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mardi 15 août 2023

10. 18. Quel jugement nous pouvons faire de la vie de Brunehaud, par le livre de l' Abbé Jonas,

Quel jugement nous pouvons faire de la vie de Brunehaud, par le livre de l' Abbé Jonas, qui escrivit la vie de S. Colombain, observation non à rejetter.

CHAPITRE XVIII.

Je n' ay pas entrepris de vous representer icy une Brunehaud franche & quitte de tout vice, mais bien des execrables cruautés dont les nostres la tiennent pour attainte & convaincuë sur les tesmoignages de Fredegaire & Aimoïn: c' est pourquoy j' ay recogneu deux Autheurs pour en esclaircir le Lecteur, Gregoire Evesque de Tours, qui en a escrit l' Histoire dés & depuis l' an cinq cens soixante cinq, que cette Princesse fut conjointe par mariage avec Sigebert Roy d' Austrasie, jusques en l' an cinq cens quatre-vingts dix-sept que Gontran Roy de Bourgongne deceda: qui est la fin du dixiesme livre de cet Autheur, le demeurant estant voüé non pour nos Roys; ains pour les Evesques de Tours: Et apres cet Autheur j' employe Gregoire premier Pape de ce nom depuis l' annee cinq cens quatre-vingts dix-sept jusques en l' an six cens quatre, qu' il alla de vie à trespas: A sa suite depuis ce temps jusques en l' an six cens quinze que le bon pere Colombain fut tout à fait banny & exterminé du pays de Bourgongne, je recognois les censures de ce grand preudhomme sur la vie & mœurs de cette Princesse. Ces trois personnages sont par nostre Eglise colloquez au Catalogue des Saincts, lesquels diversement, & selon la diversité des temps observerent ce qui estoit de bon & de mauvais en Brunehaud. Ceux-cy ne chargerent aucunement cette Dame des cruautez, dont les Histoires de Fredegaire & Aimoïn sont parsemees, desquelles ceux qui depuis meirent la main à la plume, enrichirent les leur. Or non content de tout ce que dessus, encore fais-je grand estat de l' Abbé Jonas. Cet homme fut le premier, & plus ancien de tous les disciples, du bon Colombain, qui vint avecques luy du pays d' Hibernie en la Bourgongne sous le regne de Theodoric. Dont ayant esté ce preudhomme tout à fait chassé par les indeües importunitez de Brunehaud, Jonas luy succeda en son Abbaïe de Luxüeil (Luxeüil), comme nous apprenons de l' Abbé Triteme, & encore apres son decez escrivit sa vie, comme tesmoin oculaire de ce qui s' estoit passé contre son Maistre. Qui me fait y adjouster plus de foy qu' à ceux qui n' en parlerent que par oüir dire. C' est luy duquel Fredegaire emprunta la plus grande partie du chapitre parlant de Colombain, que je vous ay cy-dessus traduit en François. En quoy neantmoins (je diray cecy premier que de passer plus outre) mon opinion est que le Lecteur doit apporter quelque prudence en lisant les Histoires, esquelles l' Autheur habille souvent la verité à sa guise. Ainsi ay-je observé en l' Histoire de Rome, un Empereur Constantin avoir esté grandement vilipendé par Zozime, Historiographe entre les Payens non de peu de merite; au contraire infiniment haut loüé, & honoré du surnom de Grand, par Eusebe, Socrate, Theodoric, & Sozomene, Historiens Ecclesiastiques: En cas semblable ces trois derniers faire littiere de l' Empereur Julian; & neantmoins Marcelin qui fut l' un de ses Capitaines, nous le pleuvit comme un autre Jules Cesar de son temps. Dont vint je vous supplie cette contrarieté, en mesme rencontre d' Histoires? Constantin favoriza à huis ouvert la Religion Chrestienne, au desadvantage du Paganisme: Et c' est pourquoy les payens le detesterent, & les nostres le respecterent. A l' opposite Julian ennemy formel de nostre Christianisme, l' offensa plus par sa plume sans effusion de sang, que Neron & Diocletian par leurs glaives sanglans. Qui fut cause aussi que les nostres s' armerent sanglantement de leurs plumes contre luy, & celuy qui estoit de sa folle Religion, le reblandit de flatterie.

Je ne sçay comment en cela je puis dire ce que dit anciennement Hypocrat, lequel estant mandé par un Roy de le venir secourir d' une maladie dont il estoit dés pieça affligé, pria Democrite son intime amy, que pendant son absence, il voulust avoir l' œil sur sa femme, non qu' il ne la recogneust pour pudique, & tres-preude femme, ains seulement d' autant qu' elle estoit femme. Le semblable veux-je dire des Historiographes, qui escrivent les Histoires de leur temps, je les pense tous buter à la verité: Mais tant y a qu' ils sont hommes, & comme tels l' habillent le plus souvent à leur guise, & luy baillent plus ou moins de couleur ainsi qu' il leur plaist. A quel propos tout ce propos? Pour vous dire que si Jonas qui escrivit la vie de Colombain son Abbé & precepteur, donna quelques atteintes à Brunehaud, vrayes ou non je les luy pardonne: il estoit à ce instigué par une juste douleur du mauvais traitement que son Maistre avoit receu d' elle? Que s' il en parla sobrement, je repute cela pour une piece justificative de l' innocence de cette Dame. Voyons donc de quelle façon il l' a bien ou mal traictee.

Le Roy Theodoric acquiesçant aux sainctes exhortations du pere Colombain, luy avoit promis de quitter toutes ses putains, & de se reduire sous le sainct lien de mariage avec quelque honneste Princesse. Cette promesse (dit Jonas) estonna Brunehaud son ayeule, une seconde Jezabel, & le vieux serpent se logeant en son ame, la transforma toute en gloire. Marrie que le Roy Theodoric obeïst aux sainctes exhortations de l' homme de Dieu; car elle craignoit que s' il abandonnoit ses paillardes, il prendroit une Princesse à espouse qui avroit toute superiorité & intendance d' honneur & de dignité dessus elle. Par ce mot de Jezabel vous voyez que Jonas estoit ulceré en son ame, & qu' il ne faut estimer qu' il espargna la reputation de cette Princesse quand l' occasion s' y presenta dedans son Histoire, laquelle j' ay voulu exactement fueilleter, & ay trouvé trois fautes seulement qu' il luy impute. La premiere, que Brunehaud jalouze de sa grandeur, & craignant qu' une nouvelle Royne n' empieta quelque authorité sur elle, empescha par tous moyens à elle possibles, que Theodoric ne se mariast. Les deux Autheurs mesdisans enrichissent cette faute d' une autre beaucoup moins supportable, que Theodoric ayant suivant ces sainctes exhortations espousé Hermemberge fille du Roy d' Espagne, il fut empesché charnellement par les charmes & sorceleries de son ayeule, Jonas sur ce subject de continuation de paillardises l' avoit appellé Jezabel. Se peut-il faire que si ce fait eust esté veritable, il eust esté si pauvre de sens d' oublier cette signalee particularité? En second lieu il luy impropere les furieuses sollicitations qu' elle fit envers Theodoric pour bannir ce sainct homme Colombain, non seulement de son Abbaïe; ains du Royaume de Bourgongne, dont elle vint à chef. Grand creue-coeur à Jonas: cette Princesse avoit du commencement fait bannir Didier de son Evesché de Vienne, & depuis fait lapider apres son r'appel de ban, si en croyez Fredegaire (car Aimoïn n' en parle point) le tout ainsi que ceux qui depuis ont voulu commenter ce chapitre, en haine de ce qu' avecques une trop grande liberté, il l' avoit voulu reprendre de ses fautes. Si jamais piece merita d' estre enchassee avecques une autre, c' est ceste cy, avecques le bannissement de Colombain, pour faire paroistre combien cette Dame estoit obstinee en son peché. Ce qui n' a pas esté fait par Jonas: & à tant je l' estime piece depuis de nouveau trouvee dedans l' estude de Fredegaire l' Escolier: Mais voicy la consommation de l' œuvre, Fredegaire parlant de la ruine de Theodebert Roy d' Austrasie, fait un hola en sa prison. Disant qu' apres que Theodoric l' eut pris il l' envoya à Chaalons sur Saone, & en cela se ferme sans passer outre. Aimoïn le fait assassiné par ses sujets de Colongne. Jonas seul nous enseigne qu' estant envoyé à Chaalons Brunehaud le fit mourir de sang froid quelque temps apres qu' elle l' eut fait estre Prestre ou Moine; car ainsi veux-je expliquer ce passage. Persequutus est Theodoricus Theodebertum, & suorum proditione captum, ad aviam Brunechildem remisit; quae cum faveret partibus Theodorici, furibunda Theodebertum Clericum fieri voluit, & post dies non multos, cum iam esset Clericus, nimis impie perimendum curavit. Passage qui me semble grandement contenter mon opinion. Car vous voyez quelle anatomie il fait de la reputation de cette Princesse en ce parricide. Ne pouvoit il point en passant pour luy donner plus de lustre, faire estat des autres s' il y en eust eu; a fin que chacun cogneust de plus en plus son impieté? Toutesfois cestuy est le seul qui luy impropere. Adjoustez que si elle eust esté du commencement si honteusement chassee de la Cour du Roy Theodebert son fils, comme les deux plumes mesdisantes nous font entendre, en consequence de cette indignité, rongee de longuemain dedans son ame contre luy; c' estoit lors qu' il en falloit faire estat, quand Brunehaud le fit mourir, veu qu' en consequence de cette injure, elle l' avoit depuis pleuvy fils d' un jardinier seulement. Icy nulle parole de cela; ains seulement qu' elle le fit mourir: d' autant qu' elle favorisoit le party de Theodoric. Qui me fait croire que ce fut depuis une invention de la nouvelle impression, trouvee dedans l' estude de quelque escolier. Toutes ces particularitez que je recueille des 2. Gregoires, & des deportemens de Colombain, & de Jonas son Historiographe, me font croire que l' opinion de Boccace, Paule Aemile, du Tillet Evesque, de Massonius, & de Mariana est veritable: Vray que j' ay cy apres un plus fascheux chemin à exploiter, sur la mort de dix Roys, dont elle fut accusee, estant exposee au supplice.

vendredi 28 juillet 2023

7. 13. De quelques jeux Poëtics, Latins & François.

De quelques jeux Poëtics, Latins & François.

CHAPITRE XIII.

Je veux que tout ce Chapitre ne me soit qu' une boufonnerie: Car pourquoy envierons nous à nostre Poësie Françoise divers Jeux, si les Romains mesmes s' en dispenserent quelques-fois? Je recognoistray que tant que la Poësie Latine fut en sa pleine fleur sous Catulle, Virgile, Horace, Ovide, Tibulle & Properce, telles plaisanteries n' estoient en usage: mais les survivans ne pouvans atteindre à leur parangon, s' en voulurent revanger par des jeux Poëtiques (ainsi les veux-je appeller) ausquels ils se rendirent admirables.

Celuy de tous les Poëtes Latins qui s' y esgaya d' avantage, fut Ausone, lequel au milieu d' une infinité de Poëmes de prix, nous voulut servir de ceux-cy, premierement en ces vers qui commençoient, & finissoient par Monosyllabes, & dont le commencement du suivant estoit emprunté de la fin du precedent.

Res hominum fragiles, agit, & regit, & perimit Sors, 

Sors dubia, aeternumque labans, quam blanda fovet Spes, 

Spes nullo finita aevo, cui terminus est Mors, 

Mors avida, inferna mergit caligine, quam Nox. 

Je vous passe le demeurant qui est de douze vers. Il en fit un autre de quatre vingts dix-huit d' une trempe, mais non d' une mesme si exacte superstition.

Aemula Dijs, naturae imitatrix, omniparens Ars, 

Pacato ut studeat labor hic meus, esto operi Dux, 

Arcta, inamoena licet, nec congrua carminibus Lex, 

Iudice sub tanto fandi tamen accipiet Ius 

Quippe ut ridiculis data gloria, ni prohibet Fors.

Il n' est pas que puis apres il ne se joüe en 27. carmes sur toutes les lettres Grecques & Latines Monosyllabes.

Dux elementorum studijs viget in Latijs A, 

Et suprema notis adscribitur Argolicis ω.

