mardi 15 août 2023

10. 18. Quel jugement nous pouvons faire de la vie de Brunehaud, par le livre de l' Abbé Jonas,

Quel jugement nous pouvons faire de la vie de Brunehaud, par le livre de l' Abbé Jonas, qui escrivit la vie de S. Colombain, observation non à rejetter.

CHAPITRE XVIII.

Je n' ay pas entrepris de vous representer icy une Brunehaud franche & quitte de tout vice, mais bien des execrables cruautés dont les nostres la tiennent pour attainte & convaincuë sur les tesmoignages de Fredegaire & Aimoïn: c' est pourquoy j' ay recogneu deux Autheurs pour en esclaircir le Lecteur, Gregoire Evesque de Tours, qui en a escrit l' Histoire dés & depuis l' an cinq cens soixante cinq, que cette Princesse fut conjointe par mariage avec Sigebert Roy d' Austrasie, jusques en l' an cinq cens quatre-vingts dix-sept que Gontran Roy de Bourgongne deceda: qui est la fin du dixiesme livre de cet Autheur, le demeurant estant voüé non pour nos Roys; ains pour les Evesques de Tours: Et apres cet Autheur j' employe Gregoire premier Pape de ce nom depuis l' annee cinq cens quatre-vingts dix-sept jusques en l' an six cens quatre, qu' il alla de vie à trespas: A sa suite depuis ce temps jusques en l' an six cens quinze que le bon pere Colombain fut tout à fait banny & exterminé du pays de Bourgongne, je recognois les censures de ce grand preudhomme sur la vie & mœurs de cette Princesse. Ces trois personnages sont par nostre Eglise colloquez au Catalogue des Saincts, lesquels diversement, & selon la diversité des temps observerent ce qui estoit de bon & de mauvais en Brunehaud. Ceux-cy ne chargerent aucunement cette Dame des cruautez, dont les Histoires de Fredegaire & Aimoïn sont parsemees, desquelles ceux qui depuis meirent la main à la plume, enrichirent les leur. Or non content de tout ce que dessus, encore fais-je grand estat de l' Abbé Jonas. Cet homme fut le premier, & plus ancien de tous les disciples, du bon Colombain, qui vint avecques luy du pays d' Hibernie en la Bourgongne sous le regne de Theodoric. Dont ayant esté ce preudhomme tout à fait chassé par les indeües importunitez de Brunehaud, Jonas luy succeda en son Abbaïe de Luxüeil (Luxeüil), comme nous apprenons de l' Abbé Triteme, & encore apres son decez escrivit sa vie, comme tesmoin oculaire de ce qui s' estoit passé contre son Maistre. Qui me fait y adjouster plus de foy qu' à ceux qui n' en parlerent que par oüir dire. C' est luy duquel Fredegaire emprunta la plus grande partie du chapitre parlant de Colombain, que je vous ay cy-dessus traduit en François. En quoy neantmoins (je diray cecy premier que de passer plus outre) mon opinion est que le Lecteur doit apporter quelque prudence en lisant les Histoires, esquelles l' Autheur habille souvent la verité à sa guise. Ainsi ay-je observé en l' Histoire de Rome, un Empereur Constantin avoir esté grandement vilipendé par Zozime, Historiographe entre les Payens non de peu de merite; au contraire infiniment haut loüé, & honoré du surnom de Grand, par Eusebe, Socrate, Theodoric, & Sozomene, Historiens Ecclesiastiques: En cas semblable ces trois derniers faire littiere de l' Empereur Julian; & neantmoins Marcelin qui fut l' un de ses Capitaines, nous le pleuvit comme un autre Jules Cesar de son temps. Dont vint je vous supplie cette contrarieté, en mesme rencontre d' Histoires? Constantin favoriza à huis ouvert la Religion Chrestienne, au desadvantage du Paganisme: Et c' est pourquoy les payens le detesterent, & les nostres le respecterent. A l' opposite Julian ennemy formel de nostre Christianisme, l' offensa plus par sa plume sans effusion de sang, que Neron & Diocletian par leurs glaives sanglans. Qui fut cause aussi que les nostres s' armerent sanglantement de leurs plumes contre luy, & celuy qui estoit de sa folle Religion, le reblandit de flatterie.

Je ne sçay comment en cela je puis dire ce que dit anciennement Hypocrat, lequel estant mandé par un Roy de le venir secourir d' une maladie dont il estoit dés pieça affligé, pria Democrite son intime amy, que pendant son absence, il voulust avoir l' œil sur sa femme, non qu' il ne la recogneust pour pudique, & tres-preude femme, ains seulement d' autant qu' elle estoit femme. Le semblable veux-je dire des Historiographes, qui escrivent les Histoires de leur temps, je les pense tous buter à la verité: Mais tant y a qu' ils sont hommes, & comme tels l' habillent le plus souvent à leur guise, & luy baillent plus ou moins de couleur ainsi qu' il leur plaist. A quel propos tout ce propos? Pour vous dire que si Jonas qui escrivit la vie de Colombain son Abbé & precepteur, donna quelques atteintes à Brunehaud, vrayes ou non je les luy pardonne: il estoit à ce instigué par une juste douleur du mauvais traitement que son Maistre avoit receu d' elle? Que s' il en parla sobrement, je repute cela pour une piece justificative de l' innocence de cette Dame. Voyons donc de quelle façon il l' a bien ou mal traictee.

