par luy receuz dedans la prison, se desrobe à petit bruit une belle nuit, vogue en pleine mer, arrive à Marseille, delà vient en sa maison, & comme il estoit Prince qui s' attachoit aux extremitez, quelques mois apres se rend Moine, par desespoir ou devotion. 

D' un autre costé la Roine ayant, ce luy sembloit, vent en poupe, fait voile à ses desordonnez appetits, retournant fort aisément à son premier naturel. Car mettant sous pieds, & son honneur, & les mauvais bruits, elle s' enamoure d' un Jean Carracioli Gentil-homme Napolitain, & le faict grand Seneschal de son Royaume. Auquel la grandeur de Sforce estant suspecte, il donne ordre de le faire desarçonner. Nouveau sujet de Tragedie: car le Pape Martin V. irrité contre la Roine Jeanne, la declara vers ce mesme temps descheuë du droict de la Couronne par elle pretendu, & en investit Louys III. Duc d' Anjou: Qui arriva en Italie avec une grande armee pour en prendre possession. La Roine se voyant sur les bras trois puissans ennemis, le Pape, le Duc d' Anjou, & Sforce, pour obvier à cette tempeste, adopte & prend à fils, Alfonce Roy de Sicile, lequel arrive dans le Royaume avec une autre grande armee, favorablement accueilly dedans la ville de Naples. Bataille liuree entre les deux, le Roy Alfonse mis en route, plusieurs Barons & Capitaines pris par Sforce dont la rançon valoit quatre-vingts mille escus pour une fois payee. A cette victoire, Sforce Conducteur de l' orne, sonna un Hola, ne pouvant mettre en oubly les anciennes faveurs qu' il avoit receu de la Roine, laquelle aussi deslors se reconcilia sous main fort aisément avec luy, sans toutes-fois que pour l' heure il retournast en sa Cour. Victoire qui demeura par ce moyen infructueuse à l' Angevin, le Capitaine Sforce luy faillant de garand. La Roine estimant par ce Hola, & taisible reconciliation, toutes choses luy estre asseurées, vivoit dedans la ville de Naples avec Alfonse son fils adoptif, se donnant cependant toute carriere avec son Carracioli. La guerre estrangere assopie, Dieu luy en liure une nouvelle dedans sa maison. Alfonse qui est mis entre les Roys, l' un des plus sages & accomplis de son temps, voyant la continuation de ces sottises, se resout de ne les plus passer par dissimulation. Il contrefait le malade, & est trois jours sans sortir de sa chambre. La Roine desirant sçavoir comme il se portoit, luy envoye Carracioli, lequel estant entré dans sa chambre est pris au corps, avec toute sa suitte, hors-mis un, lequel estant eschappé court de toute vistesse vers la Roine, à laquelle ayant faict recit de ce qui s' estoit passé, commande aussi tost de fermer les portes de son chasteau, dont bien luy prit. Car à peine en fermoit-on l' une, que le Roy estoit sur le pontlevy pour y entrer. Il se fait maistre de la ville, & assiege la Roine dedans son chasteau: elle appelle à son aide Sforce, qui y vient à grandes journees. Bataille donnee entr'eux dont Sforce obtint le dessus, Alfonce est contraint de se fermer avec Carracioli son prisonnier dedans la citadelle du Chasteau-neuf. Ces deux guerriers joüent au boute-hors, tantost l' un chassé de la ville de Naples, puis aussi tost restably à la ruine & desolation generale de tous. Il y avoit parmy ces troubles deux sortes de prisonniers, les Capitaines & Seigneurs Napolitains qui estoient entre les mains de Sforce, dont la rançon estoit grande, & entre celles du Roy Alfonce, le bien-aimé Carracioli: mais il y en avoit une troisiesme plus estrange, c' estoit la Roine, prisonniere de Carracioli, lequel elle ne pouvoit lors oublier. Pour se deliurer de prison, elle moyenne que Sforce rendroit tous ses prisonniers sans rançon, & qu' Alfonce en contr'eschange mettroit en pleine liberté Carracioli: Quoy faisant il ne restoit plus que la Roine sa prisonniere. Sforce condescend à la volonté de la Princesse, qui pour recompense des rançons luy faict present de quelques chasteaux & bourgades.

Les affaires se passans de cette façon; Alfonce se voyant disgratié de la Roine, s' en retourne à son Royaume de Sicile, & laisse la garde de la ville de Naples és mains de Pierre son frere. La Roine qui estoit és environs avoit une puissante armee pour l' envahir. Et par le conseil de Sforce, revoque son testament, & exherede Alfonce comme ingrat, & en son lieu fait Louys III. de ce nom Duc d' Anjou son fils adoptif, & l' instituë son heritier universel, non seulement au Royaume, mais aussi en la Provence, & generalement en tous & chacuns ses biens, terres & Seigneuries, dont furent passez instrumens authentiques. Sforce faisant nouvelle entreprise pour la Roine contre le party Arragonnois passant à gué le fleuve de Pescara, ainsi qu' il vouloit aider un qui se noyoit vers l' emboucheure de la mer, le train de derriere faillit à son coursier. De sorte qu' il fut tiré au fonds par la violence du fil de l' eau, & n' estant secouru de personne fut noyé, & oncques puis son corps ne fut veu. La Roine eut lors recours à autres grands Capitaines, entre lesquels fut Francisque Sforce fils du deffunct & Jacomo Caldora, qui reduisirent, & la ville de Naples, & le Royaume soubs la puissance d' elle.

Estant de cette façon paisible, elle fit Louys III. son fils adoptif, Duc de Calabre, bien aimé & courtizé tant de la Noblesse que du menu peuple pour la debonnaireté de ses mœurs. En mesme temps fut fait le mariage du fils de Carracioli, avec l' une des filles de Jacomo Codora (Caldora) avec une despence infinie telle que l' on eust peu desirer en un grand Monarque.

Au bout de tout cela voicy tout nouveau discours qui se presente au Royaume. Parce que Carracioli logé au Chasteau de Cappuana, pensant triompher de la fortune, quelques uns par le commandement de la Roine, l' allerent trouver de nuict, & comme ils le pressassent de se lever pour aller parler à elle, qu' ils disoient estre en grand danger de mort, pour un accident qui luy estoit de nouveau survenu: Luy se levant hastivement pour se vestir, la porte de sa chambre ouverte, il est tout aussi tost par eux assassiné. Puis son corps porté à demy chaussé, sur un aiz, hors du chasteau, sans aucun honneur, & comme un belistre. Et ne fut en apres informé, ny de la cause de la mort, ny de l' Autheur, ny des executeurs. Argument tant d' une grande inimitié ancienne du peuple, que d' une nouvelle de la part de la Roine contre luy.

Quelque temps apres Louys III. son fils adoptif surpris d' une fiévre chaude mourut en l' an 1434. sans delaisser aucuns enfans, ou heritiers de son corps, regretté de tous les Seigneurs du Royaume. Ainsi la Roine demeuree comme seule, passa au mesme an de cette vie en l' autre, ayant regné vingt ans, & en elle finit la race de la premiere famille d' Anjou, qui avoit joüy du Royaume dés & depuis l' an 1266. jusques à cette annee 1434. (qui disent 151. an) avec toutes sortes d' encombres, miseres, & calamitez. J' attendois en cette Princesse quelque mort honteuse ou tragique: toutes-fois Dieu se contenta qu' en elle cette grande famille prit fin.