Au contraire au lieu des Monosyllabes portez par tous ces petits Poëmes, il en fait un autre en vers Hexametres, qui finissent tous par des mots de cinq syllabes.

Spes Deus aeterna stationis conciliator,

Si castis precibus veniales invigilamus,

His pater oratis placabilis adstipulare,

Da Christe specimen cognoscere inreprehensum,

Rex bone cultorum famulorum vivificator.

Et de cette façon y en a 42. en son Edille 29. J' adjousteray le Poëme qu' il fit du nombre Ternaire, & le Centon nuptial, qui est composé de diverses pieces de Virgile, & neantmoins de telle grace, comme si l' on n' avoit rien emprunté de luy. Ce que du temps de nos Peres fit aussi Laelius Capilupus en la plus part de ses Poëmes Latins.

La posterité adjousta à ces jeux Poëtiques Latins, l' Echo, dont j' estime

Joannes Secundus avoir esté le premier inventeur dans son Bocage, en un Dialogue où il introduit le Passant & Echo entre-parleurs, où le Passant commence ainsi.

O quae Diva cavos colis recessus

Sylvarumque regis domos opacas. 

Et apres poursuivant la route il dit en cette façon, 

Dic, oro, poterit quid impotenti 

Seros ponere limites amori? 

Ech. MORI. Viat. Dij meliora, sic ne nobis

Ad canos igitur dies manebunt, 

Et canos quoque non dies relinquent, 

Singultus, lachrymae, gravesque voces: 

Aut mox abijcienda prima vita est: 

Ech. ITA EST.

Et ainsi va le demeurant que j' ay voulu representer plus estroitement au 2. de mes Epigrammes.

Hic ego dum solus meditans longa avia sector, 

En age, dic Echo, dominae quis maior honos? NOS,

Ergo Fabulla sonis poterit me perdere multa? 

VLTA. Sed heu sodes recita quae caussa mali huius? 

IVS. An quod me etiam volui sacrare Sabinae? 

NAE. Is fructus binis est inservire puellis? 

IS. Sic ipse meae sortis miseranda lues? ES. 

Quae Venus inde meis haeret male sana medullis? 

LIS. Saltem ut valeam meme ablegabo peregrè? 

AEGRE. Tandem igitur spes est gaudere Fabulla? 

BVLLA. Vah pereas abs te discedimus. IMVS.

J' ay faict cest autre suyvant qui ne doit rien à son frere aisné. Par le premier je gouverne Echo de mes Amours, par le second, je la gouverne des siennes.

Te fugit, ingratum sequeris miserabilis Echo:

Quis furor? VROR, ait: Quis tibi clamor? AMOR.

Quid si conveniam Narcissum inter nemora? ORA.

Auxilione tibi me fore reris? ERIS.

Obsequar, atque viam celerabo quam subito. ITO.

Quae te res torquent plus in amore? MORAE.

Vtere consilio, si te fugit, huncce fuge, EVGE.

Non facis? O quam te spes vaga fallit.         ALIT.

Is cum te fugiat, fugienti, quae rogo, spes?         PES.

Ergone non ullo tempore stabit?         ABIT.

Nulla igitur cum spes tibi quid succurret Amans?         MENS. 

Iam satis, hac ego te desero valle. VALE.

Ne pensez pas que nostre Poësie Françoise n' ait ses jeux aussi bien que la Latine. Quant à moy, si j' en estois creu je mettrois au rang d' iceux, les Vers mesurez François. Car d' en vouloir faire des livres entiers de Poësie, encores que nostre langue en soit capable, si ne pense-je que cela succedast à son Autheur, comme nos Rimes.

Je mettrois volontiers entre nos jeux Poëtics ce Sonnet de du Bellay, auquel il s' est joüé sur ces deux paroles, vie & mort, n' estoit que c' est une belle & saincte Oraison qu' il fait à Dieu.

Dieu qui changeant avec l' obscure mort

Ta bien-heureuse & immortelle vie, 

Fus aux pecheurs prodigue de ta vie, 

Pour les tirer de l' eternelle mort. 

Que la pitié compagne de ta mort

Guide les pas de ma fascheuse vie,

Tant que par toy à plus heureuse vie

Je sois conduit esloigné de la mort.

Avise moy pour faire que ma vie

Ne soit noyee aux ondes de la mort, 

Qui me bannit d' une si douce vie.

Oste la palme à cette injuste mort, 

Qui veut, qui veut triompher de ma vie,

Et morte soit tousjours pour moy la mort.

Or tout ainsi que le Poëte Ausone se joüe sur des Monosyllabes, aussl nous le renviasmes à meilleures enseignes sur luy, parce qu' au lieu de ses Monosyllabes, qui ferment & ouvrent les vers, se trouve une Elegie de 42. carmes, inseree par Estienne Tabourot dans ses Bigarrures, qui est toute composee de Monosyllabes, dont je coucheray icy les huict premiers vers.

Mon cœur, mon heur, tout mon grand bien,

A qui je suis plus tien, que mien,

Pres que je ne voy sous les Cieux,

Rien plus beau, ny cher à mes yeux,

Mon cœur qui seul fais que je suis,

Qui fais qu' en un grand heur je vis,

Mon cœur que Dieu pour mon bien fit,

Mais de qui le nom ne se dit.

Outre cela, Clement Marot representa dans une sienne Chanson les jeux d' Ausone, mais d' une telle gayeté, qu' elle semble effacer le Latin.

Dieu gard ma Maistresse & Regente,

Gente de corps, & de façon

Son cœur tient le mien en sa tente

Tant & plus d' un ardent frisson.

S' on m' oit pousser sur ma chanson,

Son de Luts, ou Harpes doucettes,

C' est espoir qui sans marrissson

Songer me fait en amourettes.

La blanche Colombelle belle 

Souvent je vais priant criant. 

Mais dessous la cordelle d' elle, 

Me jette un œil friant, riant 

En me consommant, & sommant 

A douceur, qui ma face efface

Dont suis le reclamant amant, 

Qui pour l' outrepasse trespasse.

Dieu des amans de mort me garde 

Me gardant donne moy bon-heur, 

En me le donnant pren ta darde, 

En la prenant naure son cœur, 

Et le naurant me tiendras seur, 

En seurté suivray l' accointance, 

En l' accointant ton serviteur, 

En servant aura joüyssance.

Un esprit sombre se mocquera de ces rencontres, mais quant à moy je ne pense rien de si beau, mesmes que le dernier couplet, ou par une belle gradation, Marot met sa plume à l' essor, jusques à ce qu' il vient fondre au point tant desiré par les amans. L' autheur de l' art Poëtique qui fut du temps du Roy Louys XI. appelloit Taille de rime à queuë  simple, quand la queuë du vers precedant estoit semblable en voix au commencement de l' autre suivant, & divers de signification, comme est le premier couplet de cette Chanson: Et encores appelloit Taille de rime à double queuë, quand la penultiesme & derniere syllabes avoient deux paroles diverses, toutes-fois de mesme terminaison, comme vous voyez au second couplet: Cette Chanson estoit belle pour une fois: s' il en eust voulu faire mestier & marchandise, comme celuy dont je parleray cy-apres, il se fust rendu ridicule. Nous avons une autre maniere de jeu, qui provient de vers equivoquez. En quoy je puis dire que nous n' appellons pas Equivoque, ainsi que le Latin, quand un mesme mot a double signification: mais quand d' un, nous en faisons deux, qui se rencontrent en mesme terminaison. Il y a une Epistre du mesme Marot, où en bouffonnant sur le mot de rimer, il le diversifia en vingt & six sortes.

En m' esbatant je fais Rondeaux en rime, 

Et en rimant bien souvent je m' enrime:

Bref c' est pitié entre nous rimailleurs, 

Car vous trouvez assez de rime ailleurs: 

Et quand voulez, mieux que moy rimassez, 

Des biens avez, & de la rime aßez: 

Mais moy avec ma rime, & ma rimaille, 

Je ne soustien (dont je suis marry) maille.

Or ce me dit un jour quelque Rimart,

Viença Marot trouve tu en rime art,

Qui serve aux gens, toy qui as rimassé?

Ouy vrayement (dis-je) Henry Macé:

Car vois tu bien la personne rimante,

Qui au jardin de son sens la rime ente,

Si elle n' a des biens en rimoyant: 

Elle prendra plaisir en rime oyant:

Et m' est advis que si je ne rimois,

Mon pauvre cœur ne seroit nourry mois,

Ne demy jour: Car la moindre rimette

C' est le plaisir où faut que mon ris mette.

Si vous supply qu' à ce jeune Rimeur

Faciez avoir un jour par sa rime heur,

A fin qu' on die en prose, ou en rimant,

Ce Rimailleur, qui s' alloit enrimant,

Tant rimassa, rima, & rimonna,

Qu' il a cogneu quel bien par rime on a. 

C' est une gayeté entre ses œuvres, dont j' ay pensé vous devoir faire part, encore que paravanture quelques uns en voudront faire mal leur profit. Le regne du Roy François I. de ce nom porta un Guillaume Cretin Chantre de la saincte Chapelle de Paris, & Thresorier de celle du Bois de Vincennes, qui avoit veu trois Rois, Charles VIII. Louys XII. & François I. comme je recueille par ses œuvres, & estoit fort ancien soubs François I. ce qui le faisoit respecter par les plus jeunes. Marot fait estat de luy, comme d' un souverain Poëte, & luy dedie ses Epigrammes en cette façon.

L' homme sotart, & non sçavant,

Comme un Rotisseur qui lave oye,

La faute d' autruy nonce avant

Qu' il la cognoisse, qu' il la voye:

Mais vous de haut sçavoir la voye

Sçavrez par trop mieux m' excuser

D' aucun erreur si fait l' avoye,

Qu' un amoureux de musc user.

Qui est le premier de tous ses Epigrammes, & paravanture le plus foible, je dirois volontiers ridicule, m' estant esmerveillé mille fois pourquoy il n' y a rien qu' une affectation d' equivoques: Toutes-fois apres avoir leu les œuvres de Cretin, non seulement je l' excusay, mais loüay la gentillesse de son esprit: D' autant qu' il dedioit son livre à un homme, duquel toute l' estude ne gisoit qu' en equivoques: Et c' est pourquoy en la plainte qu' il fit sur la mort du general Preud'homme, il dit qu' aux champs Elisiens, entre les autres Poëtes François il y trouva le bon Cretin au vers Equivoqué. Et parce qu' il fut l' unique en ce sujet, je vous en representeray icy quelques placars: en une oraison qu' il addresse à Saincte Geneviefve.

Si quelques-fois ay renom merité

Du los dont peut estre un homme herité:

Doux Orateur en prose, ou bien par mettre, 

Et si le temps porte loy de permettre

Que mon vouloir de prier or ait son, 

Ne dois-je pas par devote oraison, 

Ma plume, & moy d' affection fervente

Monstrer bon zele, & plus ne faire vente

De mes escrits curieux, & mondains, 

Pour en cela tant complaire au monde, ains

Le Createur servir de corps, & d' ame?

C' est la raison benoiste, & saincte Dame.

Ainsi va tout le demeurant de l' oraison qui est de trente six vers, plus il alla sur l' aage, plus il s' adonna à ce sujet, y apportant tousjours quelque nouvelle grotesque. Vous trouverez une Epistre qu' il adresse à Honorat de la Jaille estre telle.

Par ces vins verds Atropos a trop os 

Des corps humains ruez envers en vers, 

Dont un quidam aspre aux pots, à propos 

A fort blasmé ses tours pervers par vers.

Faisant aller de cesté façon toute la suite, qui est de six vingts six vers: & dans un autre qu' il envoye à François Charbonnier, lors malade en la ville de Han, qu' il aimoit comme s' il eust esté son enfant, aussi est-ce luy qui apres le decez de Cretin fit imprimer toutes ses œuvres.

Fix par escrits j' ay sçeu qu' un jour à Han

Fis pareils cris qu' homme qui souffre ahan, 

Portant le faix de guerre, & ses alarmes, 

Pourtant le faix qu' elle provoque à larmes. 

Tes doux yeux secs, & sur eux l' eau tost rend, 

Tels douze excez (plus soudain que torrent 

Laisse courir son cours) perdroient tes forces, 

Les secourir est besoin que t' efforces. 