Le Roy Theodoric acquiesçant aux sainctes exhortations du pere Colombain, luy avoit promis de quitter toutes ses putains, & de se reduire sous le sainct lien de mariage avec quelque honneste Princesse. Cette promesse (dit Jonas) estonna Brunehaud son ayeule, une seconde Jezabel, & le vieux serpent se logeant en son ame, la transforma toute en gloire. Marrie que le Roy Theodoric obeïst aux sainctes exhortations de l' homme de Dieu; car elle craignoit que s' il abandonnoit ses paillardes, il prendroit une Princesse à espouse qui avroit toute superiorité & intendance d' honneur & de dignité dessus elle. Par ce mot de Jezabel vous voyez que Jonas estoit ulceré en son ame, & qu' il ne faut estimer qu' il espargna la reputation de cette Princesse quand l' occasion s' y presenta dedans son Histoire, laquelle j' ay voulu exactement fueilleter, & ay trouvé trois fautes seulement qu' il luy impute. La premiere, que Brunehaud jalouze de sa grandeur, & craignant qu' une nouvelle Royne n' empieta quelque authorité sur elle, empescha par tous moyens à elle possibles, que Theodoric ne se mariast. Les deux Autheurs mesdisans enrichissent cette faute d' une autre beaucoup moins supportable, que Theodoric ayant suivant ces sainctes exhortations espousé Hermemberge fille du Roy d' Espagne, il fut empesché charnellement par les charmes & sorceleries de son ayeule, Jonas sur ce subject de continuation de paillardises l' avoit appellé Jezabel. Se peut-il faire que si ce fait eust esté veritable, il eust esté si pauvre de sens d' oublier cette signalee particularité? En second lieu il luy impropere les furieuses sollicitations qu' elle fit envers Theodoric pour bannir ce sainct homme Colombain, non seulement de son Abbaïe; ains du Royaume de Bourgongne, dont elle vint à chef. Grand creue-coeur à Jonas: cette Princesse avoit du commencement fait bannir Didier de son Evesché de Vienne, & depuis fait lapider apres son r'appel de ban, si en croyez Fredegaire (car Aimoïn n' en parle point) le tout ainsi que ceux qui depuis ont voulu commenter ce chapitre, en haine de ce qu' avecques une trop grande liberté, il l' avoit voulu reprendre de ses fautes. Si jamais piece merita d' estre enchassee avecques une autre, c' est ceste cy, avecques le bannissement de Colombain, pour faire paroistre combien cette Dame estoit obstinee en son peché. Ce qui n' a pas esté fait par Jonas: & à tant je l' estime piece depuis de nouveau trouvee dedans l' estude de Fredegaire l' Escolier: Mais voicy la consommation de l' œuvre, Fredegaire parlant de la ruine de Theodebert Roy d' Austrasie, fait un hola en sa prison. Disant qu' apres que Theodoric l' eut pris il l' envoya à Chaalons sur Saone, & en cela se ferme sans passer outre. Aimoïn le fait assassiné par ses sujets de Colongne. Jonas seul nous enseigne qu' estant envoyé à Chaalons Brunehaud le fit mourir de sang froid quelque temps apres qu' elle l' eut fait estre Prestre ou Moine; car ainsi veux-je expliquer ce passage. Persequutus est Theodoricus Theodebertum, & suorum proditione captum, ad aviam Brunechildem remisit; quae cum faveret partibus Theodorici, furibunda Theodebertum Clericum fieri voluit, & post dies non multos, cum iam esset Clericus, nimis impie perimendum curavit. Passage qui me semble grandement contenter mon opinion. Car vous voyez quelle anatomie il fait de la reputation de cette Princesse en ce parricide. Ne pouvoit il point en passant pour luy donner plus de lustre, faire estat des autres s' il y en eust eu; a fin que chacun cogneust de plus en plus son impieté? Toutesfois cestuy est le seul qui luy impropere. Adjoustez que si elle eust esté du commencement si honteusement chassee de la Cour du Roy Theodebert son fils, comme les deux plumes mesdisantes nous font entendre, en consequence de cette indignité, rongee de longuemain dedans son ame contre luy; c' estoit lors qu' il en falloit faire estat, quand Brunehaud le fit mourir, veu qu' en consequence de cette injure, elle l' avoit depuis pleuvy fils d' un jardinier seulement. Icy nulle parole de cela; ains seulement qu' elle le fit mourir: d' autant qu' elle favorisoit le party de Theodoric. Qui me fait croire que ce fut depuis une invention de la nouvelle impression, trouvee dedans l' estude de quelque escolier. Toutes ces particularitez que je recueille des 2. Gregoires, & des deportemens de Colombain, & de Jonas son Historiographe, me font croire que l' opinion de Boccace, Paule Aemile, du Tillet Evesque, de Massonius, & de Mariana est veritable: Vray que j' ay cy apres un plus fascheux chemin à exploiter, sur la mort de dix Roys, dont elle fut accusee, estant exposee au supplice.