Tout le demeurant de la lettre est de cette trempe, qui est de 120. vers, esquels j' ay trouvé prou de rimes, & equivoques les lisant, mais peu de raison: Car pendant qu' il s' amusoit de captiver son esprit en cet entre-las de paroles, il perdoit toute la grace, & liberté d' une belle conception: Chose estrange, & qui merite d' estre icy remarquee en passant. Jamais homme ne fut plus honoré par les plumes de son temps, que luy en son vieil aage. Jean le Maire luy dedia son 3. Livre des Illustrations de la Gaule, où il le reclame comme celuy auquel il devoit son tout: & en un autre endroit le pleuuit Prince de tous ceux qui lors escrivoient. Marot, comme j' ay dit, luy dedia pareillement ses Epigrammes: Geoffroy Toré en son Champ Flory disoit qu' il avoit escrit les Chroniques de France, esquelles il faisoit honte à uns Homere & Virgile. Et toutes-fois jamais homme ne satisfit moins apres sa mort à l' opinion que l' on avoit conceuë de luy de son vivant. La verité est qu' il fit l' Histoire de France en vers François, mais ce fut un avorton, tout ainsi que le demeurant de ses œuvres. Et c' est pourquoy Rabelais qui avoit plus de jugement & doctrine, que tous ceux qui escrivirent en nostre langue de son temps, se mocquant de luy, le voulut representer soubs le nom de Raminagrobis vieux Poëte François (ainsi le nomme-il au 3. Livre de son Pantagruel) quand sur l' irresolution & doute d' un ouy & nanny, que Panurge avoit de son mariage futur, il l' alla chercher, comme il estoit sur le point de sa mort, pour prendre advis de luy, s' il devoit estre marié, ou non. A quoy il luy respondit par les ambages de ce Rondeau.

Prenez là, ne la prenez pas, 

Si vous la prenez, c' est bien faict, 

Si vous la laissez, en effect

Ce sera ouvrer par compas, 

Gallopez, allez l' entre-pas 

Differez, entrez y de faict, 

Desirez sa vie ou trespas, 

Prenez là, ne. 

Jeusnez, prenez double repas, 

Refaites ce qui est defait. 

Defaites ce qui est refait:

Desirez sa vie, ou trespas. 

Prenez là, ne.

Beaucoup de gens estiment que cette piece soit de la boutique de Rabelais, comme d' un mocqueur qu' il estoit, & moy-mesme l' avois tousjours ainsi estimé, jusques à ce que repassant sur les Poësies de Guillaume Cretin, je trouvay sur la fin du Livre ce Rondeau qu' il adressoit à Christofle de Refuge, qui luy avoit demandé conseil de se marier: Rabelais le figure comme un resueur sur ses vieux ans, & paravanture seray-je par vous reputé tel, pour avoir perdu tant de temps sur ses resueries. Car en somme s' il se fust joüé de ses equivoques sobrement par forme de jeu, non de vœu, il eust contenté le Lecteur, au lieu de l' atedier. Au demeurant que Rabelais l' ait voulu figurer sous ce nom de Raminagrobis, je n' en doute point: Car outre ce que dessus, Panurge l' estant retourné voir pour la seconde fois, en fin il est contraint de sortir de sa chambre, disant, laissons mourir ce Villaume. Mot dont il voulut user pour Guillaume, nom propre de Cretin.

Encore ne veux-je pas clorre ce Chapitre en ces gayetez par moy racontees: Tout ainsi que les Modernes ont introduit l' Echo dans leurs vers Latins, aussi avons nous fait le semblable és nostres. Ainsi le voyons nous dans Joachim du Bellay, en un petit dialogue d' un Amoureux, & d' Echo.

Piteuse Echo, qui erres en ces bois, 

Respons au son de ma dolente voix. 

Dont ay-je peu ce grand mal concevoir, 

Qui m' oste ainsi de raison le devoir? de voir.

Qui est l' autheur de ces maux advenus? Venus.

Comment en sont tous mes sens devenus?         Nuds.

Qu' estois-je avant qu' entrer en ce passage? Sage.

Et maintenant que sens-je en mon courage? Rage. 

Qu' est-ce qu' aimer, & s' en plaindre souvent: Vent. 

Qui suis-je donc lors que mon cœur en fend? Enfant. 

Qui est la fin de prison si obscure? Cure.

Dy moy quelle est celle pour qui j' endure?         Dure.

Sent-elle bien la douleur qui me poingt? Point.

O que cela me vient bien mal à point! 

Me faut-il donc, ô debile entreprise! 

Lascher ma proye avant que l' avoir prise? 

Si faut-il mieux avoir cœur moins hautain, 

Qu' ainsi languir sous espoir incertain.

Voila une piece qui n' est pas à negliger, sur laquelle je voulus r'envier de cet Epigramme aux Gayetez, qui furent imprimees sur ma main en l' an 1583. 

Pendant que seul dans ce bois je me plains, 

Dy moy Echo qui celebre mes mains?         Maints.

Y a-il point quelque autre gentille ame, 

Qui à loüer les autres mains enflame?         Ame.

Si moy vivant de mon loz je joüy, 

Ay-je subject d' en estre resjoüy? Ouy.

Et si ma main est jusqu' au Ciel ravie, 

Que me vaudra ce bruit contre l' envie? Vie.

N' y aura-il nul homme de renom,

Qui en cecy soit jaloux de mon nom? Non. 

Mais si quelqu'un mal appris en veut rire, 

Que produira dans mes os ce mesdire? Ire.

Contre ce sot, contre ce mal appris: 

Ne rongeray-je en moy que des despits? Pis.

O sot honneur d' une main mal bastie!

Quel humeur donc vainement me manie? Manie. 

Las pour le moins, Echo, si tu peux rien,

Fay que les bons de mes mains parlent bien: Bien.

Si tu le fais, rien plus je ne demande,

Or sus Adieu, va, je me recommande.          Commande.

Je finiray par cet Echo, & peut estre non mal à propos, pour vous monstrer que tout le discours du present Chapitre n' est que vent.

dimanche 13 août 2023

10. 4. Deportemens dereiglez de la Royne Brunehaud, suivant la commune leçon de nos Histoires.

Deportemens dereiglez de la Royne Brunehaud, suivant la commune leçon de nos Histoires.

CHAPITRE IV.

La Royne Fredegonde ayant gouverné les siens de la façon que je vous ay dit, elle voulut adjouster à son cœur de Lyon beaucoup de celuy du Renard. Renardise toutesfois grandement loüable, ainsi qu' entendrez presentement. En ce temps là les paysans menans paistre leurs bestes à cornes aux champs, leur pendoient une clochete au col: l' ost de la Royne estoit esloigné une grande journee de l' ennemy, lequel par ce moyen se donnoit le loisir de dormir plus à son aise. Mais elle d' une belle prevoyance commanda aux gens de cheval de prendre tous une clochette sur leurs chevaux, & d' une vitesse admirable fit marcher toute une nuict son camp, & passant par un bois voulut que tous ses soldats se saisissent chacun d' une branche: Elle estoit à la teste de son armee avec son fils, & sur la diane approchant de celle de l' ennemy, la sentinelle pensant resuer de voir si proche d' elle un nouveau bois, & neantmoins s' asseurant par les clochettes qu' elle estimoit estre de bestes bovines, à l' instant fut taillee en pieces, & Fredegonde descochant d' une furie sur ses ennemis en fit une grande boucherie, ne donnant le loisir aux uns de se resveiller, & faisant passer au fil de l' espee ceux qui se mettoient en deffenses, & quant aux autres qui se sauverent par la fuite, il ne leur prit plus envie de retrouver ce chemin. Ainsi demeura elle victorieuse: qui ne luy estoit pas un petit advantage, mais elle non assouvie de ses esperances, estimant que par la mort d' un seul ou de deux, elle pouvoit mieux asseurer l' Estat à son fils, que par la decision d' une autre bataille, se mettre au hazard de tout perdre, donna ordre de faire empoisonner le Roy Childebert & sa femme, & telle est l' opinion commune; parce qu' auparavant elle avoit deux & trois fois voulu attenter sur leurs vies: mais en vain. Il ne faut rien oublier de cette histoire, ce bel œuvre estant mis à chef, voyant qu' il n' y avoit plus que deux petits Princes de reste: elle leur livre une bataille, & en obtint le dessus. Mais lors ce luy fut un Hola; car elle fut appellee en l' autre monde, non d' une mort violente, ains naturelle: Qui me semble estre un miracle, en une personne qui s' estoit joüee de la vie de tant de Princes; & en outre fut enterree joignant son mary en l' Eglise de S. Vincent, depuis nommee S. Germain.

Jusques icy l' histoire de Brunehaud semble estre aucunement muette, fors en 2. poincts. L' un quand de nuit elle fit sortir le jeune Roy Childebert son fils de la ville de Paris: L' autre quand elle espousa Meroüee fils aisné du Roy Chilperic: maintenant nous n' en parlerons que trop à son desavantage, si ce que nous recueillons d' elle d' une longue ancienneté est veritable. Childebert mourut delaissez deux enfans, Theodebert son aisné qui fut fait Roy d' Austrasie, & Theodoric Roy de Bourgongne. Avec lesquels Brunehaut du commencement vesquit en fort bon mesnage, & lors les deux freres pendant leur union, poursuivans la querelle hereditaire de leur maison contre le jeune Clotaire, qui avoit perdu sa mere arboutant de toutes ses forces, le reduisirent par une grande bataille en telle extremité, que pour se garentir de la perte du tout, il fut contraint de leur abandonner les deux parts de son Royaume, dont il ne se fust jamais relevé, si Brunehaud qui luy devoit estre sa principale ennemie, n' eust esté le principal instrument de son restablissement, & voicy comment. Elle se tenoit lors pres de Theodebert l' aisné, où ayant fait tuer un Guintrion Seigneur de valeur, le Roy Theodebert indigné de cette mort la chassa de sa Cour. De maniere qu' elle fut contrainte se retirer honteusement devers Theodoric son autre petit fils: où s' estant habituee, elle fut la mesme Brunehaud qu' elle avoit esté avec son aisné. S' amourache d' un Protade Gentil-homme Romain, qui ne manquoit d' entendement, & le veut faire Maire du Palais de Bourgongne, au prejudice de Bertaud Seigneur de singuliere recommandation, tant au fait de guerre que de paix. De le faire desappointer elle ne pouvoit, pour s' estre par ses braves exploits guerriers rendu trop necessaire à son Maistre; D' en avoir le dessus par sa mort, elle n' osoit, pour n' avoir encore assez empieté de credit pres du Roy son petit fils. C' est pourquoy feignant de le favoriser, par le conseil de son Protade, elle donne ordre de le faire employer en commissions ruineuses, lesquelles pour sa reputation il ne pouvoit honnestement refuser, & neantmoins s' en sceut fort bien developer. Il voyoit tous ces artifices qui ne tendoient qu' à sa ruine, & s' asseuroit qu' au long aller l' ayeule obtiendroit de son petit fils ce qu' elle desiroit: qui luy eust esté une grande honte. Au moyen dequoy aimant mieux perdre sa vie & son estat ensemblément, que son estat sans sa vie, fit un trait de grand Capitaine qui ne peut estre assez haut loüé. Landry commandoit à une armee sous Meroüee fils aisné de Clotaire. Bataille est donnee pres d' Estampes, en laquelle Bertaud commandoit sous l' authorité du Roy Theodoric son Maistre, lequel joüant à quite ou à double, entre peslemesle dedans le gros de l' ennemy, suivy de plusieurs braves Cavaliers qui furent tous occis avec luy: Mais vendirent si cherement leurs vies, que mourans, leurs ennemis furent mis en route, Meroüee fils de Clotaire pris, dont depuis il ne fut parlé, Landry se sauve de vitesse, Theodoric vient à Paris le bien receu par le Parisien. Ainsi ce brave Bertaud obtint pour son Roy contre son ennemy une grande victoire: Mais beaucoup plus grande pour son ennemie Brunehaud, laquelle soudain apres sa mort fit pourvoir son Protade de la Mairie du Palais.

Doresnavant vous ne verrez que tragedies funestes en la Cour de ce jeune Roy, dont Brunehaud fut la fatiste. Un Protade son favory s' enrichir par nouvelles exactions de la ruine du pauvre peuple, feignant de favorises les affaires du Roy son Maistre. Inimitiez publiques contre luy conceües. Brunehaud esclorre la vengeance qu' elle avoit quelque temps couvee contre le Roy Theodebert qui l' avoit honteusement chassee de sa Cour. Et maintenant elle le veut chasser de son Royaume, faisant entendre qu' il estoit fils d' un jardinier, & non du Roy Childebert. Partant que Theodoric se devoit armer, pour luy faire rendre les païs que sous faux titre il occupoit. Protade la seconde en cecy, & par ce moyen s' accueillit de plus en plus la haine contre luy: car la Noblesse ne pouvoit gouster cette nouvelle division entre les 2. freres; & sur cette querelle fut occis par plusieurs Gentils-hommes, qui depuis en perdirent la vie. Pour cela la forcenee Brunehaud ne se desiste de sa furieuse poursuite, & besongne de sorte que les 2. freres en viennent aux mains, & fut mis Theodebert pour la premiere fois en route, & encore pour une seconde, jusques à ce qu' ayant fait sa retraite dans la ville de Coulongne, il fut traistreusement occis par l' un des siens, lequel luy ayant levé la teste de dessus les espaules en fit present à Theodoric. Et ses enfans à luy presentez les fit mener en la ville de Mets, où Brunehaud qui lors y estoit les fit cruellement massacrer. Mesme battant une muraille de la teste du plus petit luy fit sortir la cervelle. Entre tous ces enfans y avoit une jeune fille accomplie de plusieurs singulieres beautez de corps & d' esprit, que par pitié cette cruelle tygresse conserva pour estre cy-apres motif de sa ruine & de toute sa famille. Theodoric auparavant cette guerre avoit eu quatre bastards de quatre garses, & concubines, Sigebert, Childebert, Corbe, & Meroüee. Un bon Religieux nommé Colombain, qui du païs d' Hybernie ou Escosse estoit venu dresser en Bourgongne une escole de vie solitaire à plusieurs personnes devotes, ne pouvant supporter les ordures de ce jeune Roy, le vint aboucher, & luy remonstra rudement quel tort il se faisoit tant envers Dieu, que le monde par la continuë de ses paillardises, & ordes amours. Et que pour se reconcilier à Dieu, il luy falloit necessairement trouver une espouse. A quoy il acquiesça & espousa Hermemberge fille du Roy d' Espagne. Mais Brunehaud craignant de trouver en cette nouvelle femme, une nouvelle corrivale de sa grandeur, par charmes & sorcelleries (nous avons depuis appellé cela noüer l' aiguillette) besongna de sorte que le Roy ne la peut aucunement cognoistre par attouchement marital, & la renvoya à son pere l' annee à peine estant expiree. Le bon homme Colombain opiniastrement retourne, & luy predit que s' il persistoit en ses furieux deportemens, Dieu luy osteroit avant la revolution de 3. ans, & la vie, & le Royaume: Et Brunehaud opiniastrement luy faisant teste, le fait bannir & exterminer du pays, qui mourut quelque temps apres, & mis au rang & kalendrier de nos SS. Mais comme il avoit predit il avint: car ce jeune Roy se voyant estre deux fois Roy, de Bourgongne, & d' Austrasie, apres avoir envisagé la jeune Princesse fille du Roy Theodebert, il en devint amoureux, & la voulut espouser, mais Brunehaud s' y opposa fort & ferme: disant qu' il ne luy estoit loisible de ce faire par les constitutions Canoniques, d' autant qu' elle estoit sa niepce. Adonc la patience eschappant au Roy: Comment meschante (luy dit-il) tu m' as cy-devant soustenu que Theodebert n' estoit mon frere, & soubs ton donner à entendre je l' ay poursuivy jusques à la mort, & maintenant tu me chantes tout autre note. A cette parole il mit tout forcené la main aux armes pour la tüer, mais il en fut empesché par quelques Seigneurs qui arresterent le coup, & par les autres qui firent voye à la Royne Brunehaud pour se sauver, laquelle craignant que le Roy n' executast son maltalent encontr'elle, le fit empoisonner voulant prendre son vin, ainsi qu' il sortoit d' un bain.

Brunehaud par ce beau chef-d'œuvre estimoit avoir attaint à l' accomplissement de ses desirs, n' ayant plus que 4. petits Princes, ausquels elle commanderoit ce luy sembloit à la baguette: Mais voicy comment elle sans y penser se trouva grandement descheüe & deceüe de son opinion. Parce que Pepin & Arnoul deux des principaux Seigneurs d' Austrasie, commencerent de negocier sous main avec le Roy Clotaire sur l' obeïssance qu' ils entendoient luy voüer. D' un autre costé Brunehaud depesche Garnier Maire du Palais, & Aubain (ausquels elle avoit toute confiance) pour voyager par toutes les provinces de son obeïssance avec le Roy Sigebert aisné des 4. enfans, & y prendre le serment de fidelité. Mais comme elle estoit d' une ame double, escrivit lettres à Aubain à ce qu' il ne faillist de faire tuer Garnier: Ces lettres leües & deschirees par Aubain, les pieces furent recueillies par un Gentil homme amy de Garnier, qui les abute avec de la cire, & y ayant trouvé la mort conjuree contre luy, tout aussi tost les luy apporte: Et adonc par un changement d' opinion, il tourne sa robbe, capitule d' un costé avec Clotaire sous certaines conditions, & d' un autre, sollicite le peuple à revolte. Cependant sur cette confiance Clotaire se met aux champs au pays de Champagne, où il trouve Garnier avec ses troupes: Mais quand se vint au joindre il baisse les mains, se rend avec sa suite à Clotaire, & par mesme moyen luy presente les 3. bastards du feu Theodoric, qui estoient Sigebert, Corben, & Meroüee. Car quant au 4. nommé Childebert, il s' estoit sauvé de vistesse, & neantmoins depuis n' en fut oüy vent ny voix: & pour le regard des trois autres, Sigebert & Corben sont tuez par le commandement de Clotaire, & Meroüee sauvé, & baillé en garde à l' un de ses domestiques: parce qu' il estoit son fillol: Mais ne voyant qu' il en soit depuis faite aucune mention dedans nos Historiens, je veux croire qu' il courut soubs le rideau mesme disgrace que ses freres. Brunehaud prise par les siens, amenee au Roy, il luy fait faire son procez par les plus grands Seigneurs de sa suite, & en vertu d' un Arrest contr'elle donné, elle fut mise sur un chameau, & ainsi portee honteusement à la veüe de toute l' armee, en fin liee par les cheveux & les bras à la queuë d' un jeune cheval non dompté, qui à la premiere ruade l' ecervela, & d' une mesme course la trainant par buissons, broussailles, monts & vaux fut son corps dissipé en pieces. Elle s' appelloit de son premier nom Brune, & depuis Brunechilde, & Brunehaud; & la Sibylle avoit predit d' elle (ainsi que nous apprenons d' Aimoïn & Sigebert Moines) ce que depuis luy advint. Veniet Bruma de partibus Hispaniae, ante cuius conspectum gentes vel gentium Reges peribunt. Ipsa vero calcibus equorum peribit. Ainsi prit la Roine Brunehaud fin de sa vie, & de sa famille: Clotaire II. demeurant seul Roy de France, tant deça, que delà le Rhin, dont il joüit paisible 14. ans par provision, c' est à dire le reste de sa vie, en attendant la diffinitive du Ciel.

lundi 14 août 2023

10. 16. Que du precedant chapitre on peut recueillir qu' on attribuë faussement plusieurs cruautez à Brunehaud, & autres male-façons de sa vie.

Que du precedant chapitre on peut recueillir qu' on attribuë faussement plusieurs cruautez à Brunehaud, & autres male-façons de sa vie.

CHAPITRE XVI.

Ne pensez pas je vous prie que pour une sotte curiosité j' aye rendu ce chapitre François, & le vous aye icy representé tout de son long: car il n' y a piece qui face tant pour la justification de Brunehaud contre les crimes de cruauté que l' on impute, que cette cy, de quelque façon que je vueille tourner ma plume. Je commenceray par Brunehaud, & finiray par le S. homme Colombain. Si cette Princesse faisoit si bon marché de la vie des hommes signalez, si la cruauté luy estoit autant familiere comme on dit; se peut il faire qu' elle eust apporté tant de façons pour faire non mourir; ains bannir celuy qui selon le monde l' avoit estrangement bravee? Un simple homme qui 2. & 3. fois avoit repris les fautes de l' ayeule & du petit fils, avecques paroles d' aigreur: qui sur ce pied avoit refusé de bailler sa benediction aux enfans de Theodoric à luy presentez pour cet effect par leur bisayeule, qui d' une bravade avoit fait littiere des viandes & vins à luy envoyez par le Roy, mesme avecques paroles de refus offensives: Et vrayement il ne faut point faire de doute que Brunehaud en fut infiniment ulceree en son ame. Aussi fut-ce la cause pour laquelle elle employa tous les nerfs de son esprit, pour induire le Roy à ce que il en eust la vengeance. Car outre ce que comme son ayeule elle pouvoit beaucoup d' elle mesme envers luy, elle y employa d' abondant, & la Noblesse, & les Prelats de la Bourgongne. Et neantmoins toute cette vangeance pourpensee par cette grande meurtriere, n' aboutissant à une mort; ains seulement à un bannissement qui luy fut accordé par le Roy Theodoric son petit fils. 

Peut estre, me direz vous (car je ne veux icy sous mauvais gages flater mon opinion) que cette Dame voyant son fils avoir du commencement grandement respecté ce sainct homme, pensa estre plus expediant de temporiser à ses cruautez ordinaires: je le veux. Mais en ce que je diray maintenant, il n' y a aucune responce.

Le sainct homme avoit esté banny par la bouche mesme du Roy: bannissement executé; toutesfois sans aucun r'appel il estoit licentieusement retourné de son authorité privee en son Monastere, vilipendant par ce moyen l' authorité de son Roy. Estoit-ce pas un moyen suffisant de mort? Je ne diray point à l' endroit d' une Princesse, laquelle faisoit profession expresse de cruauté; ains à toutes personnes, selon les reigles ordinaires de droict & de judicature. Toutes-fois cette grande meurtriere ne pourchassa point la mort du sainct homme, ains seulement que les portes luy fussent ouvertes, pour s' en retourner au pays dont il estoit premierement sorty. Hé! vrayment toutes ces considerations me font croire que c' est une charité que l' on luy preste, quand on l' accuse de cruauté. Mais encore suis-je bien plus confirmé en cette creance, quand je voy ce grand sainct homme Colombain, le principal observateur & reformateur des mœurs de cette Princesse, n' avoir rien trouvé en elle digne de reformation remarquable, que la connivence qu' elle apportoit aux paillardises du Roy Theodoric son petit fils. L' annee six cens quatorze fut par luy opiniastrement employee en ces sainctes exhortations, avec paroles d' aigreur; nonobstant tous les mescontentemens du Roy, & de son ayeule, dont il se voyoit menacé. En celle d' apres il quitta la Bourgongne, sans esperance de retour, suivant le commandement à luy faict. En toutes ces remonstrances nulle mention des cruautez: Auparavant l' annee six cens quatorze il n' y avoit que deux ans passez, selon le tesmoignage de Fredegaire chap. vingtquatre, que Didier Evesque de Vienne avoit esté lapidé par le

commandement expres de Brunehaud. Certainement si cette execrable inhumanité commise à la veuë de toute la France estoit vraye, ce preudhomme eust esté grand mocqueur s' il n' en eust baillé quelque atache à cette Princesse. Voyons donc quelles fautes elle peut commettre en ce sujet depuis que ce preudhomme fut expatrié jusques en l' an 618. qui fut la fin & dernier periode de la vie de Brunehaud.

samedi 8 juillet 2023

6. 15. De la mort de Marie Sthuart Royne d' Escosse, veufve en premieres nopces de François second de ce nom Roy de France.

De la mort de Marie Sthuart Royne d' Escosse, veufve en premieres nopces de François second de ce nom Roy de France.


De la mort de Marie Sthuart Royne d' Escosse, veufve en premieres nopces de François second de ce nom Roy de France.

CHAPITRE XV.

Combien que par le present discours je feray une faillie de nostre France en Angleterre, toutesfois je ne pense faire chose esloignee de mon but, si je parle de cette Princesse qui avoit en premieres nopces espousé l' un de nos Roys. L' histoire du Connestable de sainct Pol a engendré dedans mon ame un peslemesle de despit & compassion: Despit, le voyant en sa bonne fortune trop oublieux de son devoir: Compassion, quand apres tant de grandeurs dont il estoit comblé, je voy sa fin estre aboutie à un malheureux escharfaut. Semblables effects a produit en moy l' histoire tragique du Duc de Bourbon. Mais en celle que je discourray maintenant, il me semble n' y avoir que pleurs: & paravanture se trouvera-il homme qui en la lisant ne pardonnera à ses yeux.

Apres que cette pauvre Princesse eut esté detenuë prisonniere en Angleterre l' espace de dix-neuf ans (si sous bon, ou mauvais tiltre, je m' en raporte à ce qui en est) elle fut accusee en l' assemblee des Estats (qu' ils appellent Parlement) d' avoir voulu attenter par personnes interposees, contre la vie de la Royne d' Angleterre. Sur cette querelle son procez luy ayant esté faict & parfaict, par arrest elle est condamnee à mort. Lequel luy fut deslors signifié, & toutesfois l' execution sursise par le commandement de la Royne. Cette pauvre Princesse avoit esté (comme un roc au milieu des vagues & flots) constante pendant ses malheurs, en nostre Religion Catholique, Apostolique, Romane. Qui rendoit les seigneurs d' Angleterre estonnez, lesquels pour faire profession, les uns du Lutheranisme, les autres du Calvinisme, craignoient que s' il mesadvenoit à leur Royne, & que si cette-cy, comme plus proche par droit de sang, arrivast à la Couronne, elle troubleroit tout d' une main, & le repos de leurs consciences, & celuy generalement de l' Estat, ils soliciterent à toute bride leur Royne de vouloir, sans plus delayer, faire sortir effect à l' arrest. Laquelle vaincuë de leurs importunitez fit decerner sa commission le premier jour de Fevrier 1587. Qui fut mise és mains de Robert Beesle, l' un des secretaires du Conseil, avec commandement tres-expres aux Comtes de Scherosbery, Kent, Arby, Comberlan, Pambrox, d' y prester confort & aide: Tous seigneurs voisins du lieu de Foteringay, où elle avoit esté depuis l' arrest confinee & gardee plus estroictement qu' auparavant par le sieur Amias Poolet. Beesle arrive le quatriesme du mois, & presente la commission au Comte de Kent: le 6. va trouver le Comte de Scherosbery, grand Mareschal d' Angleterre. Le Mardy 7. ces Millors, arrivez au Chasteau envoyerent dire à la Royne d' Escosse sur les trois heures de relevee, qu' ils desiroient parler à elle pour une affaire de grande importance. Adoncques cette Dame asseuree que c' estoient nouvelles de sa proche mort, s' armant d' une magnanimité de courage, leur mande qu' ils seroient les tres-bien venus, & pour donner audience aux Ambassadeurs de sa mort, s' assiet dedans une chaire. Où le Comte de Scherosbery, nuë teste avecques ses compagnons, luy fit recit du commandement expres qu' ils avoient receu de la Royne leur Dame, & Maistresse: La suppliant ne vouloir trouver mauvais qu' on luy en fist la lecture. Requeste qu' elle leur enterina d' une grande franchise d' esprit. La commission ayant esté leuë: Je n' eusse jamais pensé (dit-elle) que la Royne ma sœur eust voulu acquiescer à un acte tant impiteux, que cestuy, contre celle qui n' est en aucune façon sa justiciable, toutesfois je la remercie, & pren à tres-grande obligation l' injustice que l' on exerce en ma personne, par le moyen de laquelle je feray un briz de prison à tous mes mal-heurs, pour entrer en une beatitude eternelle. Et apres plusieurs propos, mettant la main sur les Evangiles elle jura n' avoir jamais pourchassé la mort de la Royne d' Angleterre, & de ce appelloit Dieu à tesmoing. Le Comte de Kent luy voulut bailler un Ministre pour la consoler, mais elle d' un œil sourcilleux le rejetta. Et comme leurs discours se promenoient d' une bouche à autre, advint à ce mesme Milord, qui seul d' entre ses compagnons la vouloit catechiser, de dire, qu' elle avoit mal recognu les honneurs pair elle receus de la Royne sa Maistresse: & que sa vie estoit la mort de leur Religion, comme au contraire sa mort en estoit la vie. A ce mot ayant mis fin à son pourparler, la Royne leur demanda quand elle devoit mourir: A quoy luy fut repondu par le Seigneur de Scherosbery, que ce seroit le lendemain matin sur les huict heures. Elle les pria avant que partir de luy rendre son Aumosnier pour la confesser, & Melvin son maistre d' hostel pour communiquer de ses affaires. Du premier on luy en fait refus tout à plat: du second on luy fit promesse de le luy presenter avant que de mourir. Estant doncques demeuree avecques le peu qui luy estoit resté de ses gens, l' heure de soupper venuë. Or sus (dit-elle) il faut qu' on haste mon soupper, a fin que je donne ordre à mes affaires. Elle se mist peu apres à table, & souppa sobrement selon son ordinaire coustume. Et voyant ses serviteurs & damoiselles plongez en larmes, elle d' une chere hardie leur dist. Mes enfans, il n' est plus temps de me pleurer. Ces larmes devoient estre espanduës lors de ma misere, & longue prison: Mais maintenant que me voyez sur le point de sortir de ce labyrinthe, vous devez vous tous esjouïr & loüer Dieu: & apres les avoir consolez, elle addressa particulierement sa parole à Bourgoin son Medecin, en cette façon. Avez-vous pris garde combien la force de la verité est grande? Ils me font, disent-ils, mourir pour avoir voulu attenter sur la vie de leur Royne, & neantmoins ce Milord Kent ne s' est peu retenir qu' il ne m' ait assez donné à entendre qu' ils n' ont autre sujet de ma mort, que la crainte de leur Religion. Monstrant assez par cela qu' il est un tres-malhabile homme: Mais plus encores d' estimer qu' en ce dernier acte de ma vie, je vueille avecques le corps perdre mon ame, par un changement de ma foy. Elle beut sur la fin du soupper à tous ses gens, leur commandant de la pleger. A quoy obeïssans ils se mirent à genoüil, & meslans leurs larmes avecques leur vin, beurent à leur Maistresse, luy demandans humblement pardon de ce qu' ils la pouvoient avoir offensee. Ce qu' elle leur accorda de bon cœur, les priant de luy rendre le contr'eschange. Il seroit malaisé de dire qui estoient les plus empeschez, ou eux à se lamenter, ou elle à les consoler. La nappe levee elle repassa sur son testament, l' augmentant & diminuant selon le plus ou moins du service des siens: & tout d' une suitte se fit rapporter l' inventaire de ses meubles, bagues & joyaux, l' apostillant en la marge des noms de ceux ausquels elle les destinoit. Distribua quelques deniers manuellement à uns & autres. Pria par lettres son Aumosnier de vouloir prier Dieu pour elle. Commença d' escrire une lettre au Roy Henry son beau frere, qu' elle acheua le lendemain matin: luy recommandant par divers articles ses serviteurs & damoiselles. L' heure de coucher arrivee, elle se mist dans son lict, & apres avoir dormy d' un court somme employa le reste de la nuict en prieres & oraisons.

Le lendemain huictiesme du mois jour de son supplice, voicy l' ordre qu' elle voulut tenir. Elle avoit un mal de pieds ordinaire pour lequel on y appliquoit des unguents. Sçachant qu' apres son decez il la faudroit despoüiller pour n' oublier rien de sa bien-seance, elle se les fit laver le matin. Delà, comme si elle fust allee aux nopces, se fait bailler les habillemens dont elle avoit accoustumé se vestir, recevant quelques Seigneurs de marque par la permission de la Royne, ou pour se mettre en son bon point aux festes solemnelles: & se fit apporter un mouchoir brodé d' ouvrages d' or pour se faire bander les yeux. Et apres avoir depesché quelques menuës affaires à part soy, appella tous ses serviteurs, Officiers, & Damoiselles, fit lire son testament devant eux: les priant de se contenter, estant tres-marrie de n' avoir meilleur moyen de les gratifier, toutesfois esperoit qu' en sa faveur ils trouveroient apres sa mort des amis: Cela faict elle tourne tout son esprit à Dieu, s' agenoüille dans son oratoire, fait ses oraisons & prieres. Mais ne pouvant longuement se tenir à genoux pour la foiblesse de son corps, son Medecin la pria de prendre un peu de pain & de vin pour la soustenir. Ce qu' elle fit, le remerciant de ce dernier repas, & deslors mesmes retourna à ses prieres. Où estant on vint heurter à la porte pour la semondre de sortir. Qu' ils se donnent quelque peu de patience, fit-elle: Je satisferay bien tost à leur opinion. Ils ne demeurerent pas long temps sans nouvelle recharge, tant le peu de vie qui luy restoit leur estoit long. Ouvrez leur (dit-elle) la porte, il est meshuy temps que je sorte de cette terrestre prison. Adoncques le Prevost qu' ils appellent Scherif, la trouva encores à genoux, laquelle se levant prend entre ses mains une petite Croix garnie d' un Crucifix d' yvoire qui estoit sur l' autel, qu' elle baise, puis la baille à un sien valet de Chambre pour la porter devant elle. Son Medecin Bourgoin la prend sous un bras pour la conduire, mais aussi tost luy vint un remords de ce qu' il faisoit, la conduisant pour la mettre és mains de ses ennemis: pour cette cause la supplia les larmes aux yeux, qu' il luy pleust le dispenser de ce dernier service. Ce qu' elle eut pour tres-agreable, & deslors la prindrent deux serviteurs de Poolet pour la soulager. Descend au moins mal qu' elle peut, entrant en la salle, trouva au bas son maistre d' hostel tout esploré. Encores est ce un trait de courtoisie (dit-elle) que je reçoy inesperément de mes ennemis. Et à la mienne volonté qu' ils eussent fait le semblable de mon Aumosnier pour luy confesser mes pechez, & recevoir de luy sa benediction. A lors elle parla assez long temps à ce pauvre Gentilhomme, auquel la parole estoit morte en la bouche, luy commandant d' aller trouver le Roy son fils, pour luy faire service, comme elle s' asseuroit qu' il feroit avecques pareille fidelité, qu' il luy avoit fait. Que ce seroit celuy qui le recompenseroit, puis qu' elle ne l' avoit peu faire de son vivant: qui estoit l' un des principaux regrets, qu' elle emportoit quant & soy en l' autre monde.

L' enchargeant de luy porter sa benediction qu' elle fit à l' heure mesme, faisant le signe de la Croix: L' asseurer de sa part que quelque jugement qui eust esté donné, elle n' avoit jamais rien fait qui deust deplaire à la Royne d' Angleterre sa sœur. Que le semblable devoit il faire, & ne se departir de son amitié. Et pour conclusion que jamais elle n' avoit rien tant desiré depuis sa prison, que le repos des Royaumes d' Angleterre, & Escosse, & que quelque jour ils fussent unis ensemble. Que cestuy estoit le general refrain de toutes ses prieres à Dieu. A cette parole elle se teut, & ce pauvre Gentil-homme portant la queuë de sa robbe, la conduisit jusques à l' escharfaut, où estant montee elle s' assiet sur une petite selle couverte de drap noir, & lors l' Arrest & la Commission estans leus, elle se leve sur pieds, & en presence des Comtes, & deux ou trois cens personnes qui estoient dedans la sale, d' une voix forte & hardie, elle fit en ces termes le procez à ceux qui avoient fait le sien.

Milords, je suis Royne nee, non sujecte à vos loix, doüairiere de France, presomptive heritiere d' Angleterre, qui apres avoir esté detenuë dix-neuf ans prisonniere contre tout droit divin & humain, par celle vers laquelle je m' estois refugiee, comme à l' anchre de ma seurté, sans avoir aucune jurisdiction sur moy, & sans que l' on m' ait receuë en mes justifications, l' on m' a condamnee à mort pour avoir voulu entreprendre sur sa vie. Chose à quoy je ne pourpensay jamais. Et de ce je ne demanderay pardon à Dieu, devant lequel je vais rendre raison de mes actions. Et quand je l' avrois fait, dictes moy je vous supplie, si je n' avois suject de le faire? Je suivray l' ordre des temps, & commenceray par ma prison. Sous quel titre me deteniez vous prisonniere? Estoit-ce comme vostre sujecte? Il n' y a homme des vostres qui fust si ozé de le dire. Cette prison estoit-elle de bonne guerre? Vray Dieu, quand est-ce que jamais je fis prendre les armes aux miens contre vous? quand est- ce que je ne vous ay respectez dedans ma bonne fortune, je veux dire vostre Royne, comme celle à laquelle j' estois plus proche à succeder?
Donnons que j' eusse pris les armes, & que par un desastre de guerre je fusse tombee en vos mains, que despendoit-il de cette prise? A prendre les choses à leur pis j' en devois estre quitte pour une rançon, à laquelle vous ne me voulustes jamais mettre. Je n' estois ny vostre sujette, ny prisonniere de bonne guerre, pourquoy me voulustes vous confiner en une perpetuelle prison? Si j' avois commis quelque faute, estois-je vostre justiciable pour vous en rendre compte? Ce n' est point cela, ce n' est point cela (je parle à vous Puritains, qui d' un cœur devot, & contrit, plus sages que tous vos ancestres, allambiquez une quinte-essence de nostre Religion Chrestienne) il y eut quelque autre anguille sous roche qui me causa ceste prison. Et quand quelque faute y eust euë, dont je n' estois responsable qu' à Dieu, certainement la prison de dix-neuf ans estoit un temps trop plus que suffisant pour expier par une longue penitence le peché envers Dieu, & meriter quelque pardon envers les hommes, qui considerera le rang que j' ay soustenu, & qu' un seul jour de prison m' a esté plus penible, que la mort extraordinaire que je vois souffrir. Et non assouvis de cette prison vous m' avez pourchassé ceste mort, qu' estimez m' estre honteuse, & moy, je la pren à gloire: si tant est qu' en ce piteux estat où je suis reduite, cette vanité se doive loger dans mon ame. Et puisque de toutes mes grandeurs il ne me reste maintenant que la parole, je vous auray malgré vous cette obligation de m' ouïr. J' ay conjuré (dites vous) contre vostre Royne. Je vous ay dit qu' il n' en est rien, & le confirme de rechef sur ma part de Paradis. Mais je veux l' avoir entrepris. Premierement où trouvez vous que ce mot de conjuration puisse estre dit & aproprié de Souverain à Souverain? Cela s' adapte seulement à un suject, lors qu' il entreprend quelque faction contre son Prince. Davantage qu' est-ce dont vous m' avez accusee, sinon qu' en me defendant je vous aye voulu assaillir? Vous vouliez non seulement me tenir captive, mais aussi par une cruauté barbaresque, captiver en moy & tenir en prison un naturel instinct de la liberté, qui nous est commun avecques tous les autres animaux. J' avois plusieurs fois fait prier vostre Royne sur la deliurance de ma personne. A toutes mes prieres sourde aureille. Et vrayement je ne pense point qu' ayez eu autre information pour me condamner, sinon une presomption violente, qu' il estoit impossible de toute impossibilité que le desir de vengeance ne fust entré en ma teste contre le tort desreiglé qui m' estoit fait. Quoy? si estant en pleine liberté, j' eusse tresmé à face ouverte quelque entreprise contre vostre Royaume, & qu' en icelle il me fust advenu autrement qu' à point, voire que je fusse tombee entre vos mains, m' eussiez vous peu pour cela faire mon procez, ou mourir? Ma condition estoit-elle empiree, pour estre tombee par vostre perfidie dedans vos prisons? Mais je suis recidivee (dites vous) depuis l' arrest contre moy donné. Quelques miennes lettres depuis surprises ont acceleré ma mort, contre la volonté de vostre Royne. O impudence esmerveillable! Peut-il tomber en teste d' homme, que moy qui estois plus estroictement, & gardee, & regardee qu' auparavant, à laquelle on avoit osté plume, papier, & ancre, veillee jour & nuict, environnee des plus fidelles creatures de la Royne, j' eusse eu moyen, ou d' escrire, ou de rien conspirer de nouveau contr'elle? Tout cela est un jeu fait à poste, pour donner fueille à une cruauté qu' avez voulu executer contre une Princesse innocente. Vous messieurs les Puritains qui mesnagez les affaires de vostre pays, vous estes fais sages par la calamité des Catholics Anglois. Car voyans qu' apres la mort de la Royne Marie, vostre Royne Elizabeth ayant esté tiree d' une miserable prison planta dés son avenement l' heresie de Martin Luther, & que pour l' asseurer elle fit voler les testes à une infinité de pauvres Catholics, qui n' y pouvoient condescendre, & les autres exiler, avez pensé qu' autant en pendoit-il sur vos chefs, avenant la mort de vostre Royne. Vous avez veu que la langueur d' une traistreuse prison n' avoit de rien alteré en moy, ny l' effort de mon courage envers Dieu, ny de ma Religion Catholique que selon le cours de la nature, & de la loy, le Royaume me devoit quelque jour eschoir. C' est pourquoy estimans qu' il me seroit lors plus aisé de remettre sus nostre Religion en sa possession ancienne, qu' il n' avroit esté de l' exterminer, pour y en establir une nouvelle, & qu' en ce restablissement il y avroit lors du danger de vos vies, vous les avez voulu asseurer aux despens de la mienne. Et atant pour y parvenir, avez du commencement aporté le masque d' une premiere conjuration, & depuis renvié d' une seconde pour ne faillir à vos desseins, ne vous estudians point tant au repos general de vostre Royaume, qu' au particulier de vous autres. Aussi n' avez vous pensé si dextrement couvrir vostre jeu, que par le second article des Remonstrances qu' avez faites à vostre Royne, ne luy ayez mis devant les yeux le fait de la Religion, & que deviez craindre qu' une Princesse nourrie en la Religion Papistique (ainsi appellez vous la nostre) fust à l' advenir appellee au gouvernement absolu de l' Estat: Et vous, Milord de Kent vomistes hier ce mesme venin contre moy. Ma mort doncques a esté pourchassee, non par la voye ordinaire de la Justice, quelques Estats que l' on ait fait assembler à cette fin, mais d' autant qu' estimiez cette mort estre vrayement une mort d' Estat. Car cette malheureuse & damnable proposition est emprainte en l' opinion des plus grands, qu' en telles affaires toutes choses doivent passer, dont pensons raporter profit encores qu' elles soient injustes. Or avez vous maintenant ce que desirez, immolans mon innocence aux pieds de Dieu tout puissant, que je supplie par sa clemence, retribuer à mon cher fils le tort qui m' est fait par vous autres, ausquels je pardonne d' aussi bon cœur, que je prie mon Createur me vouloir pardonner mes pechez.

Elle ne se pouvoit estancher poussee d' une juste douleur, qui fut cause que le Comte de Kent l' interrompit, luy disant, qu' il n' estoit plus temps de se souvenir du passé, ains devoit seulement jetter ses yeux sur la vie future. Partant luy presenta au bas de l' escharfaut le Doyen de Preterbourgth Ministre pour la conseiller & consoler: mais elle tout aussi tost tourna visage d' un autre costé: priant ces Messieurs de ne la vouloir au peu de vie qui luy restoit, induëment importuner contre sa conscience, laquelle luy estoit un inexpugnable rempart encontre toutes leurs embusches: Et alors joignant les mains & levant les yeux au Ciel, fit plusieurs prieres à Dieu, tantost en François, tantost en Latin. En fin commanda à l' une de ses filles (cela estoit sur les neuf à dix heures du matin) de luy bander les yeux du mouchoir qu' elle avoit expressément dedié pour cet effect. Bandee, elle s' agenoüille, s' acoudoyant sur un billot, estimant devoir estre executee avecques une espee à la Françoise, mais le Bourreau assisté de ses satellites, luy fit mettre la teste sur ce billot, & la luy couppa avecques une doloire. Le jour mesme fut envoyé Henry Talbot fils du Comte de Scherosbery porter nouvelles à la Royne de tout ce qui s' estoit passé, lequel arriva le lendemain à Richemont où elle estoit. Ces nouvelles ne furent long temps celees. Car dés les trois heures de relevee, toutes les cloches de Londre commencerent de sonner, & furent faits feux de joye par toutes les ruës, & banquets publics en signe de resjouïssance.

Je ne leu jamais tant de rigueur (je ne diray cruauté) comme celle qui fut exercee contre cette Dame, ny de constance comme celle qui se trouva en elle: Rigueur, qu' une pauvre Royne affligee d' une prison de dix-neuf ans, eust esté exposee à mort par jugement d' une autre Royne, en laquelle selon le commun cours de nature devoit resider plus de misericorde. Et que pour la faire mourir tous les jours de mille morts, on luy eust prononcé sa sentence trois mois devant, la resserrant en une prison plus estroicte. Constance durant sa vie, & que pendant sa prison elle eust vescu avecques une liberté de sa conscience, en la Religion de ses pere & mere. Sçachant que si elle l' eust voulu tourner à gauche les prisons luy eussent esté ouvertes: Plus grande constance en sa mort, que l' execution de sa sentence luy ayant esté signifiee pour le lendemain, non seulement elle n' eut besoin de consolation des siens, au contraire les consola. Quoy faisant elle triompha non seulement de la mort, ains de la Royne mesme d' Angleterre, & ensevelit d' une mesme main, tous les bruicts sinistres dont les malvueillans s' estoient prevalus encontr'elle. De moy, comme nos pensees sont libres, je ne fais aucune doute, que tout ce qu' on mist en la bouche de cette Dame avant son decés ne soit veritable: Et pour cette cause voyant ces durs traittemens exercez sur elle, je croyois que le son de ces cloches seroit un tauxin, & les feux, un flambeau de guerre qui s' espandroit quelque jour par toute l' Angleterre: toutesfois le temps m' a depuis enseigné que j' estois un tres-mauvais faiseur d' Almanachs. Car, & elle, & eux ont eu l' accomplissement de leurs desirs: la Royne desiroit en mourant que les deux Royaumes fussent unis en la personne de son cher fils, apres le decez de la Royne d' Angleterre: Et les autres n' aspiroient qu' à un repos futur du Royaume, & asseurance de leurs vies en l' exercice libre de leur Religion. Tous deux leur sont advenus, & qui sans passion approfondira cette affaire, il cognoistra qu' ils ne pouvoient arriver ensemble que par cette mort.

6. 17. Sommaire de la vie de Pierre Abelard, & des amours de luy, & d' Heloïse.

Sommaire de la vie de Pierre Abelard, & des amours de luy, & d' Heloïse.

CHAPITRE XVII.

L' Université de Paris n' estoit encores formee, mais bien commençoit de poindre sous le regne de Louys le Jeune qui regna quarante trois ans depuis le decez du Roy Louys le Gros son pere. Ce temps là produisit plusieurs grands maistres qui en jetterent les premiers fondemens, & entre autres le Pierre Abelar (Abelard) auquel j' ay voüé ce chapitre. Jamais homme de sa qualité ne fut d' un esprit plus aigu & plus remuant aussi n' y eut-il jamais homme de sa qualité d' une fortune plus traversee, que luy. Jean de Mehun en fit un placard dedans son Roman de la Roze. Il est tombé entre mes mains un livre de ses Epistres manuscrit, & entre icelles y en a une, par laquelle il fait un discours general de sa vie à un sien amy, dont je vous veux faire part. Car il me semble que cette piece merite d' estre mise en œuvre, non seulement en consideration de luy, mais aussi parce que l' on peut recueillir en quel estat estoient lors les escoles de Paris.

Pierre Abelard nasquit au pays de Bretagne au village de Palais distant de Nantes de quatre lieuës, fils aisné de Beranger & Luce ses pere & mere, dont celuy-là apres avoir fait profession des armes se rendit Moine, & sa femme Nonnain voilee. Quelque temps apres leur fils par une autre devotion quitta à ses freres son droict d' ainesse pour s' adonner du tout aux lettres. Et sur ce propos vint à Paris, qui commençoit d' estre en credit pour les sciences. Il y avoit lors deux grands personnages qui enseignoient en la maison de l' Evesque, maistre Anseaume en la Theologie, & maistre Guillaume de Champenu, autrement Campelense en la Philosophie, qui avoit esté disciple de l'  autre. Je dis nommément en la maison de l' Evesque: Parce que comme j' ay deduit ailleurs elle fut l' un des premiers fondemens de nostre Université. Abelard arrivé à Paris voüa toutes ses pensees à Campelense: mais il ne l' eut pas long temps suivy, qu' il commença de le contredire en la pluspart de ses propositions. Acquerant par ce moyen grande reputation parmy les jeunes escoliers, mais mauvais nom en la bouche des anciens, qui blasonnoient en tous lieux son impudence. Au moyen dequoy il fut contraint de quitter la ville, & se venir camper à Corbeil, où il exerça quelque temps ses lectures, suivy d' une bonne troupe de jeunes garçons. Ce pendant Campelense se fait moine. Qui fut cause que Abelard retourne à Paris, où reprenant son ancienne route, il fait de rechef teste à son premier Maistre. Enquoy il gaigna tant de pied, que celuy auquel Campelense avoit resigné sa chaire, la luy ceda, & devint son auditeur. Chose qui appresta à ses ennemis nouveau sujet de l' affliger. De façon qu' il abandonna de rechef la ville, & se retira à Melun avecques une grande suitte de ses partissans. Campelense est esleu Evesque de Chaalons où il alla demeurer: retraitte qui donna occasion de retour à Abelard, mais ayant trouvé sa place prise par un autre, il se retira aux fauxbourgs, où il leut publiquement: & pour vous monstrer en quel estat la ville de Paris estoit lors. Extra civitatem (dit-il) in monte Sanctae Genovesae, Scholarum nostrarum castra posui, quasi eum obsessurus, qui nostrum occupaverat locum. Campelense adverty, rebrousse chemin, pour luy faire lever le siege. Nouvelles escarmouches d' une part & d' autre, l' un combattant d' authorité & ancienneté de son aage, & l' autre de subtilité, & d' une gaye jeunesse. Toutesfois il fut en fin contraint de quitter la partie, & de choisir autre party. Il se fait escolier d' Anseaume qui lisoit en Theologie, mais avec un vœu & ferme propos de le controoller comme l' autre. Tout ainsi qu' il ne pouvoit estre oiseux, aussi estoit-il naturellement noiseux: apres l' avoir quelque temps ouy, il s' instale en la chaire de Theologie, en laquelle il n' espargna aucunement son precepteur, estimé en cela de plusieurs, mais aussi s' exposant à la mesdisance des autres. Luy qui flattoit ses opinions, les appelloit calomniateurs. Anseaume eut deux grands escoliers, Alberic né de la ville de Rheims, & Lutulfe de Lombardie, qui se vangerent puis apres à poinct nommé d' Abelard, ainsi que je discourray en son lieu. Or voyez je vous supplie comme Dieu se voulut mocquer de ce grand Philosophe, & Theologien. Il enseignoit la Theologie avecques un grand theatre, & applaudissement d' escoliers, dont il s' orgueillit de façon, qu' il ne pensoit avoir son pareil au monde: Ce que luy mesme recognoist franchement parlant de soy. Comme il lisoit en l' Evesché, un Chanoine nommé Foulbert, qui avoit chez soy une sienne niepce fort bien nourrie en la langue Latine, le prie de luy vouloir donner tous les jours une heure de leçon. Ce qu' il accepta volontiers: apres avoir quelque temps continué ce mestier, amour se mit de la partie entre eux. En quoy les choses arriverent à tel poinct qu' il engrossa Heloïse (tel estoit son nom) & l' ayant nuitamment enlevee de la maison de son oncle, il l' envoya en Bretagne chez une sienne sœur, où elle accoucha d' un fils qui fut nommé Astralabre. Abelard voyant l' oncle infiniment courroucé se presente, le suppliant de luy vouloir pardonner cette faute, laquelle il repareroit par un futur mariage, à la charge toutesfois qu' il ne viendroit a la cognoissance du peuple. Ce que le Chanoine prit en payement, luy promettant le mesme silence qu' il desiroit de luy. Suivant cet arresté fait entr'eux, Abelard va trouver la mieux aimee, en deliberation expresse de la ramener à Paris pour l' espouser, mais elle d' un esprit plus solide que luy, n' y vouloit aucunement entendre, pour une infinité de raisons fondees sur le danger qu' elle prevoyoit nonobstant quelque promesse de son oncle. Joinct que le mariage estant descouvert, ce seroit la closture, & de ses leçons, & de sa fortune. Je ne vous representeray toutes les raisons dont elle le voulut gaigner, bien vous diray-je que je ne leu jamais en Orateur tant de belles paroles & sentences persuasives pour parvenir à son intention que celles qu' elle y apporta: Nonobstant lesquelles Abelard se fit croire, & estant de retour à Paris l' espousa en la presence de l' oncle, & de quelques siens amis, sous la promesse qu' ils ne divulgueroient le mariage. Toutesfois il ne fut si tost consommé en face de saincte Eglise, qu' ils le trompeterent par la ville, pour couvrir

la honte & pudeur de la fille. Mais elle par une amitié extreme qu' elle portoit à son espoux, voyant combien le titre de mariage desarroyeroit les affaires, le denyoit fort & ferme. Qui aigrit tellement son oncle, qu' il exerça plusieurs grandes rigueurs & indignitez contr'elle. Au moyen dequoy pour l' en garentir de tout point fut entr'eux pris un nouveau conseil. Il y avoit un Monastere de Nonnains au Bourg d' Argentueil, auquel Heloïse avoit pris sa premiere nourriture, il fut advisé qu' elle y retourneroit, & prendroit tous les habits de Religieuse, horsmis le voile. Quoy faisans ils se promettoient bannir d' eux toutes les opinions qui couroient de leur mariage, sous esperance toutesfois d' en reprendre les premiers arrhemens quand les occasions se presenteroient. Ainsi qu' ils le projetterent, fut-il executé. Mais le Chanoine estimant recevoir par ce nouveau conseil, nouvelle escorne delibera de s' en venger à outrance. Et pour y parvenir corrompt un valet d' Abelard, qui luy ouvre de nuict la porte de sa chambre, comme il dormoit, estant de cette façon entré luy fait couper la partie par laquelle il avoit peché. Cela fait il s' enfuit. Mais la justice non endormie en fit prompte punition, car le serviteur d' Abelard & celuy du Chanoine perdirent, & les yeux, & les genitoires. Abelard est vislté par une grande procession de gens, & par special de ses escoliers qui en firent les hauts cris. Mais luy plus combatu dedans son ame de la honte, que de sa playe exterieure, s' avisa d' un nouveau conseil. Il avoit auparavant fait prendre l' habit de Nonnain à sa femme, sans faire le vœu, en attendant, comme j' ay dit, que la commodité de ses affaires portast pleine ouverture de leur mariage: mais se voyant frustré de cette esperance, il estima qu' il falloit tout à fait franchir le pas. Et pour cette cause se rendit Moine profez en l' Abbaye de S. Denis, & Heloïse Religieuse voilee au Prioré d' Argentueil: où pour sa suffisance elle fut quelques ans apres esleuë Prieure. Mais sur tout la confusion de ce grand personnage merite d' estre icy inseree. In tam misera contritione positum confusio (fateor) pudoris potius, quàm devotio conversionis, ad monasticorum latibula claustrorum compulit. Ainsi en prend-il à plusieurs qui se rendent Moines, ou par despit, ou par desespoir. Nonobstant ce nouveau changement de vie il fut prié par quelques uns de ses disciples de vouloir continuer ses leçons. A quoy il condescendit, & se retirant en un arrierecoin du Monastere, lisoit tantost en Philosophie, tantost en Theologie, ayant un grand auditoire. Toutesfois par ce que de sa vie on peut recueillir des anciens instituts de nostre Université de Paris, voicy, qu' il dit sur cet article. Cum autem in divina scriptura non minorem mihi gratiam, quam in seculari, Dominus contulisse videretur, coeperunt admodum ex utraque lectione Scolae nostrae multiplicari, & caeterae omnes vehementer attenuari. Unde maxime Magistrorum invidiam atque odium mihi concitavi. Qui in omnibus quae poterant mihi derogantes, duo praecipue absenti mihi semper obijciebant. Quod scilicet proposito monachi valde sit contrarium, secularium librorum studio detineri. Et quod sine magistro ad magisterium divinae lectionis accedere praesumpsißem: ut sic inde omne mihi doctrinae scholaris exercitium interdiceretur. Passage dont vous pouvez voir que desja on commençoit à mettre distinction entre les lectures qui se faisoient par les Seculiers, & les Reguliers, & que pareillement avant que d' estre receu à lire en Theologie, il falloit avoir esté receu par un Superieur, & passé par quelque degré. Qui sont deux particularitez, que j' objectay aux Jesuites au plaidoyé que je fis contr' eux pour l' Université de Paris: de vouloir lire les lettres humaines, & la Philosophie à tous venans: & encores d' enseigner la Theologie, sans en avoir suby l' examen ainsi qu' on avoit accoustumé de faire. Que si j' eusse eu lors ce passage en main, il m' eust grandement servy. Je vous cotte icy ce passage encores que j' en face cy apres mon profit au premier chapitre du sixiesme livre.

Mais pour reprendre le fil de cette presente histoire, Abelard se voyant suivy de plusieurs escoliers, commença de semer une opinion tres-meschante & tres-erronee. Car il composa un livre de la Trinité, laquelle il vouloit prouver par raisons humaines, soustenant qu' on ne devoit croire une chose, dont on ne pouvoit rendre raison. Qui estoit en bon langage destruire le fondement general de nostre foy. Nihil posse credi, disoit il, nisi primitus intellectum, & ridiculosum esse aliquem praedicare alijs, quod nec ipse, nec illi quos doceret intellectu capere possent. Domino ipso arguente quod caeci eßent ductores caecorum. Comme ordinairement toutes nouveautez plaisent, aussi ne despleut ce livre aux ames foibles. Toutesfois il fut condamné par un Concil tenu en la ville de Soissons. Le tout à la poursuitte d' Alberic & Lutulfe disciples d' Anseaulme, & mesmes fut ordonné que le livre seroit publiquement jetté dans le feu par Abelard, & luy confiné en l' Abbaye de sainct Medard, comme en prison clause. Auquel luy nonobstant cette condamnation il fut receu d' un bon accueil, tant il avoit de grandes parties qui attrayoient à soy uns & autres. Il n' est pas que quelques Cardinaux & Evesques de Rome ne l' excusassent, dont nostre grand S. Bernard se plaignoit fort aigrement en ses 190. 191. & 194. Epistres. Les choses toutesfois se passerent de telle sorte qu' apres avoir faict quelque sejour à S. Medard, l' Evesque de Preneste Legat en France le renvoya en son monastere: où il ne fut pas si tost arrivé qu' il appresta sujet de nouvelle querelle, qui merite d' estre tout au long recitee, comme appartenant aucunement à l' ancienneté de nostre France. Nous tenons de main en main que le chef de S. Denis est le chef de Denis l' Areopagite. Et de fait de Luc dedans son recueil des arrests recite, que comme les Doyen, Chanoines, & Chapitre de Paris pretendissent que chez eux reposoit le chef de l' Areopagite, soustenu le contraire par les Religieux, Abbé, & convent, de S. Denis: Pour les accorder il fut dit par arrest du Parlement de Paris, que le chef de l' Areopagite reposoit en l' Eglise de S. Denis: & celuy du Corinthien, en l' Eglise de Paris. Advint qu' Abelard expliquant un passage de Beda sur les Actes des Apostres, où il soustient que S. Denis fut plustost Evesque de Corinthe que d' Athenes, les Religieux commencerent de luy en faire la guerre, comme introduisant une nouvelle heresie en leur Eglise: & que Beda soustenant cette opinion estoit un vray imposteur. Aimans mieux croire Huldouïn leur Abbé, qui de propos deliberé avoit voyagé jusques en la Grece, pour s' en esclaircir, & ayant trouvé le contraire en avoit fait un livre expres. Surquoy Abelard interrogé auquel des deux il vouloit adjouster plus de foy, respondit que c' estoit au venerable Beda, tant honoré par nostre Eglise. Adoncques les Religieux d' une commune voix s' escrient, qu' il estoit un heretique qui perdoit non seulement l' honneur de leur Abbaye, ains de toute la France, revoquant en doute que le chef de S. Denis l' Areopagite fust en leur Eglise. Abelard leur ayant repliqué que celuy estoit chose indifferente que ce fust l' Areopagite, ou le Corinthien, moyennant que S. Denis eust esté exposé au martyre pour le nom de nostre Sauveur Jesus Christ, les Religieux en firent plainte à leur Abbé. Lequel le fait appeller en plain Chapitre, où il le bafouë avec plusieurs paroles d' aigreur, & luy denonce qu' il en advertiroit le Roy, a fin qu' il fust chastié, non comme estoit l' ordinaire des autres Religieux malgisans, ains d' une punition exemplaire, comme perturbateur de l' honneur general de la France. Sur cette menace, Abelard craignant l' indignation du Roy, & de son Abbé tout ensemble, se retire vers Thibault Comte de Champagne, se mettant sous sa protection en un Prioré de Troyes. Et quelque peu apres fait prier son Abbé de luy vouloir pardonner sa faute, & permettre de se retirer en tout Monastere, autre que celuy de S. Denis, pour les rancunes & inimitiez que les Religieux avoient contre luy conceuës. Ce qu' il ne peut obtenir, au contraire luy commanda de retourner promptement sur peine d' excommunication. Sur ces entre-faites l' Abbé meurt, & apres son decez, l' Evesque de Meaux fait pareille requeste pour Abelard envers le nouveau successeur, mais il le trouva plus roide que l' autre. Au moyen dequoy il fut contraint d' avoir recours au Roy, qui luy permit de demeurer en tel lieu solitaire qu' il voudroit, à la charge de se recognoistre tousjours Religieux de S. Denis. 

De cette permission vint la premiere fondation de l' Abbaye du Paraclit de Nogent sur Seine. Car luy ayans esté pres de ce lieu quelques terres aumosnees, il y bastit du commencement un petit Oratoire (si ainsi voulez que je le die) de bouë & crachard: en deliberation d' y mener une vie solitaire, avec un petit clergeau, qui l' aidoit à faire le service divin: pour s' affranchir par ce moyen des rancunes & inimitiez que les anciens luy portoient. Toutesfois ses escoliers advertis de sa nouvelle demeure, quitterent les leur, pour se venir habituer pres de luy, & deslors sur le modelle de son Oratoire, s' accommoderent de petites cellules, & à son imitation, pro delicatis cibis (porte le texte de l' Epistre dont j' ay extraict ceste histoire) herbis agrestibus, & pane cibario victitare, & pro mollibus stratis, culmum & stramen comparare, & pro mensis glebas erigere coeperunt, ut vere priores Philosophos imitari crederes. Admirable devotion de jeunesse envers son Maistre & precepteur. Vray que le nombre croissant peu à peu, aussi commencerent-ils d' accroistre, & l' Oratoire, & leurs Cellules, & le bastir de meilleurs estoffes, & par mesme moyen de changer l' austerité de leur vie en une plus douce. Administrant viures & vestemens à celuy qui leur faisoit leçon tous les jours. En tout cela il n' y alloit rien que de la pieté de sa part. Mais comme il ne pouvoit desmordre ses opinions, aussi se ressouvenant de son livre de la Trinité, qui avoit esté condamné à Soissons, il en voulut renouveller la memoire par son Oratoire, qu' il fit appeler Trinité, paraventure non tant par devotion, que vengeance contre ses Juges. Mais depuis recognoissant que ce lieu avoit esté le premier respit de sa consolation il le fit nommer Paraclet: c' est ce qu' il dit dans sa lettre. Quia ibi profugus, ac iam desperatus, divinae gratia consolationis aliquantulum respirassem, in memoriam huius beneficij, ipsum Paracletum nominavi. Nom particulierement attribué en nostre Eglise au benoist S. Esprit. L' ignorance du commun peuple le nomma Paraclit. Comme aussi ay-je veu qu' en mes jeunes ans dedans les Eglises, on appelloit le S. Esprit, Spiritum Paraclytum, non Paracletum, deux mots du tout contraires, car l' un signifie flateur, & l' autre consolateur. Mesmes peu apres que je vins au Palais, un Maistre Jean Sabelat Chanoine de Chartre, homme nourry aux bonnes lettres, prononçant en la celebration de sa Messe, le Paraclet, & non Paraclit, il en fut suspendu à divinis, par l' Evesque, dont il en appella comme d' abus, & pour le soustenement de sa cause fit un tres-docte manifeste, que j' eus en ma possession quelque temps: & depuis fut la cause accordee entr'eux par quelques amis de l' Evesque, a fin qu' il ne servist de risee au peuple. Je dy cecy en passant pour monstrer quelle tyrannie exerce sur nous le commun usage.

Abelard ayant donné à son Oratoire tiltre & qualité du Paraclet, aussi tost encourut-il la mal-veillance de nos Evesques & Prelats, lesquels luy improperoient que c' estoit une nouveauté qu' il introduisoit en nostre Religion. Car combien disoient-ils que toutes Eglises sous les noms d' uns & autres Saincts & Sainctes, fussent generalement basties en l' honneur de Dieu, toutes-fois on n' en voyoit une seule qui portast particulierement le nom de Dieu le pere, Dieu le Fils, & S. Esprit: On le presche, on le deschire en toutes les chaires, de telle façon qu' il desplaisoit à tous Seigneurs tant Ecclesiastics que Seculiers. Chose qui le fit entrer en telle desplaisance de soy, qu' il luy prit envie d' aller demeurer en Turquie, où il se promettoit qu' en payant tribut, il luy seroit loisible d' exercer sa Religion en liberté de conscience. Quos tanto magis (dit-il) propitios me habituros credebam, quanto me minus Christianum ex imposito mihi crimine suspicarentur, & ob hoc facilius me ad Sectam suam inclinari crederent. C' estoit une mal-heureuse ressource d' une ame desesperee.

Estant en ces termes de desespoir, une Abbaye de la basse Bretagne sous le nom de S. Gildaise vient à vacquer, où il fut du consentement du Comte de Bretagne (ainsi le qualifie-il) esleu Abbé. Voila le commencement d' une autre fortune qui sembloit luy vouloir rire. Mais comme il estoit né sous une planette traversiere, encores en sentit-il lors les effects. Car comme il trouva les Moines fort desbordez en mœurs, & le revenu occupé par un Gentil-homme voisin: ce nouvel Abbé voulant remettre les choses en leur ancien train, ne voyoit que cousteaux pancher sur sa teste de tous les costez: & commença de regretter son ancienne vie.

Comme ces choses se manioient de cette façon en la Bretagne, Sugger Abbé de sainct Denis chasse toutes les Nonnains d' Argentueil pour leur desbauche, & y transporte une nouvelle peuplade de Moines de son Abbaye. Heloïse en estoit Prieure, ce mal-heur luy fut cause d' un tres-grand heur. Car Abelard de ce adverty (qui nourrissoit tousjours en son ame l' amitié qu' il luy avoit voüée) retourne à son Oratoire du Paraclit, (ainsi sera-il par moy appellé selon la commune parole du peuple, ores qu' il le convint nommer Paraclet) duquel il luy fait present, & aux Religieuses qui estoient à sa suite. Donation qu' il fit emologuer par l' Evesque de Troyes, & encores en Cour de Rome par le Pape Innocent. Et deslors par son opiniastreté il gaigna le dessus de tous. D' autant que le nom du Paraclit demeura à cette Eglise, qui s' est perpetué sans scandale jusques à huy, & y fut establie une Abbaye de Nonnains, dont Heloïse fut la premiere Abbesse, laquelle y vesquit avec telle austerité, que les Evesques la tenoient pour leur fille, les Abbez pour leur sœur, & les hommes laiz pour leur mere. N' estant veuë ny visitee d' aucuns, qui la rendit tant recommandee qu' en moins de cinq ou six ans ce Monastere creut en grands biens, par les aumosnes qui luy furent faites par les gens de bien. Abelard mourant, par son testament ordonna d' estre inhumé dans ce Monastere dont il estoit fondateur, où pareillement les cendres d' Heloïse reposent, & lors il s' estoit faict par un nouveau privilege Religieux de Clugny. Son Epitaphe est de dix vers, duquel je vous feray part seulement de deux.

Ille sciens quicquid fuit ulli scibile, vicit

Artifices, artes, absque docente, docens.

L' Autheur de cet Epitaphe vouloit dire qu' Abelard avoit le rond & accomplissement de toutes sciences, mesmes qu' en tout ce où il reluisoit, il avoit esté son precepteur & disciple ensemble. Mais luy qui n' avoit que trop bonne opinion de soy, se vantoit qu' il n' y avoit passage si obscur, qu' il ne peust fort aisément deschifrer. Dont Accurse se mocquant en la Loy Quinque. Finium regund. C. disoit. Petrus Abellardus qui se iactavit quod ex qualibet, quantumcunque difficili littera traheret aliquem intellectum, hic dixit, Nescio. Remarque qu' il m' a semblé ne devoir estre oubliee.

Or tout ainsi que la fortune de ce personnage se rendit admirable pour les diverses secousses qu' il receut se trouvant tantost au dessus du vent, tantost au dessous, aussi suis-je bien empesché de sçavoir quel jugement de bien ou de mal je dois faire sur son Heloïse. Car combien qu' elle se fust grandement oubliee de son honneur avecques luy, toutes-fois je me fais presque accroire que ce ne fut point tant par une passion desreiglee, que pour les bonnes & signalees parties d' esprit qui estoient en Abelard. Et qui me fait entrer en ce jugement, c' est quand elle quitta son espoux, pour espouser une autre vie, aux yeux de toute la France, auparavant l' infortune de luy. J' ay veu une lettre qu' elle luy escrivit en Latin, apres qu' il se fut fait Moine, c' est à dire lors qu' elle se voyoit du tout forbannie de l' esperance de leurs attouchemens mutuels, & neantmoins vous la verrez autant passionnee comme au plus chaud de leurs amours. Le dessus de la lettre est tel. Domino suo, imò patri, coniugi suo, imo fratri, ancilla sua, imò filia, ipsius uxor, imò soror, Abelardo, Heloysa. Là elle dit avoir leu tout au long la lettre par luy escrite à un sien amy, dans laquelle il faisoit un ample discours de toute sa vie & de ses malheurs. Pour à quoy respondre, elle proteste que tout ce qu' elle avoit fait avecques luy n' estoit pour contenter sa volonté, ou volupté, ains celle seulement d' Abelard: Et que combien que le nom d' espouse fust sans comparaison plus digne, toutes-fois pour ne faire bresche à la dignité de luy: Cultius mihi fuit amicae vocabulum, aut, si non indignere, concubinae, vel scorti: A fin que plus je m' humiliois devant toy, plus je te fusse agreable. Et finalement elle adjouste que quand l' Empereur Auguste reviendroit au monde pour la vouloir espouser, elle aimeroit mieux estre reputee la garce de ce grand Abelard, qu' Imperatrice de ce grand Univers: & conclud en ces mots, qui me semblent tres-beaux: Non rei effectus, sed efficientis affectus in crimine est: nec quae fiunt, sed quo animo fiunt, aequitas pensat. Voila une resolution d' amour paradoxe. Car lors qu' elle escrivit cette lettre, les Monasteres où l' un & l' autre s' estoient voüez, & l' infortune d' Abelard cognuë à tous, la garantissoient de toute opinion d' impudicité, toutes-fois passant par dessus toutes les hypocrisies que les femmes ont accoustumé d' apporter en telles affaires, elle recognoist franchement n' avoir autre Idee en soy, que celle qui despendoit de celuy qu' elle avoit tant aimé, & honoré.

Pour conclusion philosophant sur les deportemens de l' un & de l' autre, je cognois Abelard avoir esté d' un esprit fort universel, & pour cette cause l' un des premiers de son siecle en toutes sortes de bonnes lettres: Mais au milieu de son sçavoir, je le trouve avoir fait un traict de folie admirable, quand il suborna d' amour Heloïse son escoliere, abisme de la fortune en laquelle il estoit esleué: Et au contraire Heloïse dedans sa folie avoit esté extremement sage, quand mettant sous pied le nom de mariage (voile de sa lubricité) elle se rangea avecques les Religieues voilees avecques le froc, sans le vœu, premiere ressource de son honneur, dont à la longue sourdit le comble de son bon-heur: Ayant esté non seulement premiere Abbesse du Paraclit, mais Abbesse d' une saincte & religieuse vie.